2.2.1. L’influence de l’environnement institutionnel sur le développement de l’activité entrepreneuriale

À de nombreuses reprises, Kirzner reconnaît l’influence de la structure institutionnelle et culturelle sur l’activité entrepreneuriale. Son ouvrage de 1985 est d’ailleurs parsemé de telles références. Dès le chapitre 2 de cet ouvrage, il reconnaît l’existence d’« une variété de structures possibles d’organisation économique pour la société » et il ‘« soutient par conséquent que les systèmes alternatifs d’organisation économique doivent être évalués, en partie, en observant le succès respectif avec lequel ils suscitent de hautes qualités entrepreneuriales »’ (1985, p. 15 et pp. 17-18). Autrement dit, il s’agit de chercher quelle structure de l’organisation économique permet de limiter les erreurs des entrepreneurs. Kirzner refuse cependant de considérer le problème du choix de la structure organisationnelle comme un simple problème de maximisation. Les qualités entrepreneuriales sont certes rares, mais elles ne constituent pas des ressources qui peuvent être prises en compte au sein d’un modèle de croissance. Elles ne peuvent être considérées comme des ressources comme les autres dont la quantité serait fixée au départ et que l’entrepreneur choisirait d’employer ou non. Au contraire, l’auteur insiste sur le caractère spontané et donc non intentionnel de l’activité entrepreneuriale (1985, p. 22). Toutefois, il est nécessaire de s’intéresser aux structures organisationnelles qui permettront au mieux de voir émerger à l’horizon la vigilance entrepreneuriale au moment précis où des décisions doivent être prises (1985, p. 24). En effet, selon Kirzner, les qualités entrepreneuriales, bien que présentes chez tous les individus, peuvent rester « inexploitées et inertes » (1985, p. 25). Il s’agit donc de trouver quelle structure organisationnelle permettra de favoriser leur exploitation. Plus précisément, il convient de se demander quelles sont les institutions qui permettent de conduire à la réussite entrepreneuriale. Or, ainsi que nous l’avons évoqué, le moteur de la découverte n’est autre que la perspective de réaliser un gain que les autres n’ont pas vu. Par conséquent, la recherche de la structure entrepreneuriale qui permettra au mieux de susciter la réussite consiste à se demander quelle structure de l’organisation économique permet au mieux aux entrepreneurs de tirer profit de leur découverte.

Une première réponse est apportée par Kirzner (1985, pp. 29-39) lorsque celui-ci s’intéresse aux ‘« performances des systèmes économiques alternatifs en matière de motivations entrepreneuriales »’. Là, il compare trois « systèmes socio-économiques alternatifs » à savoir : une économie de marché libre, un système économique centralisé et une économie de marché réglementée. L’économie de marché libre est décrite comme offrant la possibilité d’entrer librement dans une relation marchande mutuellement bénéfique, les prix établis lors de la confrontation des offres et demandes fournissant un guide pour les décisions des individus. Mais surtout, ‘« l’aspect le plus impressionnant du système de marché est la tendance à la découverte de telles opportunités [de gain entrepreneur pur] »’ 395 (1985, p. 30). Parallèlement, les systèmes d’économie centralisée et d’économie réglementée sont critiqués. Considérant comme caractéristique du fonctionnement d’une économie socialisée le modèle d’O. Lange, Kirzner se contente de rappeler les résultats auxquels était parvenus Mises lors du débat sur la possibilité d’un calcul économique dans une économie socialiste. Sur ce point, il regrette que ‘« peu de travaux n’aient été réalisés concernant l’analyse de l’entreprenariat dans les sociétés complètement socialisées »’ (1985, p. 31).

Dans l’économie organisée centralement, la vigilance s’exerce à différents niveaux. Ainsi, par exemple, les « directeurs » doivent décider des quantités et des prix des biens et pour cela identifier les sources d’offres, connaître les méthodes de production et donc les possibilités techniques, connaître les préférences et les goûts des consommateurs, mais surtout anticiper les changements qui peuvent intervenir. Autrement dit, le problème auquel doit faire face une économie de ce type est de savoir comment faire en sorte que les « directeurs » découvrent toutes les opportunités de profit pur qui n’ont pas encore été exploitées et comment faire en sorte que « de telles opportunités sociales constituent en même temps des opportunités de gain privé pour les découvreurs potentiels » (1985, p. 33). Kirzner observe ainsi qu’un tel système nécessite que les « directeurs » puissent conserver pour eux-mêmes une partie des gains entrepreneuriaux. Pourtant, même dans ce cas se poserait le problème de la sélection des « directeurs » en fonction de leurs aptitudes entrepreneuriales. En effet, s’il est possible de mettre en place un système incitant les « directeurs » à améliorer la productivité ou à réduire les coûts de production, voire même mettre en place des innovations, il va à l’encontre de la découverte entrepreneuriale (1985, p. 35). Dans tous les cas, en effet, les directeurs doivent savoir que de telles opportunités existent. Autrement dit, les opportunités de profit sont supposées déjà découvertes. Il n’y a donc pas de place pour l’activité entrepreneuriale au sein de ce type de système. Plus encore, Kirzner considère que la question de la découverte entrepreneuriale n’a pas été prise en compte dans les différentes théories et modèles qui se sont penchés sur l’organisation d’une économie planifiée centralement.

Concernant l’économie réglementée 396 , Kirzner parvient à des conclusions similaires. En effet, rien ne garantit que les agents de l’État découvriront quelles sont les opportunités pour améliorer l’allocation des ressources. Il n’est pas certain non plus que seuls les agents de l’État les plus vigilants seront en place. Plus encore, il considère ce système comme pervers dans la mesure où la partie réglementée de l’économie contraint le versant de l’économie laissé libre : ‘« la découverte entrepreneuriale peut être inhibée ou réorientée sous l’effet des contraintes réglementaires »’ (1985, p. 37). Les entrepreneurs opérant sur les marchés laissés libres peuvent en effet subir l’impact des réglementations gouvernementales dans la mesure où celles-ci peuvent supprimer ou du moins réduire ‘« les gains personnels que les entrepreneurs auraient tirés de leurs découvertes » ; ce qui aurait pour conséquence que « certaines opportunités ne pourraient être tout simplement découvertes par personne »’ (1985, p. 38). Finalement, Kirzner conclut qu’il est urgent de s’intéresser davantage aux répercutions des différentes politiques de développement sur les incitations à la découverte.

Ailleurs, Kirzner s’intéresse aux politiques qui pourraient permettre d’encourager la découverte entrepreneuriale. Il existe selon lui deux moyens : a) une politique qui affecterait l’attitude entrepreneuriale et le caractère de la population et b) une politique qui aurait pour objectif de stimuler la vigilance envers les opportunités d’une population donnée. Le premier type de politique ne repose pas sur l’analyse économique mais plutôt sur l’analyse psychologique et génétique, dans le but de sélectionner les caractères psychiques propres à la découverte. Notons que l’engouement de Kirzner pour de telles politiques doit être traité avec circonspection. En effet, ce type de politique visant à sélectionner les individus en fonction de leurs attitudes et de leurs caractères n’est pas sans rappeler les expériences eugéniques des plus noires heures de l’histoire.

Quant au second type de politique visant à encourager la vigilance, Kirzner note que certains auteurs ont à juste titre souligné le rôle de la structure des droits de propriété. Il reconnaît ainsi que des pratiques institutionnelles telles que a) la mise en place d’une économie libre et ouverte, b) la mise en place d’un système de garantie des droits de propriétés légalement acquis ou c) le choix de pratiques institutionnelles permettant de s’assurer des deux premiers principes, vont en ce sens.

Mais, en définitive, Kirzner conclut qu’aucune étude approfondie s’attachant aux structures institutionnelles favorisant la vigilance et la réussite entrepreneuriales n’a été entreprise. La citation suivante de Kirzner (1985, pp. 167-168) résume parfaitement son propos nous semble-t-il : ‘« seul le capitalisme où la liberté de saisir les opportunités perçues est disponible dans la plus large mesure peut encourager la plus large floraison de la découverte et de la créativité entrepreneuriale (…). C’est l’exercice d’une telle découverte et créativité entrepreneuriale à long terme qui nous permet de voir le système économique comme libérateur de la contrainte de la rareté qui nous contraindrait dans une structure allocative »’. Il semble donc, comme le souligne R. Garrison (1995, p. 77) que la question de savoir quel type d’arrangement institutionnel permet au mieux de stimuler la vigilance entrepreneuriale et, en particulier, la question de savoir si elle est caractéristique de la seule économie de marché, n’a pas encore été résolue, ni même traitée avec suffisamment d’attention de la part des économistes de la tradition autrichienne contemporaine.

Notes
395.

Phrase soulignée par l’auteur.

396.

L’expression d’« économie réglementée [regulated market economy] » recouvre « des économies de marché qui ont été circonscrites plus ou moins par des organismes d’intervention étatique [systems of state intervention] » et constituent ainsi « ni un modèle de socialisme pur, ni un modèle de capitalisme pur » (1985, p. 36). Il s’agit donc de ce que l’on a coutume de désigner parfois sous l’expression d’« économie mixte ».