2.2.2. Critiques et solutions apportées à l’analyse kirznerienne

D’autres économistes de tradition autrichienne se sont penchés sur la question des liens entre le développement et l’activité entrepreneuriale ainsi que de leurs implications pour les politiques de développement. Parmi ces contributions, nous souhaitons mettre en avant les travaux qui se sont intéressés à l’origine des opportunités de gain entrepreneurial pur 397 . R. Holcombe (2001), par exemple, met en avant le fait que les découvertes entrepreneuriales présentes sont d’autant plus nombreuses et faciles à débusquer que d’autres entrepreneurs les ont précédés. Il contribue ainsi à justifier l’existence d’une tendance à la correction des erreurs commises par le passé. En effet, ‘« quand un entrepreneur tire avantage d’une opportunité de profit auparavant inaperçue, ceci crée de nouvelles opportunités permettant à d’autres entrepreneurs d’agir, le processus continue se répercutant au travers de l’économie, créant des opportunités de profit additionnelles »’ note R. Holcombe (2001, p. 12). Cette idée, qui n’est pas sans rappeler celle de grappes d’innovations développée par les « néo-schumpeteriens », permet d’introduire un phénomène d’« effet retour positif [positive feedback] » permettant d’endogénéiser une partie des opportunités entrepreneuriales. Y. B. Choi (2002, p. 34) note ainsi qu’il serait intéressant de se pencher sur les implications de la théorie de la vigilance concernant des phénomènes sociaux aussi divers que ‘« « les grappes d’innovations » [swarms of innovations] (…), les découvertes multiples et simultanées en science, la prépondérance des minorités/étrangers parmi les entrepreneurs, la mobilité sociale (…) »’. Un autre phénomène important pour comprendre comment se développe l’activité entrepreneuriale est occulté par Kirzner. Il s’agit du concept de « culture d’entreprenariat » lequel repose sur l’émergence de réseaux. En ce sens, R. Holcombe (2001, p. 15) souligne-t-il la nécessité de s’intéresser à « la nature cumulative du processus d’entreprenariat en cours dans l’économie ». La création de nouvelles opportunités n’est possible que dans la mesure où il existe des changements extérieurs au processus économique, tels que des modifications de la nature et du volume de la demande. Mais il existe aussi des changements qui sont produits par l’activité entrepreneuriale. Dès lors, la tendance à l’équilibre, comprise comme l’établissement d’un prix unique sur le marché et la parfaite coordination des actions des individus tend à s’établir, mais qui est sans cesse remise en question par les nouvelles opportunités de profit apparues suite à l’action des premiers entrepreneurs.

Cette analyse permet d’étendre la théorie de la découverte établie par Kirzner et de fournir un élément d’explication à certains phénomènes de réseaux. Ainsi, R. Holcombe explique que l’activité entrepreneuriale, parce qu’elle est concurrentielle, pousse les entrepreneurs à rechercher toujours de nouvelles opportunités. Reprenant l’argumentation de Kirzner, il montre qu’il n’est certes pas possible de « produire » l’activité entrepreneuriale, mais qu’il est possible de créer un environnement susceptible de voir apparaître de nouvelles opportunités de découvertes. Dès lors, les entrepreneurs vont mettre en place des activités qui permettront de produire un « environnement entrepreneurial », autrement dit un environnement propice à de nouvelles découvertes. Les activités de recherche et développement sont de cet ordre en ce qu’elles permettent, selon R. Holcombe (2001, p. 19), ‘« de produire un environnement au sein duquel les opportunités entrepreneuriales sont plus susceptibles d’être découvertes »’.

Dan le cadre des politiques de développement économique, la question essentielle est celle de la manière dont peut être créé un ‘« environnement entrepreneurial favorable »’. Comme Kirzner, R. Holcombe souligne en la matière le rôle joué par les institutions de l’économie de marché et l’influence des politiques gouvernementales sur un tel environnement 398 . Toutefois, il existe d’autres prolongements à la théorie kirznerienne qui ne défendent pas l’idée d’un processus cumulatif.

L. Moss (1995) s’intéresse lui aussi au lien existant entre l’activité entrepreneuriale et le développement économique. Il ne parvient pas cependant aux mêmes conclusions que Kirzner ou R. Holcombe. Au contraire, il met l’accent sur le fait que l’activité entrepreneuriale peut avoir des effets inattendus sur l’ensemble des autres acteurs de l’économie (1995, p. 101). Plus encore, il avance que le comportement de recherche de rente qui caractérise l’activité entrepreneuriale ‘« peut avoir la conséquence inattendue de produire le développement économique »’ tout en produisant en même temps des externalités négatives telles que « les phénomènes de congestion des routes dans les villes », par exemple. L. Moss (1995, pp. 101-102) explique ainsi que l’établissement et la préservation de la structure de droits de propriété n’a pas été sans heurts : ‘« les historiens ont montrés comment certaines des structures de droit de propriété qui donnent forme à l’action humaine dans le monde moderne ont été conçues dans le péché, la cruauté extrême et, dans certains cas, ont impliqués ce que nous appelons aujourd’hui le mauvais traitement des natifs américains »’. Ainsi, L. Moss met l’accent sur la résistance qui entoure toute activité entrepreneuriale. Finalement, il ouvre ici la voie à la reconnaissance des conflits impliqués par l’exercice de la vigilance. Les « barons-voleurs » 399 et autres profiteurs ne sont ni plus ni moins des entrepreneurs qui ont saisis au départ des opportunités de profit que d’autres n’avaient pas vu et même parfois refusaient de voir. Quel que soit le jugement moral que l’on peut attacher à ce type de comportement, il est intéressant de noter qu’au travers de cet exemple, L. Moss met en avant une nouvelle faiblesse de la théorie kirznerienne, à savoir la non prise en compte des conflits engendrés par l’activité entrepreneuriale et les résultats néfastes qu’ils impliquent pour le développement de l’activité économique en général. L. Moss (1995, p. 103) peut ainsi affirmer que ‘« la vigilance entrepreneuriale et le développement économique ne sont pas des phénomènes identiques et que la question des liens existant entre eux est un sujet encore largement inexploré par les économistes autrichiens modernes »’.

Notes
397.

Parmi les critiques avancées par les économistes autrichiens envers la théorie kirznerienne de l’entrepreneur vigilant, découvreur d’opportunités de profit, le peu d’intérêt porté par Kirzner à la question de l’origine des opportunités de profit est sans doute la plus importante. Nous nous référons ainsi par exemple à Y. B. Choi (2002, p. 33) et R. Holcombe (1998 et 2001).

398.

Il est intéressant de noter que Kirzner (1999a) se félicite du développement d’une analyse comme celle de R. Holcombe.

399.

Les « barons voleurs [robber barons] » est une expression forgée aux États-Unis au par les journalistes et romanciers contestataires, parmi lesquels le célèbre Henry George, du mouvement de l’industrialisation du dix-neuvième siècle. Ces critiques visaient ainsi tout particulièrement les propriétaires des grandes compagnies en particulier de chemins de fer qui dictaient leur loi aux ouvriers. Cette expression est en fait construite par analogie avec les seigneurs pillards du Moyen Âge en France.