1.1.1. La nature imaginative et créatrice de l’action humaine : le rôle des anticipations

Selon Lachmann (1943, p. 68), pour pouvoir agir, l’individu doit construire un « plan » en fonction des ressources à sa disposition et des obstacles qu’il peut rencontrer : ‘« quand les hommes agissent, ils ont à l’esprit une image de ce qu’ils désirent atteindre »’ (1971, p. 30). Or, les hommes ont de multiples désirs et des moyens limités pour les atteindre de sorte que la poursuite d’une fin exclue la poursuite d’autres fins. Ils doivent donc choisir les fins qu’ils désirent poursuivre et dans ce but et construire un plan. Chaque plan comprend alors ‘« une revue complète des moyens disponibles et de la manière dont ceux-ci pourraient être utilisés »’.

L’action économique ne repose pas seulement sur des données mais elle est, selon Lachmann (1943, p. 65), sujette aux doutes et à l’incertitude, « aux vagues espoirs et aux peurs inarticulés ». Dès lors, la décision finale des individus dépend de la ‘« vigilance mentale, de l’aptitude à lire les signes d’un monde changeant et l’empressement à faire face à l’inconnu »’. L’individu agit dans un environnement incertain en fonction de la représentation qu’il se fait de l’environnement dans lequel il agit et des circonstances sur lesquelles il pense ne pas pouvoir agir. Autrement dit, toute action de l’individu est fondée sur un plan, c’est-à-dire « une image mentale » ou une « interprétation » de la réalité. Les moyens, les fins et les obstacles étant donnés, ils constituent une limite pour l’action de l’homme. Le choix n’est pas arbitraire mais est orienté par des contraintes selon un plan.

Nous retrouvons ici l’influence de Shackle 410 pour qui en effet, ‘« l’action doit être formulée dans l’esprit, c’est une œuvre d’art, un travail d’imagination »’. Plus encore, les ‘« anticipations sont trop insaisissables et subtiles pour dégager des principes ou des lois permettant d’expliquer leur origine »’ (1953, p. 82). Dès lors, la question centrale en économie est de savoir comment les hommes prennent des décisions et agissent.

Shackle affirme que le choix est étroitement lié à l’incertitude. Pour lui, ‘« la décision, donc, est le choix en face d’une incertitude limitée »’ (1961b, p. 4). Elle doit permettre ainsi de choisir entre ‘« plusieurs hypothèses rivales (mutuellement exclusives) parmi lesquelles [l’individu] ne peut se prononcer avec certitude »’ (1961, p. 4). Elle doit ainsi pouvoir laisser place à l’imagination et à la création. Mais la décision laisse place à une certaine liberté pour l’individu : ‘« la liberté que laisse l’incertitude de créer d’imprévisibles hypothèses’ ‘ 411 ’ ‘ »’ (Shackle 1961b, p. 5). Elle permet donc d’introduire la création qui se définit dès lors comme ‘« l’introduction soudaine et spontanée d’une nouveauté essentielle »’.

Choisir est faire acte d’imagination. En effet, ‘« le choix entre les divers résultats s’opère dans l’imagination du sujet »’ et ‘« toutes les qualités que ces résultats peuvent présenter, toute la force et l’attraction qu’ils peuvent exercer sur son esprit, n’existent qu’en vertu de qualités et de pouvoirs imaginés »’,(1961b, p. 8). Toutefois, l’imagination ne peut conduire à une décision que dans la mesure où elle est bornée par ce que l’individu connaît de la situation qui l’entoure. L’imagination s’accorde ainsi toujours avec la situation actuelle (1961b, p. 10). L’individu imagine quels pourraient être les résultats d’une action et choisit en fonction des « degrés de possibilité » qu’il attribue aux différentes hypothèses qu’il a imaginé. Ainsi l’individu peut-il classer les différentes hypothèses de la plus possible à la moins possible. Autrement dit, lorsque l’individu prend une décision et qu’il choisi donc de suivre une de ces hypothèses, il forme une « anticipation ». Par anticipation, Shackle entend ‘« une prise de connaissance ex-ante d’une situation ou d’un événement imaginés »’ 412 . Aussi, ‘« toute sa personnalité, son expérience, son éducation et même son hérédité (…) interviennent »’ dans l’établissement d’une anticipation de ce que pourrait être l’avenir (1961b, p. 10). Cette anticipation est donc par essence subjective et personnelle.

Shackle (1961b, p. 235) en vient ainsi à critiquer la manière dont la théorie économique, plus particulièrement celle « qui prévaut en Occident » 413 , envisage l’action et le choix humains. Pour les tenants de cette approche, les hommes agissent lorsqu’ils choisissent la meilleure alternative possible en toute connaissance des alternatives possibles et de leurs conséquences. Pourtant, dans un tel cadre, il n’y a aucun choix. L’individu agit « en fonction de la nécessité » plus qu’en fonction d’un choix. Aussi, une « véritable théorie du choix » doit chercher à abandonner « le postulat selon lequel les fins disponibles ne constituent que des données », c’est-à-dire qu’en postulant que les hommes créent leurs fins puisque « le choix, irrémédiablement, ne peut être qu’un choix entre des pensées » lesquelles « ne constituent pas des données » (1961b, p. 236). Shackle peut ainsi en déduire que la théorie économique a pour objectif de ‘« montrer comment le jeu de l’intérêt personnel et des comportements des individus dans tous les domaines, peuvent, du fait de leur mutuelle interaction, donner naissance à un univers dans lequel règne l’incertitude, mais une incertitude bornée ; univers dans lequel par suite on puisse concevoir des décisions qui ne soient ni illusoires, ni vides de sens, ni même sans pouvoir »’. Il apparaît que le résultat d’une décision est toujours fondé sur l’ordre des choses dans lequel l’individu considère se trouver. L’incertitude est donc toujours limitée, ce qui permet à la théorie économique d’expliquer quels sont les événements qui peuvent survenir. Mais elle ne peut en aucun cas permettre de prédire ce qui ce produira dans une situation particulière. Finalement, l’incertitude ne permet pas de réaliser des prédictions, mais elle n’exclut pas le fait que l’on puisse imaginer quel pourrait être le futur.

Notes
410.

Notre analyse de Shackle s’appuie plus particulièrement sur deux ouvrages Décision, Déterminisme et Temps et Epistemics and Economics (Économie et épistémologie) où il s’intéresse au rôle du temps et de l’incertitude dans la décision et l’action humaine à l’origine des événements.

411.

Expression soulignée par l’auteur.

412.

Expression soulignée par l’auteur.

413.

Notons que Lachmann (1976, pp. 232-235) souligne une certaine similitude entre la critique de Shackle et celle développée par Mises (1949).