2.1.1. Ignorance versus incertitude : l’évolution de la position de Kirzner

Si Kirzner (1999a, p. 6) avoue s’être limité ‘« aux contextes les plus simples, c’est-à-dire des marchés pour des biens simples, au sein d’une période simple »’ au cours de ses premiers travaux, il entreprend d’étendre son analyse et de souligner davantage la nature de l’incertitude et ses liens avec l’activité entrepreneuriale. Son analyse procède en deux temps. Il examine tout d’abord l’élément entrepreneurial qui caractérise l’action individuelle, présent dans toute action humaine et l’oppose au « calcul économique » dans sa définition robbinsienne. Sur ce point l’argumentation de Kirzner ne diffère donc pas de celle qu’il présente dans ses premiers travaux et que nous avons pu exposer et critiquer dans la première section de ce chapitre.

Kirzner revient sur les nombreuses comparaisons réalisées entre sa conception de l’entrepreneur « découvreur d’opportunités » et celle de l’entrepreneur innovateur de Schumpeter. La différence entre ces deux conceptions 382 a pu être vue comme irrémédiable selon S. Boehm (1989), superficielle pour R. Hébert et A. Link (1982, p. 99), ou sans intérêt dans la mesure où ces deux conceptions sont complémentaires ainsi que le note D. Boudreaux (1994) par exemple. Aussi, Kirzner a-t-il entrepris d’expliciter davantage sa position et met-il l’accent essentiellement sur la nature imaginative et créative de l’action entrepreneuriale. Plus exactement, il cherche à montrer que l’action humaine est non seulement orientée vers l’avenir, mais elle est fondée sur une représentation du futur que l’individu tente de réaliser. L’homme agit selon « son opinion ». Kirzner (1985, p. 58) peut ainsi définir l’entrepreneur comme celui qui cherche à faire correspondre « le futur tel qu’il l’envisage » avec « le futur tel qu’il le rencontrera ». Selon lui, « l’homme agit, à la lumière du futur qu’il envisage pour améliorer sa position dans ce futur », parce qu’il n’existe aucune force dans la nature permettant d’assurer la correspondance entre le futur envisagé et le futur réalisé (1982, p. 148).

La vigilance renvoie dès lors à la propension que possède l’homme de faire correspondre la vision du futur envisagée avec le futur tel qu’il se réalisera. L’entrepreneur qui réussit est celui qui parvient à faire en sorte que se réalise l’image qu’il se fait du futur. La vigilance repose ainsi sur la capacité des individus à anticiper et imaginer le futur. Contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs, Kirzner pense que la vigilance entrepreneuriale ne consiste pas à voir ce qui existe déjà, en revanche, elle ‘« crée le futur pour lequel ses actions présentes sont conçues »’ 383 (1982, p. 150).

Kirzner généralise ensuite l’analyse de l’action humaine individuelle au comportement des participants au marché. Là encore, aucune réelle modification n’intervient. L’entrepreneur arbitre entre les différences de prix existant sur le marché. Par conséquent, il n’existe pas vraiment de tension entre l’incertitude dans laquelle se trouve l’individu au moment de prendre une décision et l’activité de découverte des erreurs passées qui consiste à réduire l’ignorance passée. À l’opposé, ‘« la tension entre l’environnement incertain dans lequel l’action se déroule, d’un côté et l’aspect découverte des erreurs de l’action (…) peuvent être vus comme simplement les deux faces d’une même pièce entrepreneuriale »’ (1982, p. 150). Le point commun à ces deux facettes est la recherche d’un profit suffisant, ce qui motive la vigilance et par conséquent le fait de supporter l’incertitude. La recherche des erreurs passées fournit une occasion de tirer un profit et donc une incitation à supporter l’incertitude.

J. High (1982, p. 163), qui fut l’un des principaux critiques de Kirzner, souligne que sa nouvelle conception est « plus large » considérant « l’incertitude comme la liberté pour le futur réel de diverger de notre image du futur », ce qui ‘« fournit un champ supplémentaire pour l’exercice de la vigilance mais laisse inchangée la nature essentielle de l’entreprenariat et sa fonction première – la coordination de l’activité marchande »’. L’entrepreneur conserve son rôle de coordinateur sur le marché. Certes, l’introduction du passage du temps au travers de l’analyse multi-périodes permet de complexifier l’analyse. Plus exactement, l’exercice de la vigilance dans un contexte multi-périodes nécessite des ‘« qualifications personnelles et psychologiques qui n’étaient pas nécessaires dans le cas de la simple période »’ (1982, p. 155). Une activité entrepreneuriale réussie repose nécessairement sur ‘« ces qualités de visions, de hardiesse, de détermination et de créativité »’. Dès lors, Kirzner semble reconnaître que l’activité entrepreneuriale repose sur des qualités et compétences, même si elle ne réside en aucun cas dans la maximisation de celles-ci. Il reconnaît ainsi la possibilité et l’intérêt de mettre en lumière le courage et la capacité à affronter le hasard des affaires analysés, par exemple, par Schumpeter (1982, p. 156).

L’accent est donc mis davantage encore sur la nature créatrice et imaginative de l’action entrepreneuriale. En agissant, l’homme tente d’influer sur le cours des événements. En se confrontant à l’incertitude, l’entrepreneur construit le futur tel qu’il aimerait le voir se réaliser. L’activité entrepreneuriale envisagée dans une perspective multi-périodes n’est plus seulement une activité d’arbitrage comme elle a pu l’apparaître dans la simple période. Elle est avant tout une activité spéculative. Elle ne se limite plus aux faits présents, mais prend en compte la capacité des individus à modeler le présent pour créer un futur conforme à l’image que ceux-ci s’en font. Ainsi Kirzner (1999a, p. 10) peut-il écrire que ‘« dans le cas de la simple période, la vigilance peut au mieux découvrir des faits présents jusqu’alors négligés »’ et que ‘« dans le cas de multi-périodes, la vigilance entrepreneuriale doit appréhender la perception qu’a l’entrepreneur de la manière dont l’action créatrice et imaginative peut influer de façon cruciale sur le type de transactions qui seront entreprises dans l’avenir sur le marché »’.

Toutefois, la reconnaissance de l’existence d’une dimension imaginative et créatrice de l’action entrepreneuriale ne remet pas en cause le rôle d’arbitre de l’entrepreneur. L’élément principal de l’activité entrepreneuriale réside dans la perception de l’existence de différences de prix entre les différents marchés. Au contraire, les « qualités psychologiques » que sont l’audace et la créativité sont nécessaires à l’exercice de la vigilance entrepreneuriale, c’est-à-dire à la correction des erreurs passées : afin de les corriger et donc tirer un profit substantiel des différences de prix, l’entrepreneur met en place une action qui rompt avec la façon de penser habituelle des autres individus. Plus exactement, ainsi que l’explique clairement Kirzner (1999a, p. 12), le futur ne pouvant être connu avec certitude, ‘« l’entreprenariat consiste en la conviction que l’on a perçu des erreurs antérieures sur le marché lesquelles ont créés une différence entre le prix auquel il est possible d’acheter les inputs et le prix auquel il sera possible de vendre le produit »’. Autrement dit, ‘« l’essence analytique du rôle entrepreneurial pur est lui-même indépendant de ces qualités spécifiques »’ (1999a, p. 12). En ce sens, le rôle de l’entrepreneur au sein du processus de marché reste le même.

Par conséquent, ‘« la caractéristique essentielle de l’entreprenariat »’ reste liée aux « propriétés coordinatrices du marché [market-coordinative properties] » (1982, p. 155). Kirzner maintient ainsi une « position médiane » entre la conception robbinsienne qui exclut toute incertitude et le concept d’ignorance absolue qui ne permet pas de conclure quelle est l’issue du processus de marché. Bien que la conception de l’incertitude soit enrichie, Kirzner ne modifie en rien son hypothèse concernant l’existence d’une tendance à la découverte et l’exploitation d’opportunités de profit. Certes, il reconnaît que ‘« tout projet entrepreneurial réussi constitue un choc pour le marché »’ et donc déséquilibre les plans des individus qui n’ont pas anticipé ce choc (1999a, p. 13). Toutefois, le comportement de l’entrepreneur reste malgré tout coordinateur 384 dans la mesure où l’activité entrepreneuriale ne fait que découvrir un moyen de parvenir à ‘« un meilleur degré de coordination à la fois vis-à-vis de la structure réelle des possibilités technologiques et la structure des préférences des consommateurs »’ comme en conclut l’auteur de l’exemple de l’innovation automobile aux Etats-Unis (1999a, p. 15).

Cependant, le raisonnement que nous propose notre auteur pour expliquer l’existence d’une tendance à la coordination des actions des divers participants au marché nous semble discutable. En effet, cette hypothèse repose sur un raisonnement a posteriori qui ne peut que confirmer l’hypothèse originelle. Dans la mesure, en effet, où une activité a été abandonnée, celle qui lui a été substituée est forcément plus efficace puisque la première a disparu. Kirzner (1999a, pp. 14-15) tente de parer à cette critique lorsque, s’appuyant sur son exemple de l’industrie automobile américaine, il affirme que l’activité nouvelle ne prend la place de l’ancienne que parce qu’il existait précédemment chez celle-ci des signes de faiblesse que n’ont fait que révéler l’introduction de la nouvelle activité. Bien que très attrayante, cette idée est remise en cause par de nombreux autres exemples, comme celui de l’adoption du standard « qwerty » pour les claviers d’ordinateur, alors même qu’une autre méthode d’organisation des touches aurait permit un gain de temps de frappe et donc un meilleur rendement. L’hypothèse sur laquelle repose le raisonnement de Kirzner est donc plus restrictive que celle qu’il annonce. Pour lui, « il y aura toujours des possibilités techniques non découvertes que les générations futures pourront découvrir », autrement dit, « le système de marché » est ‘« toujours nécessairement « en situation de déséquilibre, au regard de l’infinie connaissance qui se trouve au delà de la recherche humaine (contemporaine) »’ (1999a, p. 15). Mais en fait, Kirzner suppose que la connaissance qui sera découverte par les générations futures sera nécessairement « meilleure » dans le sens où le degré de coordination des activités humaines ne peut aller que croissant. Cette vision, que nous pouvons qualifiée d’optimiste, oublie nombre de phénomènes et effets consécutifs aux améliorations technologiques. Que penser par exemple de la pollution de la couche d’ozone ? Devons nous penser que pour Kirzner le problème sera forcément résolu par les générations futures ? Une telle attitude est selon nous pernicieuse dans la mesure où elle tend à nier un principe pourtant cher à Mises et que Kirzner se doit de reprendre : le principe de responsabilité sur lequel repose toute société libre. Or, ainsi que le note M. Vihanto (1995, p. 83), c’est justement parce que Kirzner s’intéresse au rôle de l’entrepreneur au sein d’une économie libre où la vigilance permet d’acquérir spontanément certaines connaissances que l’initiative privée et, plus largement ‘« la liberté individuelle, est nécessaire pour que se développe un bon processus de progrès social »’. La question qui se pose ici est donc de savoir quelles institutions permettent au mieux à ces principes de s’appliquer. Il s’agit de se demander comment ‘« établir les limites appropriées à l’action humaine et découvrir les règles indiquées pour la coopération sociale »’, ainsi que l’explique à juste titre M. Vihanto (1995, p. 83). Nous ne considérons pas que l’analyse proposée par Kirzner concernant le rôle de l’incertitude ne soit pas éclairante. Nous souhaitons simplement souligner les dérives, les implications et les interrogations qu’un tel raisonnement, poussé à l’extrême, peut produire.

Plus exactement nous estimons que les problèmes rencontrés par Kirzner sont liés à sa volonté de rester fidèle à la conception misesienne de l’entrepreneur tout en se rapprochant de la théorie microéconomique traditionnelle en supposant la prépondérance de la tendance à la coordination des activités sur le marché. Une fois reconnu l’aspect créatif et innovateur de l’activité entrepreneuriale, le seul moyen de conserver l’hypothèse d’une tendance à l’équilibre repose sur une nouvelle hypothèse. Celle-ci réside dans le fait que ‘« les processus entrepreneuriaux de long terme »’ sont ‘« simplement une implication cohérente et l’extension des processus de court terme »’, lesquels se caractérisent par la disparition des différences de prix et l’établissement d’un unique prix d’équilibre sur le marché (1984, p. 68).

Notes
382.

Pour une comparaison de la conception de l’entrepreneur chez Schumpeter et Kirzner fondée sur le concept de frontière des possibilités de production, se reporter à Y. B. Choi (1995). Dans cet article, Y. B. Choi met en évidence les ressemblances et divergences existantes entre ces deux approches en soulignant que la principale différence existant entre ces deux auteurs réside dans les implications en termes de politique économique et de méthodologie.

383.

Terme souligné par l’auteur.

384.

Kirzner (1999a, pp. 16-17) considère les critiques qui lui furent opposées en la matière comme étant le fruit d’un problème linguistique. Le langage employé par Schumpeter et sa vision du capitalisme auraient selon lui obscurci l’analyse de l’évolution technologique. Mais, finalement, pour Kirzner, leurs deux visions de l’entrepreneur coordinateur et créateur peuvent être simultanément acceptées.