Chapitre 2. Le subjectivisme radical et la vision kaléidoscopique de Lachmann

Introduction

Élève de W. Sombart à l’université de Berlin, Lachmann a été formé par l’un des principaux représentants, avec M. Weber et A. Spiethoff, de la troisième école historique allemande qui se développe à partir des années 1890. Il faut d’ailleurs noter que W. Sombart et plus largement de la troisième école historique allemande sont assez critiques vis-à-vis de la « dérive empiriste » de leurs prédécesseurs. L’analyse des phénomènes sociaux proposée par W. Sombart mêle ainsi l’histoire économique et la conceptualisation des faits historiques. Celui-ci a donc une position beaucoup moins tranchée vis-à-vis des autres économistes de son époque que G. Schmoller 401 par exemple. L’enseignement de la troisième école historique allemande explique ainsi l’intérêt de Lachmann pour l'environnement institutionnel et social des phénomènes économiques et sa prise de connaissance « tardive » (à partir des années 1930) des travaux de l’« économie autrichienne ». Il prend d’abord connaissance des écrits de J. A. Schumpeter et V. Pareto avant de lire, puis de rencontrer Mises en 1932. Intéressé par la conception autrichienne de la théorie des prix et du capital, il est l’élève de Hayek lors de son arrivée à la London School of Economics en 1933 402 . Lachmann a donc par sa formation une place très particulière au sein de la tradition autrichienne. Il apparaît au milieu des années 1970 403 comme l'un des principaux artisans du « renouveau de la pensée autrichienne ». Il devint alors à partir de 1975 l’un des principaux lecteurs invités lors du séminaire d’été de l’université de New York.

Lachmann considère que le développement de l’analyse économique est très étroitement lié au développement du subjectivisme. Il s’accorde par-là avec Hayek (1955, p. 31 et 1981, p. 40) pour qui ‘« chaque progrès important de la théorie économique pendant les cent dernières années a été un pas de plus dans l’application cohérente du subjectivisme »’. Toutefois, il constate que la tradition autrichienne qui, depuis sa formation, brandit l’étendard du subjectivisme, « a négligé » de s’intéresser aux anticipations 404 . Si les autrichiens ne sont pas tout de suite intéressés au rôle des anticipations, d’autres comme F. Knight et J. A. Schumpeter, mais surtout J. M. Keynes ont montrés que les anticipations avaient un rôle important au sein de la théorie économique. Les anticipations sont au cœur de l’action individuelle. Elles constituent la représentation que se fait l’individu du déroulement des événements futurs et diffèrent donc selon les individus. Dès lors, il n’est plus possible d’en conclure qu’il existe une tendance à la coordination des actions individuelles : ‘« dire que le marché produit progressivement une cohérence parmi les plans, c’est dire que la divergence des anticipations sur laquelle repose l’incohérence initial des plans, laissera place petit à petit à la convergence »’ 405 (1976b, p. 129). Aussi, pour Lachmann, le monde est-il kaléidoscopique 406 . Nous verrons ainsi dans ce chapitre qu’il existe une autre « tendance » au sein de la tradition autrichienne contemporaine qui s’attache de manière différente au rôle de l’incertitude et à ses effets sur le processus de marché. Une approche plus complexe et plus contrastée de l’activité entrepreneuriale est ainsi mise en évidence. Aussi, nous attacherons nous dans un premier temps à la manière dont les principaux tenants de cette approche, à savoir Shackle et Lachmann, prennent en compte le temps et l’incertitude dans leur analyse. Nous verrons que leur définition des anticipations est ainsi plus riche que celle de Kirzner en ce qu’elle permet de comprendre que des anticipations fondées sur une perception erronée de la réalité puisse produire une situation où les actions des individus sont coordonnées. Plus encore, l’activité entrepreneuriale ne conduit pas nécessairement à la coordination des actions des divers participants au marché.

Puis, dans une seconde section, nous verrons que cette conception de l’activité entrepreneuriale conduit à reconnaître qu’il existe différents types d’entrepreneurs et de processus de marché. Plus encore, nous montrerons que Lachmann met ainsi en évidence les liens existants entre les institutions et les processus de marché, un pont étant ainsi jeté entre l’analyse du processus de marché et l’analyse des institutions.

Notes
401.

Nous faisons allusion ici à la querelle des méthodes entre Menger et Schmoller que nous évoquons dans la partie 1, chapitre 1 de ce travail.

402.

Bien qu’il ait déjà obtenu son doctorat à l’université de Berlin, mais ne parvenant pas à trouver d’emploi, Lachmann entre à la London School of Economics où il rencontre Shackle et Hayek.

403.

Nous faisons référence ici à la conférence organisée en 1974 à South Royalton. Pour une description plus précise des raisons de ce renouveau de la pensée autrichienne, nous renvoyons le lecteur à l’introduction générale de ce travail.

404.

Notons que cette affirmation est largement remise en cause par les économistes autrichiens qui se réclament de Mises. R. Koppl (1998, pp. 64-65) montre ainsi que si Mises n’a jamais intégré l’idée du subjectivisme des anticipations, il émet l’idée que les agents émettent des opinions différentes. Il souligne en outre que les présupposés épistémologiques de Mises l’empêchait d’aller plus loin dans l’analyse (1998, p. 66).

405.

Certains commentateurs se réfèrent à cette idée selon laquelle il n’est pas possible de déterminer l’issue du processus de marché comme le « problème de Lachmann ».

406.

L’image d’un monde kaléidoscopique est empruntée à Shackle. Lachmann fait cependant sienne cette expression. Shackle (1972, p. 76) définit ainsi « une société kaléidoscopique entrecoupant de moments ou d’intervals d’ordre, d’assurance et de beauté avec la soudaine désintégration et un flot de nouveaux modèles [pattern] ». Autrement dit, cette expression de société kaléidoscopique renvoie au fait que la société est en constant mouvement et peut donc changer à tout moment de direction.