Introduction

Dans les années 1960, alors que la pensée autrichienne connaît une « traversée du désert » 336 , Kirzner entreprend de construire une théorie de l’activité entrepreneuriale en se fondant sur l’apport de Mises et Hayek concernant le processus de marché. Il souhaite ainsi mettre un terme à ce qu’il considère être une erreur d’interprétation, qui aurait été commise au départ par les économistes auxquels Hayek et Mises étaient opposés au cours du débat sur la possibilité d’un calcul économique rationnel dans une économie socialiste. Pour Kirzner (1979, p. 17), Hayek et de Mises furent ‘« les seules voix à s’élever en protestation durant les décennies où la préoccupation exclusive était l’équilibre »’ 337 .

Kirzner établi ainsi sa propre position concernant le processus de marché et l’entrepreneur. Il souhaite en effet fonder une approche distincte de l’approche néoclassique en substituant le principe de processus de marché à celui d’état d’« équilibre » 338 et surtout introduire l’activité entrepreneuriale au sein de ce processus. La théorie de Kirzner se distingue de la théorie néoclassique en ce qu’elle s’intéresse non pas à la relation entre les prix et les quantités qui caractérisent un équilibre, mais à la manière dont il est possible de parvenir à un tel équilibre. Pour Kirzner (1973, p. 6), il est nécessaire de s’interroger sur ‘« la manière dont les décisions des participants individuels interagissent pour générer les forces du marché qui impliquent les changements dans les prix, le produit, les méthodes de production et l’allocation des ressources »’.

Parallèlement, l’originalité de Kirzner par rapport aux « néo-autrichiens » réside dans sa volonté de réhabiliter l’entrepreneur et de faire de celui-ci la force motrice du processus de marché. Aussi ouvre-t-il la préface de son premier ouvrage majeur, Competition and entrepreneuship, en écrivant (1973, pp. IX-X) : ‘« ces dernières années ont été le témoin d’un regain d’intérêt pour les aspects microéconomiques des systèmes économiques. La théorie des prix s’est encore une fois révélée au cœur de l’analyse économique. Cependant, la théorie des prix contemporaine a continué dans l’ensemble à être présentée au travers de la structure de l’équilibre. Ceci a non seulement détourné l’attention du processus de marché au profit du cadre de l’équilibre, mais a conduit à la quasi-exclusion du rôle de l’entrepreneur de la théorie économique »’.

Le mécontentement affirmé ici quant au traitement réservé à l’entrepreneur dans la théorie économique traditionnelle ne doit pas toutefois laisser croire que Kirzner rejette complètement l’analyse néoclassique. Au contraire, celui-ci exprime le souhait d’intégrer à terme sa propre perspective à l’analyse néoclassique. Aussi se déclare-t-il en désaccord avec la position défendue par Shackle (1972) et Lachmann (1986) que nous aurons l’occasion d’examiner dans le chapitre suivant. Pour ceux-ci en effet, la prise en compte de l’activité entrepreneuriale et plus particulièrement de sa dimension spéculative, doit nécessairement conduire à rejeter toute référence à l’équilibre même comme tendance 339 . Ici réside la « troisième voie » ou « voie médiane » kirznerienne (1985, p. 7) : « cette perspective de la « vigilance » du comportement entrepreneurial représente une « voie médiane » entre deux manières alternatives (« extrêmes ») de traiter de tels comportements qui ont été discutées dans la littérature contemporaine ». Ces deux conceptions du fonctionnement du marché et du rôle de l’entrepreneur ne sont autres que la perspective néoclassique et la perspective du « subjectivisme radical » 340 . La « vision néoclassique » qui est la cible des critiques de Kirzner n’est autre que celle développée par T. W. Schultz 341 . Pour Kirzner (1985, p. 7), cette théorie considère ‘« l’entrepreneur comme répondant de manière systématique et non conflictuelle aux conditions du marché et le profit entrepreneurial pur comme la récompense correspondante que ces conditions de marché nécessitent et rendent possible »’. La seconde vision, représentée par les travaux de Shackle et Lachmann, voit ‘« l’entreprenariat non plus comme la réponse à des conditions marchandes extérieures, mais comme l’injection de manière indépendante et spontanée de nouveaux éléments dans ces conditions, de telle façon qu’il ne puisse être possible de prédire ou de déterminer ceux-ci à partir de circonstances existantes » ’ainsi que l’écrit Kirzner (1985, p. 8).

Nous montrerons dans ce chapitre que la manière dont Kirzner définit l’entrepreneur et l’intègre au sein du processus de marché a évolué, même si la volonté de fonder une « voie médiane » reste présente dans l’ensemble de son œuvre. Nous distinguerons ainsi deux périodes dans la pensée de Kirzner. Si traditionnellement la périodicité de ces phases n’est pas sujet à débat, la question de savoir s’il existe une rupture ou une simple extension, comme le soutient l’auteur lui-même, n’a toujours pas été tranchée. Le point d’inflexion de cette évolution est un article daté de 1981, mais publié en 1982 et intitulé ‘« Uncertainty, discovery, and human action : a study of the entrepreneurial profile in the misesian system »’ 342 . Dans cet article, Kirzner répond aux critiques 343 qui lui ont été adressées suite à ses premiers écrits (1973 et 1979) concernant la définition et la place accordée à l’incertitude dans l’exercice de la fonction entrepreneuriale. Kirzner affirme dans une interview accordée à S. Boehm (1992), que si son ouvrage de 1973 avait pour but de faire connaître l’essentiel des travaux et des apports de Mises et d’Hayek, il ne s’attendait pas à ce que s’ouvrent de nouveaux développements et perspectives pour la pensée autrichienne tels qu’ils se produisirent 344 . Aussi, ne s’était-il pas intéressé à l’époque de ses premiers travaux à la question de l’incertitude, souhaitant simplement mettre en avant le caractère arbitragiste de l’entrepreneur. Il écrit ainsi : ‘« c’est dans les écrits du professeur Mises que l’on trouve, exprimé de manière concise, en quelques pages, la plupart des idées à partir desquelles j’ai développé de manière plutôt chaotique et digressive [excursive] ma propre discussion du rôle de l’entrepreneur »’ (1973, pp. 84-85). Kirzner n’entend toutefois pas nier le rôle que joue l’incertitude sur la fonction entrepreneuriale. Jusqu’à la parution de cet article en 1982, le phénomène de l’incertitude n’était considéré par Kirzner que comme un cadre d’analyse n’ayant pas d’influence directe sur la forme de l’action entrepreneuriale.

Nous verrons dans une seconde section la manière dont Kirzner a tenté d’intégrer l’incertitude à son analyse de l’action entrepreneuriale. Nous serons ainsi amenés dans ce chapitre à proposer une analyse chronologique qui nous permettra de nous interroger sur la manière dont l’auteur répond aux critiques qui lui furent adressées après la publication de ses deux premiers ouvrages (1973 et 1979). Dès lors, la question qui nous occupe est donc de savoir si le traitement de l’incertitude dans la seconde partie de l’œuvre de Kirzner, est cohérent avec la théorie de l’entrepreneur arbitragiste. Autrement dit, n’y a-t-il pas de contradiction entre l’approche développée dans les années 1960-1970 et l’analyse des formes entrepreneuriales produites à partir des années 1980 ? Nous cherchons donc à tester l’hypothèse d’une extension de la perspective kirznerienne. Nous exposerons ainsi dans une première section à exposer la théorie de l’entrepreneur « pur » développée dans ses premiers écrits et les critiques que celle-ci a pu susciter. Puis, nous verrons dans une seconde section que la solution proposée par Kirzner pour intégrer le phénomène de l’incertitude le conduit à distinguer une analyse en courte période où, en l’absence d’incertitude, la théorie de l’entrepreneur « pur » s’applique et une analyse en longue période où la reconnaissance de l’incertitude l’amène à prendre en compte les diverses formes de l’activité entrepreneuriale. Nous montrerons dès lors que bien que l’analyse de l’entrepreneur soit enrichie par la prise en compte de l’incertitude, celle-ci reste contrainte par l’hypothèse de l’existence d’une tendance empirique à la coordination des actions des individus, c’est-à-dire une tendance à l’équilibre.

Notes
336.

Kirzner est ainsi considéré par K. Vaughn (1994, p. 101) comme l’un des artisans du « renouveau de la tradition autrichienne ».

337.

Kirzner (1997, p. 61) fait ici explicitement référence à la théorie microéconomique fondée sur l’analyse de l’équilibre général walrasien tel que repris par K. Arrow et G. Debreu et qu’il désigne comme la théorie néoclassique ou standard. La perspective néoclassique est par ailleurs (1973, p. 32 ; 1979, p. 5 et 1992, pp. 125-130) explicitement identifiée à la conception robbinsienne de l’action humaine.

338.

Il nous faut ici annoncer que l’« équilibre » correspond selon Kirzner (1973, pp. 4-5) à une situation où le résultat des activités des différents participants au marché peut être décrit comme « une structure [pattern] de décisions qui sont mutuellement compatibles [consistent], si bien que toutes les activités planifiées puissent être menées à bien sans incidents ». Autrement dit, nous retrouvons ici une définition hayekienne particulière de l’équilibre selon laquelle l’équilibre correspond à une situation où toutes les actions individuelles sont parfaitement coordonnées. Nous renvoyons le lecteur à l’analyse du concept d’équilibre chez Hayek commentée dans la partie 2, chapitre 2, 1.2.1. « Connaissances dispersées et théorie de l’esprit humain » et surtout à l’article de R. Arena (1999) où l’auteur revient sur l’évolution de la définition de l’équilibre chez Hayek. Notons enfin que la définition de l’équilibre chez Kirzner a une connotation paretienne dans la mesure où l’équilibre vers lequel tend le processus de marché est défini comme un point final et donc absolu. Il paraît donc légitime de qualifier cet équilibre d’optimal au sens de Pareto puisque aucun état ne lui est supérieur en terme de coordination individuelle. Kirzner (1998, p. 144) lui-même reconnaît d’ailleurs que l’« état de parfaite coordination est, bien sûr, optimale au sens de Pareto [Pareto-optimal] ». Il considère toutefois que le critère de coordination qu’il utilise diffère du critère de l’optimum paretien dans la mesure où celui-ci présuppose « un engagement moral » dont sa propre définition de l’équilibre est dépourvue (Kirzner 1998, p. 145). Nous renvoyons le lecteur à l’article de Kirzner (1998, pp. 144-145) intitulé « Coordination et optimalité au sens de Pareto [Pareto-optimality] » pour plus de détails.

339.

Il s’agit de ce que les commentateurs autrichiens dénomme « le problème de Lachmann ». Voir par exemple F. Sautet (2000). C’est d’ailleurs là que réside la principale opposition entre les deux tendances de la tradition autrichienne contemporaine.

340.

Le « subjectivisme radical » renvoie au fait que, pour Lachmann, tous les aspects de l’action des hommes sont le produit de leur esprit créatif. Autrement dit, tout phénomène et toute action doivent être interprétés. Pour une analyse plus détaillée de ce que suppose et permet le subjectivisme « radical » de Lachmann nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage en l’honneur de Lachmann édité par R. Koppl et G. Mongiovi (1998).

341.

Kirzner fait ici référence à l’article de T. W. Schultz paru dans le Journal of Economic Literature en 1975 sous le titre « The value of the ability to deal with desequilibria ». Deux thèmes récurrents traversent son œuvre : la modification de la structure incitative et la prise en compte du changement et de l’incertitude. Il n’est donc pas étonnant que Kirzner s’intéresse à ses travaux. Notons cependant que T. W. Schultz s’occupait au départ d’économie agricole avant de s’intéresser à la théorie du capital humain et la question de l’éducation s’inspirant de A. Marshall, F. Knight ou I. Fisher. Il s’est en outre penché sur l’analyse du progrès économique. Il a ainsi montré qu’une telle analyse passe par l’analyse du déséquilibre et la question des comportements innovants.

342.

Notons que bien que cet article fut publié en 1982, Kirzner l’ayant écrit en 1981, celui-ci note parfois cet article sous la référence Kirzner (1981). Il s’agit cependant du même article, Kirzner (1982). Ce point est important dans la mesure où il considère que cet article répond aux critiques qui lui furent adressées après la publication de ses premiers ouvrages concernant l’activité entrepreneuriale.

343.

Nous faisons référence ici aux travaux suivant au sein de la tradition autrichienne contemporaine : R. Garrison (1982), H. Hazlitt (1974), J. High (1980 et 1982), M. Rothbard (1985) et L. White (1976) auxquels Kirzner entend explicitement répondre dans son article.

344.

La publication de Competition and Entrepreneurship, coïncide avec le retour en force des idées autrichiennes. K. Vaughn (1994, pp. 103-104) note ainsi que dès 1969, J. Buchanan soulignait la victoire des autrichiens au sein du débat sur le calcul économique socialiste, Shackle, élève d’Hayek à la London School of Economics et admirateur de J. M. Keynes publiait nombre d’articles et d’ouvrages dont le plus connu est peut-être Epistemics and Economics, mettant l’accent sur le rôle des anticipations et de l’incertitude. J. Hicks édite en 1973 un ouvrage sur la pensée de Menger, Carl Menger and the Austrian School of Economics et s’intéresse aux liens entre le temps et le capital dans une perspective explicitement autrichienne, s’appuyant ainsi explicitement sur les travaux de Böhm-Bawerk et d’Hayek. Enfin, phénomène symbolique de cette période de renouveau selon K. Vaughn (1994, p. 103), Hayek reçoit en 1974, conjointement avec G. Myrdal, le prix Nobel d’économie.