1.3.2. L’activité entrepreneuriale comme force équilibrante

Ayant montré que l’entrepreneur permet de résoudre le problème posé par la dispersion de l’information, Kirzner entend mettre en lumière son rôle dans le processus de marché et plus exactement dans l’établissement d’un processus tendant à l’équilibre. Avant son intervention, les divers participants au marché sont dans une situation d’« ignorance générale » caractéristique d’une situation de déséquilibre (1973, p. 69). En l’absence d’entrepreneurs, les participants au marché n’ont pas conscience des opportunités disponibles pour réaliser un échange mutuellement profitable. Autrement dit, une situation de déséquilibre précède l’intervention des entrepreneurs. Cette situation se caractérise par le fait que ‘« certains preneurs de décisions sont au moins en partie ignorants des décisions prises par les autres »’ (1979, p. 111). Aussi, ‘« la tâche d’une théorie du marché doit être de fournir une vision du cours des événements qu’implique un état de déséquilibre du marché »’ (1973, p. 70). C’est d’ailleurs sur ce point que repose la faiblesse de la théorie microéconomique traditionnelle. Nous avons vu précédemment que l’activité entrepreneuriale se caractérise par un processus d’apprentissage et de correction des erreurs : l’individu est capable d’apprendre par ses expériences marchandes précédentes et de modifier sa structure moyens-fins. L’activité de l’entrepreneur consiste alors à répondre au changement et à réduire l’ignorance de l’ensemble des participants au marché.

La tendance à l’équilibre existe a priori selon Kirzner (1979, p. 30) : l’issue du processus de marché apparaît comme « l’implication nécessaire » du fait que les individus agissent, qu’ils puissent commettre des erreurs, qu’ils découvrent celles-ci et tentent d’y remédier. Sur ce point l’auteur s’appuie explicitement sur l’« apriorisme » défendu par Mises et s’oppose donc à la vision d’Hayek (1937a, p. 45 et 1937b, p. 127) pour qui la tendance à l’équilibre est un phénomène qui peut être empiriquement observé 372 .

Dès lors, Kirzner est contraint de reconnaître qu’il est en « complet désaccord » 373 avec Schumpeter et en particulier avec sa notion de « destruction créatrice » 374 . Pour lui, l’entrepreneur n’est pas à l’origine du changement et du déséquilibre, mais bien celui qui met de l’ordre dans le processus de marché et permet de se rapprocher de l’idéal de la coordination parfaite de l’ensemble des participants (1973, pp. 72-73) : ‘« les changements que l’entrepreneur met en place vont toujours dans la direction de l’état hypothétique d’équilibre »’ (1973, p. 73). Plus encore, il semble que pour Kirzner (1973, p 73), l’entrepreneur se limite à corriger les erreurs commises par le passé puisqu’il ajoute : ‘« ce sont des changements provoqués en réponse à la structure existante des décisions erronées, une structure caractérisée par des opportunités qui n’ont pas été saisies »’.

Le déséquilibre sur le marché provient en effet de l’existence d’« erreurs » dans les anticipations des agents, lesquelles se manifestent sur le marché par des différences de prix. L’exercice de la vigilance permet de mettre à jour et d’exploiter ces différences. Sous l’action entrepreneuriale, celles-ci se réduisent ou disparaissent, l’économie se rapprochant ainsi de l’« état hypothétique d’équilibre ». L’entrepreneur par son action garantit donc l’« ajustement mutuel » des plans d’action des divers participants au marché. Il constitue en ce sens une « force équilibrante » qui intervient parce qu’il existe une situation de déséquilibre qui, sans intervention, « perdurerait indéfiniment » (1979, p. 111).

Ainsi, l’entrepreneur n’est donc pas un innovateur, mais celui qui perçoit l’existence d’une nouvelle méthode de production ou d’un nouveau produit non encore exploité (1979, pp. 110-111). L’entrepreneur est « vigilant » vis-à-vis des opportunités de profit non encore découvertes. Aussi, « la fonction de l’entrepreneur ne consiste pas à déplacer les courbes de coût ou de revenu, mais à noter que celles-ci se sont en fait déplacées » 375 (1973, p. 81).

Le moteur de cette tendance à l’équilibre repose dès lors sur l’« attractivité des opportunités de profit entrepreneurial pur » (1979, p. 204). Seul l’intérêt personnel de l’entrepreneur est à l’origine de la tendance à l’équilibre. De plus, l’activité entrepreneuriale ne dépendant de la possession d’aucun actif, il est possible que plusieurs entrepreneurs perçoivent et désirent exploiter la même opportunité de profit simultanément.

L’activité entrepreneuriale est ainsi fondamentalement concurrentielle ‘« ou, pour le dire autrement, l’entreprenariat est inhérent au processus de marché concurrentiel »’ comme le note Kirzner (1973, p. 17). Celui-ci déclare d’ailleurs que : ‘« l’entreprenariat et la compétitivité sont les deux facettes d’un même phénomène : l’activité entrepreneuriale est toujours concurrentielle et l’activité concurrentielle est toujours entrepreneuriale (plutôt que robbinsienne) »’ (1973, p. 94). Il ne peut donc exister de concurrence entre des individus maximisateurs, dans la mesure où rien ne permet de distinguer un individu d’un autre, la structure moyens-fins étant déjà établie et les différentes actions envisageables étant déjà connues 376 .

Aussi, puisque la concurrence entre les entrepreneurs stimule leur vigilance, elle permet de se rapprocher de l’état d’équilibre caractérisé par l’existence d’un prix d’équilibre unique. Or, le processus concurrentiel peut être remis en cause à tout instant du fait de l’apparition d’obstacles à l’entrée sur le marché. Sur ce point, Kirzner reprend la définition du monopole donnée par Mises et Hayek. Le monopole renvoie ainsi à un comportement de « recherche de rentes » ou d’« obtention de privilèges de la part du gouvernement ». Cette définition est d’ailleurs jugée par L. Moss (1995, p. 101) comme caractéristique des « autrichiens modernes », qui ne sont autres que les élèves de Mises et d’Hayek.

Kirzner introduit une distinction supplémentaire entre le monopoleur producteur et le monopoleur propriétaire de l’ensemble d’une ressource particulière. Dans ce dernier cas, le monopole résulte de la possession unilatérale d’une ressource nécessaire au lancement de la production. Il en résulte une réduction de l’étendue des opportunités de profit offertes aux entrepreneurs qui désireraient fonder une activité nécessitant l’emploi de la ressource. Kirzner (1973, p. 107) prend ainsi l’exemple d’une entreprise qui produirait du jus d’orange et serait en outre l’unique propriétaire de la production d’oranges. Cette entreprise serait en situation de monopole sur le marché du jus d’orange, mais en même temps en situation de concurrence sur le marché des boissons. Si tous les producteurs faisaient de même, le processus entrepreneurial concurrentiel disparaîtrait par manque d’opportunités disponibles, conduisant par-là même à la socialisation de toutes les ressources et à une situation où ‘« toute activité entrepreneuriale et concurrentielle est par définition absente »’ comme le souligne Kirzner (1973, p.107).

À la manière de Mises, Kirzner (1973, pp. 109-110) condamne tout obstacle à la libre entrée sur le marché ou, plus exactement, à l’exercice de la vigilance. Aussi refuse-t-il de considérer comme monopolistique une situation où l’entrepreneur, du fait de sa vigilance parvient seul à pénétrer un nouveau marché. La position obtenue par l’entrepreneur n’est alors que temporaire dans la mesure où des concurrents peuvent espérer l’imiter et lui reprendre une part de son profit. L’entrepreneur se trouvera dans une situation de monopole seulement s’il acquiert un droit de propriété sur l’ensemble des ressources productives permettant de produire le produit considéré. La définition proposée par Kirzner au terme de monopole est donc extrêmement restrictive. Elle nie par exemple la valeur des travaux qui ont permis d’éclairer la complexité des phénomènes de la concurrence et de monopole. Kirzner (1973, p. 114) juge donc ainsi la théorie de la concurrence monopolistique comme ‘« un épisode décidément malheureux dans l’histoire de la pensée économique moderne »’ 377 . Plus encore, cette théorie ne permet pas de comprendre la nature déséquilibrante de ces phénomènes, pas plus qu’elle ne fournit d’explication à l’existence de l’équilibre 378 . À en croire notre auteur, ‘« la théorie de la concurrence monopolistique ne fournit aucune explication de la manière, en fait, dont la différenciation des produits peut persister, en tant qu’élément monopolistique, dans les conditions d’équilibre »’ (1973, p. 117). Encore une fois, la volonté de Kirzner d’inclure sa propre théorie dans un cadre qui puisse être reconnu et intégré par la théorie microéconomique traditionnelle le conduit à une position très tranchée et restrictive vis-à-vis du monopole et de la concurrence. Kirzner renoue avec une conception de la concurrence tendant vers un état d’équilibre alors même que le monopole, selon la définition particulière que lui donne Kirzner, est responsable du fait que des situations de déséquilibre persistent.

En outre, il existe de nombreuses autres difficultés à l’établissement d’une telle tendance. Ainsi, C. Torr (1981, p. 284) met en avant l’existence d’un autre obstacle dans l’application de la tendance à l’équilibre qui réside dans le fait que, ‘« l’échange qui prend place durant le processus de marché (…) crée des effets de revenus qui modifient les courbes d’offre et de demande »’, autrement dit, qu’‘« un mouvement le long d’une courbe conduit à un déplacement de la courbe elle même »’. L’équilibre, définit comme l’intersection entre les courbes de demande et d’offre ne peut être obtenu dans la mesure où le mouvement vers l’équilibre produit une modification des données sur lesquelles s’appuient cette tendance. En ce sens, Kirzner peut affirmer qu’il existe une tendance à l’équilibre du fait même que les changements perpétuels produisent une situation continuelle de déséquilibre.

Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir laquelle de ces forces, la tendance à l’équilibre, ou le changement continu, l’emporte. Autrement dit, il serait intéressant d’analyser les liens existants entre ces deux forces. Or, ainsi que le souligne C. Torr (1981, pp. 285-286) ‘« Kirzner croit qu’aucune règle générale ne peut être établie concernant la puissance relative des forces d’équilibre et des forces de changement »’.

D’autres auteurs se sont intéressés au processus de découverte des opportunités de profit et ont cherchés à expliciter la manière dont de telles opportunités peuvent être découvertes par les individus. Se référant explicitement à Kirzner (1973), G. Hills, R. Shrader et G. Lumpkin (1999) s’intéressent à la manière dont sont reconnues les opportunités de profit au sein du processus de marché et mettent en évidence le fait que le processus de reconnaissance des opportunités est un cas particulier du processus créatif 379 . Ils montrent ainsi que le processus de reconnaissance des opportunités de profit est influencé par de nombreux facteurs tels que l’environnement, les forces sociales en présence et les qualités des différents individus. Le modèle ainsi proposé est donc plus complexe que celui de Kirzner.

Plus encore, selon G. Hills, R. Shrader et G. Lumpkin (1999), le processus de reconnaissance des opportunités de profit comprend cinq étapes : la préparation, l’incubation, l’idée [insight], l’évaluation et l’élaboration. L’examen de chacune de ces étapes met en évidence le fait que le processus de reconnaissance des opportunités n’est pas un processus linéaire et continu, mais se trouve généralement ponctué de retours en arrière.

De la même manière, lorsque l’entrepreneur évalue une situation et cherche à savoir s’il peut réaliser son idée, de nombreuses recherches peuvent alors être entreprises comme des analyses financières, des analyses de marché, la recherche de contacts ou la constitution de réseaux. Ces recherches, du fait du temps et des difficultés qu’elles peuvent impliquer, conduisent ainsi l’entrepreneur à abandonner son projet initial. Enfin, l’élaboration elle-même, c’est-à-dire la réalisation de l’idée qui va permettre de retirer un profit, peut rencontrer des obstacles qui vont nécessiter de revenir aux étapes antérieures du processus. Ainsi, le fait qu’une production implique des dépenses supplémentaires par rapport aux estimations prévues conduit l’entrepreneur à reprendre son évaluation et à rechercher par exemple de nouveaux financements.

En conclusion, la découverte d’opportunités de profit n’est pas un processus linéaire conduisant à l’équilibre. Le chemin qui mène à l’équilibre dépend de nombreux facteurs intervenant à chaque étape du processus de reconnaissance d’opportunités qui peuvent remettre en cause son issue. Aussi, paraît-il nécessaire de se pencher davantage que ne le fait Kirzner sur le déroulement du processus de découverte des opportunités de profit. Il est particulièrement intéressant de s’interroger sur les relations que peuvent entretenir les différentes fonctions économiques entre elles et les formes que peut prendre l’activité entrepreneuriale. Nous verrons dans la seconde section de ce travail comment Kirzner tente de répondre à cette question, développant pour ce faire son analyse de l’incertitude et de l’entreprenariat.

Notes
372.

Nous renvoyons le lecteur à l’analyse du concept d’équilibre chez Hayek commentée dans la partie 2, chapitre 2, 1.2.1. « Connaissances dispersées et théorie de l’esprit humain ».

373.

Nous verrons que Kirzner se montrera plus conciliant vis-à-vis de l’idée de « destruction créatrice » par la suite. Nous renvoyons le lecteur à Y. B. Choi (1995) et Kirzner (1999a) pour une analyse des liens existants entre la conception de l’entrepreneur de Kirzner et de Schumpeter. Nous reviendrons pour notre part sur cette relation dans la seconde section de ce chapitre.

374.

Nous renvoyons le lecteur au chapitre consacré à Schumpeter et plus particulièrement au paragraphe « Evolution du capitalisme et formes d’entreprise »

375.

Expressions soulignées par l’auteur.

376.

Notons que cet argument est discutable sauf à affirmer que chaque individu poursuit un objectif différent de celui des autres individus.

377.

Ce constat est ainsi typique de la représentation de la théorie de la concurrence imparfaite ou monopolistique de l’école de Chicago à l’époque de G. Stigler et M. Friedman, dite parfois « seconde école de Chicago » laquelle débuterait dans les années 1960. Il n’est donc pas étonnant de retrouver cette vision chez Kirzner, élève de Mises et lecteur d’Hayek. D’ailleurs, parmi les auteurs les plus fréquemment cités en dehors des membres de la tradition autrichienne, les noms qui reviennent le plus souvent dans les ouvrages de Kirzner, en particulier (1973), ne sont autres que ceux des membres de l’école de Chicago comme G. Stigler, T. W. Schultz ou J. Buchanan.

378.

Kirzner (1973, p. 117) s’appuie ainsi explicitement sur les travaux en matière de concurrence monopolistique de D. Dewey (1958) et H. Demsetz (1959 et 1964) qu’il cite comme référence.

379.

Ces auteurs, théoriciens du management, s’intéressant au processus de création entrepreneurial, se réfèrent essentiellement au modèle de processus créatif développé par G. Wallas (1926) et les raffinements que celui-ci a pu connaître. Le modèle de processus créatif de G. Wallas comprend en effet quatre étapes auxquelles se greffent une cinquième étape introduite selon les auteurs de l’article par M. Csikzentmihalyi (1996) et J. Kao (1989). Pour une analyse détaillée de ces étapes et de la littérature concernant le processus créatif, nous renvoyons le lecteur à l’article de G. Hills, R. Shrader et G. Lumpkin (1999). Nous nous intéressons pour notre part à ces travaux seulement dans la mesure où ils nous fournissent un élément permettant de critiquer l’existence d’une tendance à l’équilibre continue et uniforme.