2.1.2. Les formes de l’activité entrepreneuriale

La distinction établie entre le court terme et le long terme et l’introduction de la nature créatrice et imaginative de l’activité entrepreneuriale conduit Kirzner à se pencher sur les différentes formes prises par celle-ci. Il affirme d’ailleurs que c’est ‘« en cherchant à clarifier cette différence [entre sa propre conception du rôle de l’entrepreneur et celle de Schumpeter] [qu’] il m’a semblé commode de porter attention aux différents rôles joués respectivement au sein de ces différentes interprétations du processus concurrentiel par l’entrepreneur »’ (1999a, p. 7).

La classification proposée par Kirzner (1984, pp. 84-86) met en scène ‘« trois principaux types d’activité entrepreneuriale concrète »’, à savoir l’arbitrage, la spéculation et l’innovation. Elle est fondée sur la découverte des différences de prix présentes. L’activité d’arbitrage opère lorsque l’entrepreneur découvre les erreurs des autres individus et s’emploie à les faire disparaître en retirant au passage un gain. Par conséquent, la tendance à la correction des erreurs passées est le fruit de la découverte d’opportunités de profit. Aussi l’auteur peut-il affirmer que l’activité d’arbitrage « n’appelle aucune innovation » (1984, p. 84). Plus encore, il refuse, ainsi qu’il l’avait déjà énoncé dans ses premiers travaux, d’associer l’activité d’arbitrage avec le fait de supporter un risque ou la possession d’un capital. L’activité arbitragiste pure se détache aussi tout spécialement de toute activité capitaliste.

Dès lors, nous retrouvons la critique que nous avons adressée précédemment à la théorie kirznerienne concernant le traitement du lien entre les activités entrepreneuriale et capitaliste. Certes, nous l’avons vu, Kirzner reconnaît que, dans la plupart des situations, l’entrepreneur a besoin de convaincre le capitaliste de la nécessité de le suivre dans son projet et de lui prêter de l’argent. Mais là encore, Kirzner ignore l’importance de la réputation de l’entrepreneur dans la relation qu’il entretient avec le capitaliste. Or, les études menées sur les réalités de l’activité entrepreneuriale montrent l’importance de facteurs aussi subjectifs que la réputation ou la place de l’entrepreneur dans la société. Au delà des seules compétences en matière économique, la décision d’investir et donc de prendre des risques, repose sur la notion de confiance. S. Ikeda (2002, p. 229) souligne ainsi le rôle de la notion de « capital social » qu’il définit comme ‘« les normes sociales ou les règles partagées qui structurent les anticipations de la communauté entourant l’exécution d’une tâche particulière »’. De la même manière, Y. B. Choi (2002, pp. 39-42) met en évidence la dualité des normes et conventions qui sont à la fois générées par la vigilance, fournissent des repères pour le comportement et les anticipations des individus et peuvent donc opposer une certaine résistance pour l’action entrepreneuriale future. Autrement dit, le succès de l’action entrepreneuriale dépend non seulement de la capacité des entrepreneurs à exploiter les connaissances contextuelles qu’ils possèdent, mais de leur capacité à tirer parti des « réseaux sociaux », « des normes de réciprocité » et des « réseaux de confiance » qui sous-tendent les forces du marché 385 .

Or, des phénomènes tels que la confiance ou la réputation relèvent des relations inter-individuelles et non des comportements pris isolément 386 . Kirzner, parce qu’il considère que la vigilance est présente chez tous les individus pris séparément, a fait le choix de s’intéresser aux comportements individuels. Mais lorsqu’il aborde les comportements marchands, nous venons de voir qu’il distingue chaque fonction économique. Finalement, sa démarche ne permet pas de prendre en compte des phénomènes tels que la confiance ou la réputation. Se pose donc la question de savoir comment Kirzner peut intégrer l’importance et l’influence des réseaux et des institutions dans lesquelles s’inscrivent l’activité entrepreneuriale 387 .

Schumpeter 388 d’ailleurs avait mis en évidence le fait que l’entrepreneur doit toujours faire face à une certaine résistance liée à l’existence de routines, conventions et habitudes de pensée. Or, si Kirzner souligne l’existence de résistances, il ne s’intéresse pas aux moyens dont dispose l’entrepreneur pour les vaincre, à l’exception toutefois de son analyse de la publicité. Il semble occulter par exemple le rôle des institutions et plus précisément des « réseaux ». Les réseaux parce qu’ils sont par nature un tissu de relations sociales et personnelles fournissent ainsi des opportunités entrepreneuriales. Ils permettent ainsi par exemple de trouver des financements à des entrepreneurs qui n’en trouvaient pas sur le marché.

Plus largement, la question de savoir s’il est possible de fonder une analyse des différentes formes de l’action entrepreneuriale prenant en compte l’influence des institutions dans lesquelles elles s’inscrivent tout en conservant l’orientation de la tradition autrichienne contemporaine.

La seconde forme prise par l’activité entrepreneuriale est la spéculation que Kirzner (1984, p. 84) définit comme « un arbitrage dans le temps ». Si l’activité de spéculation et celle d’innovation ont quelques liens avec l’activité d’« arbitrage pur », elles reposent sur « des qualités personnelles et psychologiques qui sont substantiellement différentes de celles nécessaires pour engager une activité d’arbitrage pur » (1984, p. 86). Pourtant, l’auteur ne s’avance pas dans la description de ces qualités. Seul compte pour lui le fait que l’origine de l’activité spéculative réside encore une fois dans la découverte d’une opportunité de gain à venir. L’entrepreneur qui spécule anticipe que le prix de vente d’un bien sera supérieur au prix auquel il a acheté ce bien hier. L’activité entrepreneuriale implique une incertitude concernant la réalisation de son anticipation. La tendance à la correction des erreurs dépend ainsi de la correction des anticipations des agents et comprend donc un élément d’incertitude supplémentaire par rapport à l’opération d’arbitrage pur.

La prise en compte du temps a en outre pour conséquence de contraindre l’entrepreneur à recourir à ‘« la coopération du capitaliste pour combler l’écart temporel causé par la spéculation »’ (1984, p. 85). Toutefois, Kirzner ne poursuit pas plus avant son analyse des liens entre l’activité spéculative, l’activité capitaliste et l’activité productive. Il semble que l’activité spéculative soit complètement indépendante de la sphère productive dans sa conception. Pourtant, là encore, de nombreux facteurs entrent en jeu dans la relation liant l’entrepreneur au capitaliste. Les notions de confiance et de réputation ont, entre autres, un rôle non négligeable. Le capitaliste en effet cherche à s’assurer que l’intérêt qui lui est dû lui sera payé et peut ainsi demander un certain nombre de garanties parmi lesquelles la réputation de l’entrepreneur pèse lourdement. De plus, les anticipations des entrepreneurs peuvent différer de celles des capitalistes qui les financent. Ainsi, comme le note L. Moss (1995, p. 100), si les entrepreneurs anticipent un futur différent de celui des capitalistes et si les capitalistes pour prêter des fonds doivent être convaincus du succès des projets des entrepreneurs, ceux-ci ne pourront s’assurer alors un prêt que s’ils parviennent à ce que le capitaliste ait la même vision du futur qu’eux ou bien qu’ils leur mentent. Il pourrait être intéressant d’analyser les relations entretenues entre l’entrepreneur spéculateur et le capitaliste 389 . Dès lors, les critiques que nous avons pu adresser à l’analyse kirznerienne concernant son traitement de la relation entre l’actionnaire-capitaliste et l’entrepreneur peuvent être maintenues. L’incertitude entourant l’issue des relations entre les entrepreneurs et les capitalistes ne permet pas d’assurer l’existence d’une tendance à la coordination sur le marché. Mais surtout, l’analyse de Kirzner néglige de nombreux facteurs intervenant dans le succès de l’activité entrepreneuriale tels que la confiance, la réputation ou plus généralement l’importance des réseaux de sociabilité.

Parallèlement, l’activité innovatrice semble inclure une dimension productive puisque, par nature, ‘« elle consiste en la création d’un produit, une méthode de production ou une organisation jusqu’ici non découverte »’ (1984, p. 85). De plus, elle peut être qualifiée de spéculative dans la mesure où l’introduction d’une innovation entraîne des modifications dans le rapport des prix et donc jette un doute sur les anticipations et l’obtention d’un équilibre sur les autres marchés. Toutefois, Kirzner nie toute influence de l’activité innovatrice sur l’activité spéculatrice dans sa forme pure. Autrement dit, il nie par exemple l’effet que peut produire l’annonce de la découverte d’une innovation technologique sur les marchés financiers.

L’intérêt que porte Kirzner aux différentes formes de l’activité entrepreneuriale se limite donc à leur forme « pure ». L’une des raisons de son peu d’intérêt pour les liens existants entre les différentes formes prises par l’activité entrepreneuriale au cours du processus de marché est liée à la perspective dans laquelle il produit cette analyse. Il n’a en effet pour seul objectif que de prouver la cohérence de l’ensemble de ses travaux, autrement dit qu’il n’y a pas de rupture entre ses écrits d’avant 1981 et ceux postérieurs à cette date. Cette cohérence repose sur le fait que derrière chaque forme entrepreneuriale s’exerce la vigilance définie comme la perception d’une opportunité existante ou spéculée qui peut nécessiter de recourir à une innovation. Kirzner (1984, p. 86) souligne en effet que « toutes ces formes entrepreneuriales « consistent à tirer avantage des différences de prix », que « toutes sont inspirées par la motivation du profit pur constitué par les différences de prix respectives » et enfin, que « toutes sont rendues possibles par l’activité d’entrepreneur moins compétent (les erreurs des autres) ». Finalement, la description donnée par Kirzner des différentes formes entrepreneuriales et en particulier de la relation entre les innovations et les autres fonctions économiques n’est pas satisfaisante, puisqu’elle occulte de nombreux points comme le problème posé par les anticipations croisées.

Cette insatisfaction provient selon nous de sa méthodologie qu’il emprunte à Mises, à savoir la praxéologie 390 . Kirzner se fonde en effet sur la représentation de l’action humaine présentée par Mises pour construire sa propre théorie de l’entrepreneur. Ainsi, dans un article consacré aux « fondements historiques de la perspective misesienne », Kirzner (2000b, p. 19) explique que ‘« la science économique devient une science de l’action humaine parce que les théorèmes de l’économie doivent dépendre non seulement des calculs des preneurs de décision opérant au sein d’une structure moyens-fins donnée, mais, de manière plus décisive, des découvertes vigilantes des opportunités de gain présentant une structure moyens-fins qui n’est pas donnée ».’

La praxéologie permet d’isoler un élément de l’action humaine de toute influence physique ou psychologique afin de produire des théorèmes permettant d’expliquer ces phénomènes sociaux. Ainsi, la « méthode des modèles imaginaires » permet de distinguer le concept « pur » ou concept « praxéologique » du concept « réel » ou « historique » chez Mises (1949, p. 250). Ce dernier en effet explique que la théorie économique en tant que théorie de l’action humaine est une « science générale et aprioristique » (1949, p. 250). L’entrepreneur « pur » n’est qu’une pure abstraction et il n’a donc pas de fondement dans la réalité du processus de marché. Ce n’est d’ailleurs pas le rôle de la théorie économique, en tant que science de l’action humaine de s’occuper des formes réelles de l’activité quelles qu’elles soient. Seule l’histoire et la sociologie peuvent permettre de prendre en compte les circonstances réelles de l’action. Or, le statut des concepts historiques diffère des concepts purs en ce qu’ils sont fondés sur une interprétation, un jugement de valeur.

Sur cette base, il apparaît que Kirzner ne peut produire une analyse de l’interaction existant entre les diverses formes entrepreneuriales 391 et les autres fonctions économiques sans abandonner la théorie de l’action humaine. Produire une telle analyse le conduirait sur la voie de l’histoire ou de la sociologie et l’éloignerait de la théorie de l’action humaine. Il n’est pas étonnant que Kirzner se limite à quelques éléments de nature générale et abstraite concernant les formes pouvant être prises par l’activité entrepreneuriale. C’est d’ailleurs sur ce point que reposent les critiques accusant la notion de vigilance de ne pas rendre compte de la complexité des forces, en particulier culturelles, qui entrent en jeu dans la réussite entrepreneuriale. Pour D. Lavoie 392 (1991) par exemple, il est nécessaire de prendre en compte la pluralité des formes entrepreneuriales lesquelles sont étroitement liées à l’environnement culturel dans lequel elles s’inscrivent 393 .

Dans le même temps, cette critique peut facilement être évincée. Kirzner (1994, p. 328) d’ailleurs n’hésite pas à rappeler que sa théorie n’a pas pour but de fournir une analyse des formes prises historiquement par l’activité entrepreneuriale, mais s’intéresse uniquement à ‘« la vigilance pure telle que la présente la théorie de l’entrepreneur »’. Il n’hésite d’ailleurs pas à qualifier ses critiques, comme Lavoie, d’« historicistes », qui ‘« ne parviennent pas à reconnaître que la théorie économique pure peut produire une compréhension des chaînes de causalité qui peuvent se manifester de manière identique dans une variété de contextes culturels et historiques différents »’ 394 (1994, p. 328).

Pourtant, il semble qu’il s’agisse d’un terrain sur lequel la théorie de l’activité entrepreneuriale pourrait être étendue. La question qui se pose dès lors est celle de savoir si une telle analyse peut être produite dans la ligne tracée par la tradition autrichienne contemporaine. Une première réponse semble toutefois suggérer qu’une telle analyse ne peut être entreprise dans la perspective méthodologique misesienne.

Notes
385.

 Pour un développement du concept de capital social comme prolongement de la théorie kirznerienne de l’entreprenariat se reporter à S. Ikeda (2002).

386.

Notons que Y. B. Choi (2002, p. 39) souligne l’importance du concept d’empathie qui permet à l’entrepreneur de se placer dans les chaussures des autres individus et donne lieu à des sentiments tels que l’admiration qui jouent un rôle non négligeable au sein des relations sociales et plus particulièrement dans les relations entre le capitaliste et l’entrepreneur-emprunteur.

387.

De nombreux travaux on montrés que l’activité entrepreneuriale est étroitement liée aux relations sociales et politiques qu’entretiennent les individus entre eux hors du processus de marché et de production. L’idée selon laquelle l’activité de l’entrepreneur permet de connecter deux sphères de la société où existent des valeurs différentes va dans ce sens. En ce sens, S. Lipset (1988, p. 122) montre que les immigrants qui ne bénéficient d’aucun soutien et sont sujets à toutes sortes de discriminations, peuvent développer une activité entrepreneuriale grâce au soutien de la communauté immigrante. Dans son étude consacrée à l’activité entrepreneuriale aux Amériques, S. Lipset met ainsi l’accent sur le rôle important de soutien à l’activité entrepreneuriale offerts aux membres de la communauté par les groupes ethniques ou religieux par exemple.

388.

Bien avant Schumpeter, M. Weber (1902) conscient des résistances auxquelles étaient confrontés les entrepreneurs a mis en avant le rôle de l’éthique protestante dans le développement du capitalisme et s’est intéressé aux relations entre l’économie et l’éthique de divers groupes religieux. De même, dans Der Moderne Kapitalismus, W. Sombart (1902-28) souligne l’aspect créatif et la capacité des entrepreneurs à rompre avec les systèmes de valeurs traditionnels.

389.

Notons que la théorie principal-agent permet de fournir une première réponse. Toutefois, Kirzner (1973, pp. 55-56) considère qu’elle est insuffisante dans la mesure où elle ne permet pas de mettre l’accent sur la spécificité de l’activité entrepreneuriale. Nous faisons ici référence à l’analyse de la relation entre actionnaire et entrepreneur évoquée plus haut.

390.

K. Jakee et H. Spong (2003) exposent la même idée dans leur article « Praxelology, entrepreneurship and the market process : a review of Kirzner’s contribution ». Ils soulignent ainsi que la méthodologie présentée par Kirzner (1967 et 1971) permet de comprendre les difficultés rencontrées par la suite par Kirzner.

391.

Certains auteurs s’émancipant de ces hypothèses méthodologiques ont toutefois pu produire une analyse de l’évolution des formes prises par l’entreprenariat compatible avec l’idée selon laquelle l’action entrepreneuriale tend à établir une situation d’équilibre, c’est-à-dire tend à réaliser la coordination des actions des divers participants au marché. Nous pensons ainsi au travail de S. Y. Wu (1997) qui, en se fondant sur l’hypothèse de l’existence de marchés incomplets, montre que trois formes d’activité entrepreneuriale auxquelles correspondent trois types de firme peuvent être distinguées dans l’histoire économique : le « charismatique entrepreneur-capitaliste » de la firme capitaliste, le « directeur » [manager] des grandes firmes et les « coalitions d’entrepreneurs » qui constituent la nouvelle forme de firme. Bien que cette analyse de l’évolution des formes prises par l’activité entrepreneuriale soit historiquement discutable, cette analyse a le mérite d’illustrer la manière dont il est possible d’analyser la référence à l’équilibre comme le produit de l’action entrepreneuriale.

392.

Nous reviendrons sur la contribution de D. Lavoie lorsque nous analyserons l’apport de Lachmann à l’analyse de l’entreprenariat, D. Lavoie adoptant une position proche de celui-ci.

393.

De nombreuses études sociologiques ont ainsi mis en évidence le rôle des structures institutionnelles et de la solidarité, ce qui conduit à reconnaître l’importance des réseaux sociaux d’accès dans le succès entrepreneurial. Nous renvoyons le lecteur à l’article de A. Martinelli (1994) lequel fait l’inventaire des contributions réalisées sur le thème de l’entrepreneur dans la littérature en économie mais aussi en sociologie et en psychologie.

394.

Terme souligné par l’auteur.