Conclusion

S’appuyant sur la théorie de l’action humaine de Mises et la théorie de la connaissance d’Hayek, Kirzner a construit sa propre théorie de l’entrepreneur où celui-ci est décrit comme un être vigilant vis-à-vis des opportunités de profit « pur ». Nous pouvons parler de théorie dans la mesure où toute son analyse du fonctionnement du processus de marché est fondée sur une représentation particulière de l’entrepreneur, laquelle permet d’expliquer toutes les formes entrepreneuriales rencontrées. Kirzner distingue ainsi la fonction économique de l’entrepreneur des autres fonctions économiques du capitaliste ou du directeur. La spécificité de l’entrepreneur réside dans sa capacité à découvrir des opportunités de profit que les autres n’ont pas découvertes jusqu’alors. Plus qu’une ressource qui pourrait être maximisée, la vigilance est une fonction qui s’exerce face à l’incertitude sur le processus de marché. Toutefois, tout individu peut exercer cette fonction à un moment ou à un autre. Celle-ci est ainsi toujours exercée conjointement à d’autres fonctions économiques, ce qui rend très difficile de distinguer l’entrepreneur du capitaliste, par exemple.

Kirzner souhaite en fait par-là fonder une « voie médiane » entre l’approche microéconomique traditionnelle qui néglige le rôle de l’entrepreneur et l’approche subjectiviste radicale de Lachmann, pour qui l’issue de l’action entrepreneuriale est fondamentalement indéterminée 400 . Sa définition de l’entrepreneur comme un être vigilant vis-à-vis des opportunités de profit, lui permet en effet de conserver la référence à l’équilibre. Kirzner considère que l’action entrepreneuriale est équilibrante dans la mesure où elle tend à transmettre de manière spontanée la connaissance dont les individus ont besoin pour participer au processus de marché.

Cette conception de l’activité entrepreneuriale a cependant évolué dans la pensée de Kirzner puisqu’à partir de 1981 celui-ci met davantage l’accent sur le lien entre l’action entrepreneuriale et l’incertitude. Il ajoute ainsi que l’entrepreneur spécule sur le futur lorsqu’il tire profit d’opportunités de profit. Il met ainsi en évidence la nature créatrice de l’activité entrepreneuriale. Toutefois, la dimension créatrice qui est intégrée ne permet pas de prendre en compte la nature déséquilibrante de l’activité entrepreneuriale. Au contraire, Kirzner affirme qu’en découvrant des opportunités de profit l’entrepreneur crée une image du futur qu’il tente ensuite d’appliquer au monde qui l’entoure. Si Kirzner reconnaît toutefois que cette tendance à la coordination des actions sur le marché peut être remise en cause, il ne prend pas en considération le fait que l’activité entrepreneuriale peut produire des externalités négatives qui ne peuvent être parfaitement anticipées. De tels phénomènes remettent non seulement en cause la tendance à l’équilibre mais rendent l’issue du processus entrepreneurial parfaitement indéterminée.

Plus encore, s’intéressant aux différentes formes que peut prendre l’activité entrepreneuriale sur le marché, Kirzner distingue trois types d’activités à savoir l’arbitrage, la spéculation et l’innovation. Pourtant, Kirzner ne pousse pas plus loin son analyse. Il néglige le fait que chacune de ces formes entrepreneuriales peut avoir une influence non seulement sur les autres formes entrepreneuriales mais sur les autres fonctions économiques. Autrement dit, Kirzner occulte les liens existant par exemple entre l’entrepreneur innovateur, le capitaliste spéculateur ou le directeur arbitragiste. Or, les relations qu’entretiennent les individus entre eux en tant que capitaliste ou directeur influent sur leur action entrepreneuriale. Finalement, Kirzner néglige le fait que l’action de l’entrepreneur peut avoir un effet déséquilibrant pour les autres fonctions économiques et que les institutions peuvent constituer des points d’appui pour l’établissement de la coordination. Plus encore, il oublie que l’activité entrepreneuriale non seulement se nourrit des institutions, mais est productrice d’institutions.

Néanmoins, la théorie de Kirzner n’en demeure pas moins une avancée importante de la théorie « autrichienne », dans la mesure où elle permet d’expliquer quel est le rôle de la fonction entrepreneuriale sur le marché. Certes, l’éclairage qu’elle fournit est partiel, mais il constitue une représentation alternative de la manière dont les individus se comportent sur le marché par rapport à la définition robbinsienne de la rationalité économique.

Notes
400.

Kirzner est cependant parfaitement conscient que pour Lachmann il est possible d’imaginer quelle sera l’issue de l’action entrepreneuriale en fonction de la situation institutionnelle particulière dans laquelle elle se situe. Il refuse de considérer plus généralement l’idée selon laquelle l’issue du processus de l’activité entrepreneuriale soit indéterminé. Il affirme d’ailleurs en ce sens que l’approche de Lachmann conduit au chaos.