1.1. Anticipations et imagination : la nature de l’action entrepreneuriale

L’importance accordée par Lachmann à l’incertitude apparaît très tôt dans ses écrits. Dès 1937, alors qu’Hayek publie son « Economics and Knowledge », Lachmann écrit « Uncertainty and liquidity preference » dans laquelle il critique la conception de l’incertitude défendue par P. Rosenstein-Rodan et la notion de préférence pour la liquidité de J. M. Keynes.

Lachmann rencontre et se lie avec George Shackle dès 1935 lorsqu’il entre à la London School of Economics. Mais, selon K. Mittermaier 407 (1992, p. 9), Lachmann ne devint « shacklien » qu’une fois que Shackle eût donné ses conférences de 1957 intitulées Time in Economics 408 . Cette influence est cependant loin d’être à sens unique puisque, comme le note l’un des anciens collègues de Lachmann, P. Lewin (2000, p. 387), ‘« le travail de Lachmann précède celui de Shackle bien que leurs contributions aient évoluées de manière très étroites sur une longue période »’. Du fait des relations intellectuelles et personnelles qu’ont entretenus ces deux auteurs, il nous paraît essentiel de résumer les principales caractéristiques de la pensée de Shackle. Nous nous intéresserons ainsi tout particulièrement aux liens existants entre les concepts d’imagination, de création et de choix qui fondent l’approche du rôle de l’entrepreneur et l’issue des décisions entrepreneuriales chez Lachmann.

Il nous faut noter encore qu’il existe des divergences d’opinion entre Lachmann et Shackle. Ainsi, dans son article de 1959, Lachmann critique-t-il la conception du temps exposée par Shackle en 1958. Pour celui-ci en effet, le temps ne peut être représenté par un axe ou une simple variable mathématique (1958, p. 23). Il existe, selon lui, un « moment de l’existence » [moment-in-being] qualifié de « solitaire » qui se déroule le long de l’axe du temps et qui permet d’expliquer pourquoi l’expérience humaine n’est pas continue. Dès lors, selon Lachmann (1959, p. 83 et sq.), il ne pourrait y avoir de continuité dans l’action humaine chez Shackle. Celui-ci affirme d’ailleurs que les anticipations des agents comme leurs connaissances sont essentiellement subjectives. Si Lachmann ne rejette pas cette conclusion, il n’est pas d’accord avec la manière dont Shackle y parvient. Lachmann considère en effet qu’il est possible de discerner une certaine continuité dans toute action humaine. Nous aurons l’occasion de revenir et de développer cette idée plus loin. Au delà des divergences d’opinion, le plus important pour nous ici, est la « communauté » de pensée de ces deux auteurs. Aussi souhaitons-nous mettre en évidence la conception particulière de la décision et des anticipations de Shackle. Elle fait en effet très largement écho à celle de Lachmann et se retrouve chez tous les « subjectivistes radicaux ». Nous pensons plus particulièrement ici à G. O’Driscoll et M. Rizzo (1985) qui mettent l’accent sur le subjectivisme des économistes de tradition autrichienne contemporaine et font de Lachmann le principal artisan de l’extension de l’analyse « subjectiviste dynamique » 409 .

Notes
407.

K. Mittermaier appartient au département d’économie de l’université Witwatersand (Afrique du Sud) où Lachmann fut professeur. Il est l’auteur d’une biographie publiée dans le South African Journal of Economics où un numéro spécial est consacré à l’œuvre de Lachmann à l’occasion de son décès.

408.

Nous nous référerons par la suite à cet ouvrage sous l’expression : Shackle (1958) lequel rassemble une série de conférences.

409.

Rappelons que pour G. O’Driscoll et M. Rizzo, l’approche subjectiviste dynamique « considère l’esprit comme actif, une entité créative dans laquelle les décisions prises ne sont pas déterminées par celles qui les précèdent » (1985, p. 22). Autrement dit, le processus d’apprentissage et le processus de formation des anticipations ne peuvent être déterminés par le passé et comprennent toujours « des processus non déterministes » (1985, pp. 24-25).