1.1.1. La vigilance entrepreneuriale

La théorie de Kirzner se fonde explicitement sur la théorie de l’action humaine et sur la définition de l’entrepreneur exposées par Mises. L’activité entrepreneuriale est ainsi introduite, comme un type de comportement particulier. Kirzner se refuse en effet à considérer que toute action humaine se résume à un calcul d’optimisation [economizing].Pour lui, l’entrepreneur se caractérise par un type de comportement différent de la maximisation des plaisirs et des peines ou de la simple allocation de ressources rares entre des fins concurrentes. Il refuse ainsi explicitement la définition donnée par Robbins 346 de l’action économique comme l’« allocation de moyens rares entre des fins concurrentes [competing ends] » (Kirzner 1973, p. 32). Les fins et les moyens étant considérés comme donnés, un équilibre optimal entre les différentes actions des individus est obtenu tel que ne puisse être améliorée la situation d’aucun individu sans que celle d’au moins un autre ne soit compromise. Or, cette analyse du marché est incomplète. Kirzner (1973 p. 31) considère qu’« il existe dans toute action humaine un élément qui, bien que crucial pour l’activité d’économie en général, ne peut être analysé en termes d’économies [economizing], de maximisation ou selon un critère d’efficience. J’appellerai cet élément (…) élément entrepreneurial ». Dès lors, il « serait extrêmement utile de faire valoir la notion misesienne plus large de l’action humaine » dans la mesure où celui-ci « ne confine pas le preneur de décision (ou l’analyse économique de ses décisions) à une structure de fins et de moyens donnés » comme l’écrit Kirzner (1973, p. 33).

L’action humaine, pour Kirzner (1973, p. 33) comme pour Mises, ne doit pas être considérée comme un « calcul mécanique de la solution à un problème de maximisation implicite à la configuration des moyens et des fins donnés ». Les fins ne doivent pas être considérées comme données au moment du choix. Le choix ne se résume alors plus à un simple calcul, mais comprend « la perception même de la structure moyens-fins » 347 comme le souligne Kirzner (1973, p. 33). L’action humaine comprend ainsi deux dimensions diamétralement opposées : un « élément entrepreneurial » qui est « actif, créatif et humain » 348 et un calcul économique tel que le définit Robbins et qui est « passif, automatique et mécanique » (1973, p. 35).

Plus, exactement, Kirzner (1973, p. 40, n. 7) souligne que, pour prendre sa décision, l’individu doit s’intéresser aux « opportunités non encore découvertes » : il doit être « vigilant » [alert]. Toute action humaine est dirigée vers un but, aussi l’auteur, reprenant l’expression de Mises, parle de « purposeful human action ». Il va cependant plus loin que Mises en affirmant que l’action humaine est non seulement dirigée vers la découverte des opportunités, mais que « cet élément de vigilance vis-à-vis de possibles nouveaux objectifs valables et de nouvelles ressources disponibles » n’est autre que « l’élément entrepreneurial de la prise de décision humaine » 349 (1973, p. 35).

Cette conception permet d’enrichir la compréhension des comportements humains. Les agents ne sont pas seulement des calculateurs, mais ils sont des êtres attentifs, vigilants vis-à-vis des opportunités. Ils sont capables d’apprendre, de modifier leurs plans lorsque se produit un changement. Notons que la vigilance qui caractérise l’activité entrepreneuriale ne permet pas de caractériser un type d’individu particulier, mais se rencontre dans toute action humaine. Tout individu est donc potentiellement un entrepreneur. Seul le degré de vigilance varie selon les individus puisque dans les faits, certains entrepreneurs réussissent mieux que d’autres.

L’activité entrepreneuriale est cependant ambiguë dans la mesure où elle est définit à la fois comme une activité créatrice et comme le fait de ‘« noter [display] dans le temps les changements dans ces données [les données du marché], la vigilance [pouvant] être utilisée pour expliquer comment les changements surviennent en général »’ (1973, p. 39). Or, si l’activité entrepreneuriale consiste à percevoir des changements, cela signifie que ceux-ci sont donnés, l’activité consistant en une simple activité de découverte. Ainsi, l’activité entrepreneuriale ne constitue en aucun cas une activité créatrice. L’entrepreneur de Kirzner n’a donc rien à voir l’entrepreneur innovateur de Schumpeter. La question du rapport entre perception et innovation n’est d’ailleurs que très peu traitée par Kirzner dans ses premiers écrits. Il se borne à affirmer son désaccord avec Schumpeter sur ce point. Il écrit ainsi (1973, p. 74) : ‘« je vois l’entrepreneur non comme une source d’idées innovatrices ex nihilo, mais comme étant vigilant vis-à-vis des opportunités qui existent déjà et qui attendent d’être découvertes »’. Plus encore, l’introduction d’innovations présuppose l’exercice de l’activité entrepreneuriale puisque ‘« sans activité entrepreneuriale’ ‘ 350 ’ ‘, sans la vigilance vis-à-vis des nouvelles possibilités, les bénéfices à long terme peuvent rester inexploités »’ (1973, p. 74).

Certes, chez Kirzner (1973, pp. 79-80), comme chez Schumpeter, le rôle de l’entrepreneur est lié au changement. Mais si l’entrepreneur schumpeterien introduit le changement, l’entrepreneur kirznerien réagit à celui-ci. En effet, ‘« la caractéristique importante de l’activité entrepreneuriale n’est pas tant la capacité à rompre avec la routine, que la capacité de percevoir de nouvelles opportunités que les autres n’ont pas encore remarqué »’, comme le montre Kirzner (1973, p. 81). Une fois encore se pose le problème de la créativité entrepreneuriale. Si l’entrepreneur ne fait que réagir au changement, il ne crée pas une nouvelle structure moyens-fins. Plus encore, nous pourrions même affirmer que l’entrepreneur ne rompt pas fondamentalement avec la vision de la rationalité présente dans la plupart des théories microéconomiques que critique Kirzner puisque, comme le soulignent J. High 351 (1980 et 1982) mais aussi J. Buchanan (1982) et K. Vaughn (1982), l’acte entrepreneurial implique l’imagination et le jugement.

Toutefois, cette critique n’est pas fondée selon Kirzner (1999a), puisqu’il affirme déjà dans son ouvrage de 1979 que l’entrepreneur est vigilant et en même temps créateur. En effet, lorsqu’il met à jour une opportunité de profit ignorée jusqu’alors, l’entrepreneur crée en un sens cette opportunité. Dès lors, celui-ci n’est pas un créateur au sens où il produit un bien ou un service, mais ‘« strictement dans le sens où il découvre une opportunité disponible »’ affirme Kirzner (1979, p. 215). Finalement, il semble que n’importe quelle action puisse être considérée comme créatrice. Cette idée trouve son origine dans ce que notre auteur nomme une éthique du ‘« celui qui trouve garde [finder-keeper] »’. Cette éthique est strictement entrepreneuriale et permet de justifier toute action qui vise à la découverte d’une opportunité de profit. Ainsi, la production de mines anti-personnel est justifiée par le fait qu’elle a pour origine l’existence d’une opportunité. Un tel discours peut sembler quelque peu inquiétant. Kirzner (1979, p. 197) paraît d’ailleurs en avoir conscience puisqu’il écrit : ‘« personne n’est obligé, bien sûr, de souscrire à cette éthique entrepreneuriale ; en fait on peut la rejeter »’.

Malgré tout, l’idée que les opportunités de profit existent et sont seulement découvertes par les entrepreneurs demeure. La notion de créativité introduite ici constitue simplement un nouveau moyen pour comprendre pourquoi l’entrepreneur permet de réduire l’incertitude environnante. Kirzner ne nous explique pas d’où provient le changement et il ne fournit aucune explication quant à l’origine de l’activité entrepreneuriale.

Ainsi que certains commentateurs, comme C. Torr (1981), le soulignent, il aurait été intéressant de discuter des liens entre l’entrepreneur kirznerien découvreur d’opportunités et « l’entrepreneur keynésien » puisque tous deux agissent dans un environnement incertain avec lequel ils composent et sur lequel ils influent. Or, comme le souligne C. Torr (1981, p. 287), ‘« puisque la Théorie Générale est établie dans un monde d’incertitude (…) il est quelque peu curieux que la plupart des économistes autrichiens aient été réticents à discuter les écrits de Keynes »’, ainsi Kirzner 352 ne fait-il référence à Keynes que pour mieux souligner l’apport d’Hayek.

Le manque d’attention envers l’incertitude est d’autant plus étonnant que celle-ci est au cœur de la définition de la spécificité de la fonction entrepreneuriale chez Mises. Dès lors, comme le remarque J. High (1982, pp. 161-162), il est intéressant de se demander ‘« comment Kirzner a pu rendre [capture] une part importante de l’entrepreneur de Mises alors qu’il omet la caractéristique déterminante de l’entreprenariat »’. Parallèlement, M. Rothbard (1985, pp. 245-246) juge que ‘« pour Kirzner (…) l’entreprenariat est réduit à la qualité de vigilance ; et l’incertitude ne semble avoir que peu de rapport avec le sujet »’. Certes, l’individu peut commettre des erreurs de perception, ce qui a pour effet d’accroître l’incertitude environnante. Mais, pour M. Rothbard (1985, p. 246), il existe d’autres sources d’incertitude notamment concernant la possibilité qu’une opportunité permette de dégager un profit réel.

Notes
346.

Nous renvoyons à la définition de Robbins (1932, p. 30) énoncée plus haut. Se reporter à la note n° 113, Partie 1, chapitre 1.

347.

Expression soulignée par l’auteur.

348.

Notons que cette définition de la vigilance entrepreneuriale a depuis fait l’objet de nombreux travaux visant à préciser la nature créatrice de l’action humaine. Nous nous référons par exemple à l’article de R. Koppl (2002). Notons que dans cet article comme dans d’autres travaux, R. Koppl (1997) entend mettre en évidence les liens entre la phénoménologie de A. Schutz et le concept de vigilance. A. Schutz distinguant les possibilités ouvertes des possibilités problématiques qui seules impliquent un réel choix, la thèse de R. Koppl (2002, p. 13) consiste à définir la vigilance comme « la propension à problématiser les possibilités ouvertes ». Sans entrer dans l’analyse des liens pouvant exister entre ces deux conceptions, nous souhaitons toutefois souligner ici la possibilité d’un tel rapprochement.

349.

Terme souligné par l’auteur.

350.

Le terme anglais utilisé par l’auteur est « entrepreneurship ». Notons que Kirzner utilise indifféremment les expressions « entrepreneurship » et « entrepreneurial activity », ce qui va dans se sens de notre traduction.

351.

J. High est professeur à l’université George Mason. Il fut notamment d’éditeur de la Business History Review de 1993 à 1994.

352.

Kirzner ne s’intéresse à l’incertitude que dans la mesure où celle-ci permet d’expliquer l’existence d’erreurs et donc d’opportunités de profits qui motivent l’action entrepreneuriale et l’existence d’une tendance à la correction des erreurs passées. Finalement, le motif de l’action entrepreneuriale n’est pas différent de celui des autres actions économiques.