Nous avons vu précédemment que l’entrepreneur « pur » se distingue de toutes les autres fonctions économiques. Toutefois, dans le cours du processus de marché la fonction entrepreneuriale est presque toujours attachée à l’exercice d’autres fonctions. Nous nous intéresserons en ce sens à la manière dont s’exerce la fonction entrepreneuriale au sein de l’entreprise capitaliste. Notre auteur soutient d’ailleurs « qu’une partie importante de la théorie des prix est en fait souvent présentée sous le titre de « théorie de la firme » » (1973, p. 52). Pour Kirzner (1973, p. 52), la firme doit être définie comme « ce qui reste après que l’entrepreneur ai exécuté certaines décisions entrepreneuriales, en particulier l’achat de certaines ressources ». Elle a ainsi pour origine une décision entrepreneuriale.
Dès lors, l’entrepreneur en sa fonction de propriétaire de ressources a un comportement de maximisation. Mais Kirzner (1973, p. 53) juge erroné d’affirmer que l’entrepreneur maximise son profit, car il maximise en fait des quasi-rentes qui proviennent de la propriété de ses actifs.
En effet, le caractère entrepreneurial d’une action ou d’une recette dépend du caractère de la décision qui l’a fait naître. Aussi, lorsque ‘« comme c’est fréquemment le cas, une recette particulière est la conséquence de plus d’une décision (…) alors le caractère économique de la recette dépend (…) de la décision à laquelle on se réfère »’ (1973, p. 51). Dès lors, le capitaliste ne recevra de profit que dans la mesure où l’achat d’actifs constitue une décision entrepreneuriale, c’est-à-dire si cet achat s’est révélé une opportunité de profit que personne n’avait notée jusqu’alors. Par conséquent, Kirzner (1973, p. 54) peut en conclure que ce n’est pas l’entreprenariat, mais la propriété qui est au cœur de la théorie de la firme. La fonction entrepreneuriale doit donc être distinguée de la fonction capitaliste même si le capitaliste peut bénéficier d’un profit entrepreneurial. Le caractère entrepreneurial du profit obtenu par le capitaliste provient de la décision à l’origine de l’emploi du capital, mais non à sa possession 367 .
De la même manière que la fonction entrepreneuriale ne se confond pas avec la fonction capitaliste, elle se distingue aussi de la fonction « managériale » que nous appelons plus généralement fonction de « gestion » ou de « direction ». Kirzner (1973, pp. 57-65) s’intéresse en effet au lien existant entre ces deux fonctions au travers de l’exemple d’une « entreprise de chasse 368 ». Cet exemple est l’occasion de faire le point sur les liens existants entre la fonction de contrôle généralement attribuée au propriétaire-actionnaire d’une entreprise et la fonction de direction. En effet, dans cet exemple, notre auteur montre que les « directeurs [managers] » exercent une activité entrepreneuriale dans la mesure où « ils peuvent récolter un bénéfice privé pour eux-mêmes » (1973, p. 62). Plus exactement, les directeurs peuvent s’assurer un profit entrepreneurial, dans la mesure où ils découvrent et exploitent des opportunités de profit que les autres n’avaient pas notés. Autrement dit, il semble qu’il existe un lien entre l’« opportunisme » 369 des directeurs et la fonction entrepreneuriale. En effet, le directeur se montre opportuniste dans la mesure où il tire parti de sa position pour en retirer un profit qui devrait revenir aux actionnaires. Nous retrouvons ici l’idée, présente chez Mises, selon laquelle l’activité entrepreneuriale ne peut être condamnée pour elle-même selon des règles morales qui interfèrent avec la logique « strictement économique ».
Le directeur est embauché pour une activité particulière, la gestion de l’entreprise et des employés. En ce sens, sa rémunération ne diffère pas de la rémunération de n’importe quel autre employé. Toutefois, sa fonction est double et sa rémunération dépend par conséquent de deux facteurs. La première composante de son activité n’est autre que sa capacité à répondre aux ordres qui lui sont donnés par son supérieur, à savoir l’actionnaire-propriétaire. La seconde composante de son activité consiste à trouver la meilleure manière de tirer parti de l’entreprise pour remplir ses objectifs dans les limites qui lui ont été assignées par contrat. Aussi le directeur a-t-il la liberté de tirer profit des ressources laissées à sa disposition. Il peut donc se comporter de manière opportuniste et retirer un bénéfice personnel de cette activité. Mais dans ce cas, l’opportunisme du directeur est la preuve d’un défaut de vigilance de la part de l’actionnaire qui ne parvient pas à exploiter les capacités du directeur et, dans le même temps, la marque de la vigilance entrepreneuriale du directeur.
Ainsi, se pose la question de savoir pourquoi le directeur ne lance pas sa propre entreprise (1973, p. 61). Au-delà des considérations en termes de capital, Kirzner explique que la vigilance du directeur vis-à-vis de nouvelles opportunités est suffisante pour lui assurer un salaire, mais ne lui permet pas de le convaincre de se lancer lui-même dans l’entreprise et d’investir dans l’achat ou la location des ressources nécessaires. Dès lors, ce qui permet de distinguer l’entrepreneur du directeur est la capacité du premier à assumer la responsabilité des pertes pouvant résulter de son entreprise, compte tenu de l’incertitude qui caractérise le futur. Toutefois, selon Kirzner, la vigilance entrepreneuriale peut être exercée par chacun des membres d’une entreprise. Il ressort donc de l’exemple choisi que le degré de vigilance variant entre les individus, leur position dans l’entreprise diffère. Notons que nous ne sommes pas loin de l’explication que donne F. Knight 370 lorsque celui-ci distingue la figure de l’entrepreneur de celle du directeur en fonction de leur attitude face au futur.
Concernant le « problème d’opportunisme » auquel est confronté l’actionnaire, Kirzner considère qu’il peut être réglé « naturellement » par la concurrence qui règne entre les directeurs. En effet, de tels comportements ne peuvent perdurer puisque lorsque l’actionnaire voit son profit disparaître, il cherche à employer un autre directeur. Ce problème de contrôle apparaît donc dès lors uniquement lorsque l’actionnaire n’est pas en mesure de renvoyer le directeur du fait, par exemple, du pouvoir que celui-ci a pu acquérir au sein de l’entreprise. Kirzner considère cependant que ce genre de situation ne se produit qu’en l’absence de la concurrence ou lorsque celle-ci rencontre des obstacles.
Par conséquent, ‘« les directeurs sont les véritables entrepreneurs seulement dans la mesure où les opportunités entrepreneuriales de profit personnel existent et parce que là où de telles opportunités sont présentes, celles-ci sont pleinement en accord avec la rationalité maximisatrice du profit du système de marché »’ 371 (1973, p. 65). La représentation de l’entreprise privée que donne Kirzner ne diffère donc pas fondamentalement de celle de la théorie microéconomique standard comme il le souligne lui-même (1973, pp. 62-63).
Kirzner rejette ainsi implicitement toute possibilité de fonder une théorie de la firme sur l’entreprenariat. Dans les interviews qu’il a pu donner ou les quelques échanges que nous avons pu avoir avec celui-ci (nous faisons référence ici à notre correspondance échangée avec Kirzner en 2000 et une discussion que nous avons eu avec lui en juillet 2000 lors du séminaire d’été organisé à la Fondation for Economic Education), Kirzner s’est en effet toujours montré sceptique et réservé, voir parfois même hostile à l’établissement d’une théorie « autrichienne » de la firme fondée sur sa seule théorie de l’activité entrepreneuriale. Toutefois, il est intéressant de noter que Kirzner a récemment signé l’avant-propos du livre de F. Sautet (2000), An entrepreneurial theory of the firm où, selon Kirzner (1973, p. XIII), celui-ci « présente tout d’abord, de manière agréable une riche théorie de la firme qui va au delà de la littérature existante dans une direction nouvelle et originale » et ensuite « fournit un exemple par excellence de la façon dont laquelle les idées développées dans l’économie autrichienne peuvent être appliquées de manière éclairante à de nouveaux champs d’investigation ».
L’exemple ne dit pas s’il s’agit d’une référence à la célèbre partie de chasse présentée par J. J. Rousseau dans Contrat social.
Notons que Kirzner n’emploie à aucun moment le terme « opportunisme » dans son ouvrage de 1973 même si le problème d’opportunisme est en fait implicite. En effet, l’idée qu’il est possible au directeur de tirer un profit personnel de sa position au sein de la firme en captant une partie des profits qui reviennent aux actionnaires transparaît ici. L’idée de ruse n’est donc qu’implicite. En outre, si Kirzner se réfère à l’article de O. Williamson intitulé « Corporate Control and the Theory of the Firm », il se borne à le citer comme un exemple de la manière dont peut être abordée la relation entre l’actionnaire et le directeur en charge du contrôle de l’entreprise. Finalement, l’existence d’un lien entre la fonction entrepreneuriale et le problème d’opportunisme n’est pas nouvelle, dans la mesure où il s’agit d’un thème qui se développe à cette époque dans le cadre de l’analyse de la relation entre directeur et actionnaire envisagée justement ici par Kirzner. Il n’est donc pas illégitime de considérer que cette idée soit implicite chez Kirzner.
La définition que donne F. Knight de l’incertitude permet de distinguer l’entreprenariat du management. F. Knight considère en effet que le manager devient entrepreneur dans la mesure où il exerce un jugement susceptible d’erreurs ; la condition pour que l’ensemble des autres membres de la firme lui soit soumis étant qu’il soit responsable de ses erreurs et de leur correction. Pour F. Knight (1921, p. 310) en effet, le risque est inhérent à l’incertitude attachée à la responsabilité qui ne peut être endossée ni par le salariat ni par la capitalisation. Kirzner (1973, p. 69) reconnaît d’ailleurs explicitement la proximité de son analyse avec celle de F. Knight sur ce point. Nous renvoyons le lecteur à l’introduction générale de ce travail où nous évoquons les liens entre la définition de l’incertitude de la tradition autrichienne et sa proximité avec l’analyse de F. Knight.
Terme souligné par l’auteur.