1.1.3. Une « théorie arbitragiste du profit »

Il apparaît dès lors que la fonction capitaliste « pure » et la fonction entrepreneuriale « pure » sont distinctes 354 . La fonction capitaliste en effet conduit à la maximisation du revenu du capital. Toutefois, il existe des liens étroits entre ces deux fonctions. Kirzner (1973, p. 49) souligne d’ailleurs que ‘« l’opportunité de profit nécessite un investissement en capital »’. Dès que l’on fait intervenir le temps dans l’analyse, comme lorsque s’écoule un délais entre le moment où l’entrepreneur achète au prix le plus bas et le moment où il vend au prix le plus haut, un investissement en capital est nécessaire. Néanmoins, l’activité entrepreneuriale en tant que telle se distingue de l’activité capitaliste dans la mesure où l’entrepreneur espère un profit suffisamment élevé pour lui permettre de payer l’intérêt pour la location du capital. Le capitaliste dans ce cas est un propriétaire de ressources qui juge le paiement d’un intérêt suffisamment avantageux pour louer celui-ci. Il se comporte donc bien comme un maximisateur.

Il existe cependant des situations où l’entrepreneur est aussi propriétaire d’actifs. Dans ce cas, afin de considérer l’activité entrepreneuriale pure, il nous faut supposer, comme le souligne Kirzner, qu’il se loue à lui-même ses propres actifs. Dans tous les cas, l’activité de l’entrepreneur se distingue de l’activité capitaliste dans la mesure où « la décision entrepreneuriale » précède l’acte d’achat des inputs. Kirzner (1973, p. 50) parle alors de « profit pur » lorsque « celui-ci est lié à la décision entrepreneuriale qui en est à l’origine » 355 . Autrement dit, il n’est possible de parler de profit entrepreneurial qu’en référence à la décision de tirer profit d’une opportunité. Le profit n’est pas lié à la vente mais à la décision d’acheter pour vendre plus tard à un prix supérieur.

L’entrepreneur « pur » exerce sa vigilance, découvre et exploite des situations où il est possible d’acheter à bas prix et de revendre à un prix supérieur. Cette différence de prix est produite par une situation de déséquilibre liée à l’imperfection de l’information dont sont victimes les participants au marché. Le revenu de l’entrepreneur, c’est-à-dire son profit, est le fruit de cette différence de prix. En ce sens, Kirzner (1973, p. 85) qualifie sa théorie du profit d’arbitragiste. Il semble dès lors que Kirzner ne voit pas la différence entre l’activité spéculatrice « pure » et l’activité spéculatrice qui a un objectif productif. Autrement dit, il semble que l’activité spéculatrice ne puisse être considérée comme un frein ou du moins une contrainte pour la production. Pour Kirzner, la sphère productive et la sphère spéculative vont forcément dans la même direction.

L’activité entrepreneuriale comprend forcément une dimension productive qui consiste, selon le vocabulaire kirznerien, en l’exploitation d’une opportunité de profit. Or, l’exploitation de celle-ci, qui a généralement la forme d’une activité productive, peut être contrariée par la logique spéculative de l’entrepreneur. Plus exactement, ce dernier, parce qu’il cherche à réaliser un profit et spécule sur l’évolution du prix d’un produit, peut se contenter de produire au moindre coût et négliger la pérennité de l’activité productive : soit qu’il néglige de satisfaire au mieux le consommateur et donc de s’assurer de la demande future, soit qu’il néglige de maintenir en état les actifs matériels à sa disposition. L’aspect spéculatif de la fonction entrepreneuriale peut ainsi rentrer en conflit avec l’aspect productif de cette même fonction, ce que semble oublier Kirzner. Comme le déclare E. Pasour (1989, p. 104), ‘« l’entrepreneur à la recherche du profit est la figure clef des marchés financiers comme des autres marchés des actifs »’. Il est donc nécessaire d’analyser plus avant quels peuvent être les liens entre la spéculation capitaliste et l’activité entrepreneuriale.

Finalement, il semble donc que Kirzner ne mette pas suffisamment l’accent sur les liens existants entre l’activité entrepreneuriale et l’activité capitaliste. Or, ainsi que le note M. Rothbard (1985, p. 247), ‘« le cas le plus important d’entreprenariat, la force motrice dans la formation de la structure réelle et les modèles de production dans l’économie de marché, sont les entrepreneurs-capitalistes, ceux qui engagent et risquent leur capital en décidant quand, quoi et combien produire »’. Pour M. Rothbard (1985, p. 247), l’entrepreneur présenté par Kirzner est « désincarné », c’est-à-dire détaché de la sphère physique et matérielle de la production et de son financement. Mais plus encore, il est possible d’étendre ce constat à la sphère sociale et politique. En effet, pour Kirzner, les entrepreneurs ne constituent pas une classe sociale, même s’ils exercent une fonction sociale. Comme nous le verrons dans la sous section suivante, cette fonction sociale se limite à la diffusion de l’information nécessaire à la prise de décision des différents participants au processus de marché.

Notes
354.

Kirzner reconnaît ici explicitement l’apport de R. A. Gordon (1936) sur ce point et ajoute que les travaux de Peterson (1965), O. Williamson et A. Alchian (1969) vont dans le même sens. Selon Kirzner (1973, pp. 56-57), R. A. Gordon a clairement compris que les fonctions entrepreneuriale et capitaliste ne coïncident pas, considérant que seuls les managers peuvent être identifiés à des entrepreneurs en ce qu’ils contrôlent la production. Le revenu de l’actionnaire provient entre autres des risques encourus mais ne dépend en aucun cas de l’exercice d’une fonction entrepreneuriale. Kirzner considère ainsi suivre R. A. Gordon lorsqu’il affirme que les actionnaires et les managers ne reçoivent pas de profit, même si une partie de celui-ci constitue une rémunération pour l’exercice de la fonction de contrôle de la production. La fonction de contrôle ne constitue pas, comme nous le verrons plus loin, une caractéristique de la fonction entrepreneuriale.

355.

Termes soulignés par l’auteur.