1.2.1. Le processus entrepreneurial : un processus de découverte spontané des connaissances

Les liens entre l’activité entrepreneuriale et le processus de diffusion de la connaissance sont très clairement explicités dans le chapitre 9 de Perceptions, Opportunity and Profits 356 . Pour son argumentation, Kirzner s’appuie sur la théorie de la connaissance hayekienne. Il se veut cependant très critique vis-à-vis des théories qui ont cherchées à prendre en compte le problème d’imperfection de l’information. La théorie du « search », telle qu’elle s’est développée suite aux travaux de G. Stigler 357 , se fonde sur un processus délibéré de recherche de l’information qui est calqué sur le modèle de toutes les autres activités économiques. Ce comportement est rationnel au sens de L. Robbins : l’individu choisi de se lancer ou non dans une procédure de recherche de l’information. Il décide du niveau d’ignorance optimal en fonction du coût de l’acquisition de connaissances. Dès lors, G. Stigler peut ainsi affirmer que bien que l’information soit imparfaite, le marché n’est pas fondamentalement imparfait. Le problème posé reste cependant le même. Pour pouvoir décider du niveau optimal d’ignorance, les individus doivent connaître les coûts et les gains qu’implique le processus de recherche de la connaissance. Autrement dit, l’hypothèse d’information parfaite n’est que déplacée. Lancer un processus de recherche d’informations ou un processus d’apprentissage nécessite que l’individu ait connaissance de cette nécessité. Une connaissance première [prior knowledge] doit être détenue par l’individu afin que le processus d’acquisition de l’information soit enclenché. Or, selon Kirzner (1973, p. 142), ‘« parmi la masse des connaissances, croyances, opinions, anticipations et désirs que l’on possède à un moment donné et qui initie et détermine l’action seule une fraction peut être décrite comme étant le résultat d’une recherche délibérée ou d’une activité d’apprentissage »’. Ainsi, l’information obtenue au travers de messages publicitaires ne constitue pas le résultat d’un processus d’apprentissage ou d’une recherche délibérée de la part du consommateur. Il existe donc deux voies d’accession à la connaissance l’une délibérément mise en place par l’individu, l’autre « spontanément découverte » selon l’expression de Kirzner (1979, p. 143).

Notre auteur ne nie pas l’importance de l’apprentissage et de la recherche. Au contraire, il considère que la connaissance délibérément obtenue au travers de ce processus joue « un rôle critique dans la plus value sociale » (1979, p. 144). Il ne remet donc pas en cause l’intérêt d’étudier la manière dont fonctionne ce processus ou des facteurs institutionnels qui permettent d’en améliorer les performances 358 . Parallèlement, le niveau optimal d’ignorance étant atteint, il n’est pas possible de considérer celle-ci comme une erreur dans la mesure où l’individu ne pouvait faire mieux. Pour Kirzner (1979, p. 147), ‘« l’ignorance qui pourrait avoir été dissipée par une recherche diligente mais pour laquelle le coût de recherche aurait été trop élevé, ne peut être regrettée (…) aucune erreur n’est survenue »’.

De plus, afin de réaliser un tel calcul, il est nécessaire de savoir, d’une part qu’une partie de la connaissance est absente et, d’autre part, il faut connaître la manière dont elle peut être obtenue. L’action humaine est donc guidée non seulement par une connaissance qui peut être délibérément obtenue, mais aussi « spontanément découverte », ce qui n’est toutefois pas sans coût. Ce second type de connaissance est supposé donné par la théorie du « search ».

Or, l’une des caractéristiques essentielles de la connaissance qui peut être spontanément découverte est la suivante : lorsqu’elle est absente, l’individu n’a pas conscience qu’elle lui fait défaut pour son action. Aussi Kirzner (1979, p. 175) affirme-t-il que l’ignorance de la connaissance qui pourrait être spontanément obtenue est « l’expression et l’évidence d’une véritable impuissance à noter ce qu’il y a à percevoir ». Cette ignorance constitue « un manque de vigilance entrepreneuriale » qui peut donc être réduit grâce à l’exercice de l’activité entrepreneuriale.

Le processus par lequel la connaissance est spontanément découverte n’est autre que le marché concurrentiel. C’est en effet au cours du processus de marché que les participants découvrent les plans des autres participants. Cette connaissance produite spontanément par le marché permet de réduire l’ignorance dans laquelle étaient placés les individus avant d’y entrer. La description du marché fournit par Kirzner (1979, p. 150) est ainsi directement inspirée de la « vision catallactique » présentée par J. Buchanan (1964) et Hayek (1945) 359 par exemple. Le marché est un processus de découverte des opportunités de profit. En effet, Kirzner (1979, p. 150) prétend qu’il ‘« traduit systématiquement les opportunités non encore découvertes, pour un échange mutuellement profitable entre les individus, dans des formes qui tendent à exciter l’intérêt et la vigilance de ceux qui sont susceptibles de noter ce qui peut spontanément être appris »’.

Toutefois, rien ne permet de supposer que les résultats produits par le processus de marché seront conformes à ce qu’avaient anticipés les participants sur la base de ces connaissances. Dès lors, l’ignorance perdure, parce que l’entrepreneur n’est pas vigilant. En effet, selon Kirzner (1979, p. 147), là ‘« où l’ignorance n’est pas le résultat d’un refus délibéré d’apprendre et qu’il se révèle qu’elle était peut être totalement inutile, alors il est possible de considérer cette ignorance comme une erreur déplorable et embarrassante »’. Par conséquent, Kirzner (1979, p. 146) suppose que l’ignorance de la connaissance qui pourrait être découverte spontanément tend à « s’effacer », dans la mesure où ‘« l’information qui sautait aux yeux hier, mais qui, d’une manière inexpliquée est passée inaperçue, ne restera pas forcément inaperçue aujourd’hui »’. L’activité de l’entrepreneur engendre un processus d’ajustement qui permet de réduire l’ignorance de l’ensemble des participants au marché. Ce processus d’ajustement, que notre auteur avoue emprunter à Hayek, est d’ailleurs désignée comme « une force extrêmement puissante » ou « un instinct puissant (…) responsable de tous les succès que l’humanité a remporté en faisant face à son environnement » 360 (1984, p. 83).

Il existe encore des opportunités de profit non découvertes pour le futur, parce que les individus ont commis des erreurs par le passé. Le processus de marché en ce sens ne fait que corriger les erreurs commises. Autrement dit, la connaissance spontanément acquise tend à produire une situation d’omniscience, sans cesse remise en cause par une « tendance à l’ignorance ». Celle-ci est le fruit, selon Kirzner (1979, p. 146), « des changements constants qui transforment l’omniscience en ignorance », même si « cette ignorance sans cesse renouvelée est sujette à l’érosion constante du fait de la découverte spontanée ». Pour notre auteur, il existe donc deux raisons pour qu’une tendance à l’omniscience s’établisse : d’une part le processus d’optimisation des connaissances qui peuvent être délibérément mises à jour et, d’autre part, le processus spontané de découverte des connaissances. Parallèlement, deux phénomènes peuvent remettre en cause la tendance à l’omniscience et sont donc productrices d’ignorance : l’apparition de changements permettant de lancer un nouveau processus de recherche de l’information et le fait que ‘« la capacité des hommes à noter ce qui se produit (et a fortiori ce qui est susceptible de se produire) est hautement imparfaite »’ (1973, p. 223).

Notons qu’ici transparaît à nouveau la distinction établie plus tôt entre l’entrepreneur « pur » et l’entrepreneur « capitaliste », c’est-à-dire tel qu’il se rencontre dans la réalité de l’économie de marché contemporaine. En effet, la tendance à la correction des erreurs est caractéristique de l’activité entrepreneuriale « pure », à savoir l’exercice de la vigilance. Parallèlement, les mouvements qui poussent vers un accroissement de l’ignorance sont dus à l’existence d’une structure institutionnelle particulière. En effet, pour Kirzner (1979, p. 147), il est fondamental ‘« de choisir parmi les dispositifs institutionnels et sociaux alternatifs ceux des modes d’organisation qui minimiseront ce type d’ignorance – c’est-à-dire ces modes d’organisation qui génèrent le volume le plus important d’apprentissage spontané, non délibéré »’. Dès lors, il semble que notre auteur évite délibérément la question de savoir quel type de structure institutionnelle et culturelle sa conception du processus spontané de découverte entrepreneuriale peut impliquer. Il serait en effet intéressant de confronter le cadre théorique kirznerien à différents cadres institutionnels et culturels afin de tester la cohérence de ses hypothèses concernant le rôle de la vigilance par rapport aux autres fonctions économiques. Kirzner lui-même n’est pas opposé à ce type d’analyse. Au contraire, dès 1979, il écrit (1979, p. 12) : ‘« il serait bon d’appliquer la théorie autrichienne à la théorie de la spéculation et à la formation des anticipations concernant les prix futurs. Tout ceci enrichirait notre compréhension de l’économie de la bureaucratie et du socialisme »’. Il apparaît ici que Kirzner est conscient des « insuffisances » de sa théorie. Il semble appeler de ses vœux tout développement de l’analyse du processus de marché en direction d’une meilleure prise en compte des conséquences de sa propre théorie. Une telle direction pourrait ainsi permettre de prendre en compte la manière dont l’action entrepreneuriale s’inscrit dans un contexte non marchand tel que ‘« l’intérieur des firmes, dans un régime socialiste ou dans les bureaucraties en général »’ (1979, p. 11). Plus précisément, il s’agit de mettre en lumière les liens pouvant exister entre l’action entrepreneuriale et non entrepreneuriale.

Autrement dit, il serait intéressant et même nécessaire de s’interroger sur les contours de l'activité entrepreneuriale, ce que seule une analyse comparée des systèmes institutionnelles pourrait permettre. Si Kirzner se dit en accord et même espère que de telles analyses se mettent en place, il n’effectue toutefois aucun pas en ce sens. Sa propre position, fondée sur la distinction entre l’entrepreneur « pur » et l’entrepreneur « tel qu’il se présente dans la réalité des processus de marché capitalistes » ne lui permet pas en effet de franchir ce cap. En ce sens, il est difficile de trouver la moindre application du concept de « vigilance » dans les études entreprises concernant les qualités et compétences entrepreneuriales 361 .

Notes
356.

Nous nous référerons plus précisément à Kirzner (1979, pp. 137-153).

357.

Kirzner fait ainsi explicitement référence aux deux articles suivants : G. Stigler (1961 et 1967). Pour un regard sur l’interprétation néoclassique du processus de découverte kirznerien et une mise en perspective des modèles de « search » avec la théorie de la vigilance entrepreneuriale se référer à S. Shmanske (1994). Et pour une réponse à celui-ci reprenant et développant l’ensemble des arguments développés précédemment, voir Kirzner (1994).

358.

Tel est d’ailleurs l’objectif de la théorie du « search » pour laquelle l’ignorance peut ainsi être considérée comme optimale lorsqu’elle est le fruit d’un calcul en termes de coûts-avantages. Lorsque l’ignorance est optimale, autrement dit, lorsque l’individu n’a pas intérêt à mettre en place un nouveau processus de recherche d’informations ou d’apprentissage, la seule raison pour que cette ignorance soit réduite dans le futur est qu’il se produise un changement dans les données extérieures.

359.

Hayek (1945) décrit le marché comme un processus de mobilisation et de diffusion de la connaissance dispersée entre les divers membres de la société. L’idée selon laquelle le marché et plus particulièrement la concurrence est une procédure de découverte des connaissances nécessaires à la prise de décision individuelle est présenté par Hayek (1968b). Nous renvoyons le lecteur sur ce point à la partie 2, chapitre 2, 2.1. « La supériorité du marché face au problème de la dispersion de la connaissance : le rôle de l’entrepreneur » de ce travail. J. Buchanan (1964) quant à lui considèrerait le marché comme « un ensemble d’institutions qui facilitent l’exploitation des opportunités d’échange entre les individus mutuellement profitable » selon l’expression de Kirzner (1979, p. 150).

360.

Il aurait été intéressant de voir quels liens Kirzner établit entre cet instinct et la vigilance entrepreneuriale. Plus encore, il aurait été utile d’examiner sur quelles théories psychologiques Kirzner s’appuie pour avancer un tel argument. Malheureusement, l’auteur reste muet sur ce point, comme sur l’origine de la vigilance entrepreneuriale.

361.

Nous pouvons au mieux citer l’analyse de B. Gilad (1982) mise en évidence par Kirzner (1984, p. 91). Plus récemment, D. Harper (1998) a entreprit une analyse de ce type.