1.1.2. Plan d’action, anticipation et interprétation : l’impossibilité de déterminer le résultat d’une action

De ce constat concernant la nature imaginative et créatrice de l’action humaine, Lachmann en déduit que le travail des sciences sociales est essentiellement interprétatif : ‘« nous devons élucider la signification que les actions humaines observables ont pour leurs agents respectifs »’ (1986, p. 49). Plus encore, chaque activité humaine consiste à « résoudre un problème » [problem solving activity]. Dès lors, le premier rôle du chercheur en sciences sociales est ‘« d’expliquer les phénomènes sociaux observés en les ramenant aux plans individuels (leurs éléments, leur forme et leur fin) qui leurs ont typiquement donnés naissance »’ (1971, p. 31). Lachmann considère d’ailleurs s’insérer dans une perspective méthodologique typiquement weberienne 414 dans la mesure où l’action doit être expliquée par la signification que l’acteur lui donne.

Par conséquent, l’action des hommes et leurs choix dépendent de leur interprétation du passé et de leur représentation du futur. La réalisation du plan, c’est-à-dire la satisfaction de la fin choisie par l’individu, dépend donc à la fois des anticipations et des expériences passées de l’individu, dans la mesure où celles-ci lui permettent de fonder celles-là. Mais là encore, Lachmann suit les enseignements de Shackle (1961b, p. 6), pour qui la décision est dite « inspirée » dans le sens où l’individu peut imaginer à partir de ses expériences passées quelles sont les conséquences d’un événement. Pour ce dernier, la décision n’est donc pas arbitraire puisqu’elle se fonde en partie est sur le passé et l’expérience. Toutefois, la décision ne peut être obtenue à partir d’un calcul de probabilité car dans ce cas, l’univers dans lequel se trouverait l’individu serait un univers de certitudes. Pour établir des probabilités, il est nécessaire d’énumérer l’ensemble des résultats possibles d’une action, ce qui n’est pas envisageable pour Shackle. Les probabilités représentent des connaissances qui ne peuvent être obtenues dans un univers caractérisé par l’incertitude. En effet, pour celui-ci, les décisions des individus se caractérisent par des ‘« expériences uniques par leur essence, et surtout irréversibles, si nombreuses, et souvent d’importances cruciales »’, il n’est donc pas possible de prédire quels seront les résultats de ces décisions (1961b, p. 45) 415 .

Cependant, Lachmann va plus loin que Shackle. Il refuse en effet de considérer que les anticipations dépendent de l’expérience passée des affaires (1986, p. 23). Il pense en effet qu’une même expérience des affaires peut conduire à des anticipations sensiblement différentes selon les individus : ‘« une hausse des prix peut, par exemple, conduire à anticiper soit une baisse future, si les gens sur le marché ont en tête un certain « niveau normal » de référence, soit une augmentation future, si des forces inflationnistes sont supposées en jeu »’ (1943, p. 67). Différents individus qui possèdent les mêmes connaissances, car ils ont suivis les mêmes études dans les mêmes écoles avec les mêmes enseignants, peuvent ainsi appliquer de manière différente leurs connaissances. De la même façon, des hommes ayant eu la même expérience peuvent parvenir à des connaissances différentes. De nombreuses innovations techniques sont ainsi nées de manière « spontanée », du fait d’un seul innovateur alors même que la connaissance sur laquelle repose cette innovation était connue de tous. L’innovation et l’acte entrepreneurial qu’elle renferme est donc toujours œuvre d’interprétation et de création. L’interprétation est ainsi au coeur de l’activité entrepreneuriale 416 . Celle-ci est donc essentiellement subjective et ne peut donc être reproduite à l’identique.

De plus, comme les individus poursuivent simultanément leurs plans, lesquels partagent certaines fins et certains moyens, chaque plan individuel constitue un « point d’orientation » pour les plans des autres individus. Des « frictions » ou du moins des « problèmes d’interaction ou de coopération » apparaissent alors. Autrement dit, l’interaction des différents plans peut conduire à une certaine coopération, mais elle peut tout aussi bien provoquer une certaine rivalité entre ces plans. Aussi, pour Lachmann (1971, p. 40), chaque plan se doit d’être « flexible », dans la mesure où ‘« certaines des connaissances pertinentes pour l’action ne seront qu’acquises in agendo, c’est-à-dire qu’une fois que le plan aura été dressé et que l’action aura débuté »’. Par conséquent, les plans sont soumis à des révisions perpétuelles du fait de l’incertitude, des erreurs pouvant être commises et des obstacles inattendus que les individus peuvent rencontrer. Ce qui, du fait de l’interaction entre les différents plans, entraînera la révision de tous les plans des autres individus.

Finalement, seul le hasard peut permettre que les actions des divers individus se trouvent coordonnées. La coordination nécessite un processus continue de confrontation des plans et des actions individuels. En outre, la coordination des actions individuelles n’est pas immédiate, mais elle prend du temps. Le délai ainsi introduit complique encore davantage le processus de coordination, puisqu’il fait courir de nombreuses incertitudes sur l’issue du processus du fait de la multiplication des révisions de plan. Nous avons vu que différents individus peuvent interpréter de plusieurs manières une expérience ou une connaissance commune. Dès lors, chaque nouvelle révision du plan d’action génère un élément d’incertitude supplémentaire quant à l’issue de cette action. Il n’est donc pas possible selon Lachmann de postuler l’existence d’une tendance à la coordination des activités humaines. Au contraire, l’issue du processus de coordination dépend des circonstances dans lesquelles celui-ci se déroule.

Par conséquent, les anticipations sont ‘« le résultat d’une variété de facteurs dont seulement quelques uns sont des événements observables parmi lesquels seulement certains d’entre eux sont de nature économique »’ (1943, p. 67). Elles sont fondées sur l’interprétation que font les individus des circonstances passées. Pour Lachmann (1956, p. 21), la formation des anticipations repose sur le fait qu’‘« il y a un élément subjectif dans les actes de l’esprit grâce auquel nous sélectionnons ces parties de notre expérience que nous autorisons à affecter notre jugement du futur »’.

Il faut donc différencier les anticipations qui concernent le « futur inconnaissable mais non inimaginable » (1976, p. 230), des interprétations quant aux événements passés « irrévocables mais non interprétables » (1986, p. 57). Il apparaît dès lors qu’il n’est pas possible de déterminer de manière certaine quel sera le résultat d’une action.

La confrontation des plans des différents participants au marché conduit à une situation de déséquilibre. Les agents sont alors conduit à modifier leurs plans et à formuler de nouvelles anticipations. Ainsi Lachmann affirme-t-il : ‘« l’expérience de l’incompatibilité interindividuelle des plans, de la coexistence de déséquilibre sur le marché avec de nombreuses situations d’équilibres individuels, peut inciter [prompt] les agents à réviser leurs plans dans la direction de la convergence »’. Toutefois, la révision des plans qui devrait conduire à l’apparition d’une tendance à l’équilibre comme le supposent Hayek et Kirzner, est remise en cause par trois types de forces déséquilibrantes (1986, pp. 56-57). Tout d’abord la révision des plans des individus peut conduire à des anticipations différentes : les individus peuvent en effet interpréter de manières différentes le résultat obtenu lors de la confrontation des différents plans d’action. Ensuite, l’établissement d’une coordination des plans nécessite que tous les individus les révisent suivant la même orientation. Autrement dit, il faut que leurs anticipations, fondées sur l’interprétation des circonstances présentes, convergent. Enfin, il peut se produire un « changement inattendu » qui remette en cause une nouvelle fois l’issue du processus et provoque la révision des plans des individus (1986, p. 57).

Dans un monde incertain, la connaissance sur laquelle reposent les interprétations des individus est imparfaite. Puisque de nombreux changements interviennent en même temps, le mécanisme de transmission de la connaissance au travers du système de prix ne permet plus de fournir toute l’information nécessaire à la prise de décision. Plus encore, les individus n’agissent pas en fonction de l’information contenue dans les prix, mais en fonction de leur interprétation de ces prix et de leur anticipation quant à leur évolution. Dès lors, ‘« dans un monde de changements continus, beaucoup peut être gagné par ces spéculateurs qui préfèrent anticiper les changements de demain plutôt que d’ajuster leurs actions aux changements enregistrés dans les derniers messages reçus »’ (1956, p. 22). Les actions des spéculateurs modifient les prix sur le marché et donc les références sur lesquelles les individus fondent leurs anticipations. Il suffit ainsi que les spéculateurs se trompent pour que les autres individus se lancent dans des actions qu’ils n’auraient pas entrepris s’ils avaient connus quelles étaient les causes des changements de prix. Aussi, dans un monde en mouvement perpétuel, il n’existe pas de guide sûr pour l’action, l’information est sans cesse incomplète. Toute information obtenue sur le marché doit donc être interprétée.

En ce sens, cette argumentation contredit l’affirmation d’Hayek selon laquelle les prix sont le résumé de toute l’information nécessaire à la prise de décision individuelle. Lachmann, en effet, montre que l’information transmise par les prix peut être interprétée de manière erronée. Ainsi, par exemple, lorsque le prix d’un bien augmente sur le marché, un observateur peut croire qu’il s’agit d’une simple augmentation du prix du bien considéré alors même qu’il s’agit en réalité d’une hausse du niveau général des prix. Dans ce cas, l’individu agira sans tenir compte de l’augmentation du niveau général des prix, ce qui aura pour conséquence de fausser les informations transmises sur le marché. Aussi, Lachmann (1956, pp. 29-34) explique-t-il que le prix ne permet pas de transmettre toute l’information nécessaire à la prise de décision, les individus devant aussi prendre en considération dans leur interprétation des facteurs supplémentaires tels que le temps, ou la taille des stocks 417 par exemple. Face à une hausse des prix, les individus peuvent puiser dans leurs stocks, ce qui a pour effet de retarder le moment où les individus seront réellement touchés par la hausse des prix, voire même de permettre aux prix de redescendre. De la même manière, les prix étant fondés sur l’anticipation des individus concernant le futur, il est possible qu’ils ne correspondent pas réellement à la structure du marché. C’est ainsi d’ailleurs que se forment des bulles spéculatives sur les marchés financiers. De nouvelles connaissances pouvant être obtenues au cours du déroulement de l’action, les anticipations et donc les plans des individus peuvent être modifiés à tout instant en toute direction.

En ce sens, la formation des anticipations n’est rien d’autre qu’ ‘« une phase dans ce processus continu d’échange et de transmission de la connaissance »’ (1956, p. 23). Autrement dit, le processus de formation des anticipations appartient au processus plus large d’acquisition de la connaissance. Lorsque les anticipations se révèlent non vérifiées, les agents modifient leurs plans et acquièrent une connaissance concernant leurs erreurs passées qui leur permettra de fonder sur de nouvelles bases leurs futurs anticipations. Nous retrouvons ici une critique du processus d’acquisition des connaissances décrit par Kirzner 418 puisqu’il admet que son issue ne soit pas nécessairement la coordination des différentes actions individuelles.

Le processus de formation des anticipations est ainsi décrit par Lachmann (1956, pp. 23-24) comme comprenant deux temps. Dans un premier temps, les individus établissent « le diagnostic de la situation » dans laquelle ils se trouvent. Ils déterminent ensuite quelles sont les « forces majeures » et les « forces mineures » qui sont en jeu et se fondent sur les seules « forces majeures » pour « établir leurs anticipations ». La formation des anticipations repose donc sur une interprétation ou un « jugement », qui porte sur la question de savoir quelles sont les forces majeures en jeu dans une situation donnée. Puis, une fois ces anticipations établies, celles-ci sont testées une fois l’action réalisée en comparant les résultats anticipés avec les résultats obtenus. Là encore, il s’agit d’un jugement fondé sur une interprétation de ces résultats. À nouveau des erreurs peuvent être commises : les individus peuvent avoir obtenu des résultats correspondant à leurs anticipations, alors même que celles-ci ne se sont pas vérifiées. Dans ce cas, les anticipations des individus se sont vues vérifiées par hasard et la connaissance qui peut être tirée de ces anticipations est erronée 419 . Aussi, Lachmann (1956, p. 24) peut-il en conclure que ‘« les anticipations sont ainsi des phases d’un processus sans fin, processus au travers duquel les hommes acquièrent la connaissance »’. C’est en ce sens que les prix peuvent se révéler ne pas transmettre les informations nécessaires à la prise de décision et ainsi contribuer à ce que le résultat des actions entreprises par les individus ne se réalise pas de la manière dont ceux-ci l’ont imaginée.

Dès lors, Lachmann se demande s’il est possible de ramener les anticipations à un problème de probabilités ; ce qui suppose que l’entrepreneur attribue à chaque événement anticipé une certaine probabilité de survenance. Il appuie son argumentation sur les travaux de Shackle pour montrer que la construction d’une telle échelle de probabilité n’est pas possible : les individus ne possèdent pas en effet toute l’information nécessaire quant aux résultats possibles de leur action (1956, pp. 25-27). Nous retrouvons donc l’idée de Shackle (1961b, p. 42) selon laquelle l’incertitude ne peut être réduite à une connaissance statistique puisque ‘« dans une multitude de cas différents, l’individu n’a pas à sa disposition un nombre suffisant de faits comparables, personnels ou extérieures, qui lui permette de constituer une table de fréquences valable pour les suites d’actes qu’il imagine »’. Il existe donc des actes pour lesquels l’établissement d’une échelle de probabilités est réalisable, mais ceux-ci ne concernent pas des situations d’incertitude 420 .

Parallèlement, Lachmann (1956, p. 27) considère qu’il est impossible de répertorier toutes les situations que peut produire une anticipation. Si tel était le cas, on pourrait supposer que les individus auraient alors l’information nécessaire pour réaliser des anticipations parfaites, ce que refuse notre auteur. Plus encore, l’établissement de probabilités pose problème. Pour Lachmann en effet, toute connaissance étant fondée sur une interprétation, il n’est pas possible de rassembler toute l’information nécessaire pour construire une échelle de probabilités. Chaque acteur, pour se décider à agir, a besoin de connaître les plans des autres individus avec lesquels il interagit. Autrement dit, les anticipations de chaque individu comprennent des anticipations concernant la manière dont les autres individus vont anticiper le futur. Différents individus ne pouvant aboutir aux mêmes anticipations que dans de très rares cas, il s’ensuit qu’il y a de grandes chances pour que les anticipations des individus soient erronées. En effet, l’individu peut se tromper dans son évaluation des données, mais aussi rencontrer des obstacles imprévisibles.

L’argumentation de Lachmann est donc plus nuancée que celle de Shackle puisque pour lui, si le futur ne peut être probabilisé, il est cependant possible de l’imaginer. Nous verrons dans la sous section suivante que pour Lachmann, la représentation du processus de marché et du rôle de l’entrepreneur qui en découle s’inscrit, contrairement à Kirzner, dans le cadre d’une théorie du capital.

Notes
414.

Lachmann (1971, pp. 18-47) s’emploi à démontrer que le concept de plan qui constitue le pivot de sa propre théorie, fait écho à l’approche de M. Weber. Il consacre d’ailleurs trois essais importants à clarifier sa position par rapport à M. Weber. Ces essais concernent l’emploi d’idéaux types, la méthode de l’interprétation et le rôle des institutions dans l’analyse des phénomènes sociaux. Nous faisons référence ici à Lachmann (1971) qui regroupe ces trois essais. Nous reviendrons plus loin sur l’influence de M. Weber quant au rôle des institutions sur l’analyse de Lachmann.

415.

L’analyse de Shackle s’accorde ainsi parfaitement avec la distinction établie par F. Knight (1921, p. 20) entre le « risque probabilisable » et l’« incertitude non probabilisable ». Toutefois, il est intéressant de noter que Shackle ne fait que rarement référence à F. Knight dans ses écrits. Certes, Il considère que le thème de l’incertitude s’est trouvé au cœur de la littérature économique grâce à F. Knight (1921) et à J. M. Keynes. Mais lorsqu’il évoque F. Knight, ce n’est que pour souligner au détour d’une note de bas de page (1952, p. 116), le fait que sa propre analyse renvoie à celle de F. Knight (1921). Le lecteur pourra en outre se reporter à Lachmann (1956, p. 26), lequel explique très clairement que les idées développées par Shackle (1952) avaient déjà été présentées par F. Knight (1921).

416.

Nous retrouvons encore une fois la même idée que celle proposée par Shackle. En effet, bien que la nature et le rôle de l’entrepreneur ne soit pas le sujet de l’analyse de Shackle, celui-ci montre que l’entrepreneur est au cœur des problèmes de décision. L’incertitude étant inhérente au processus de production, Shackle (1953, p. 82) distingue deux types de producteurs dans la mesure où « ceux qui le souhaitent peuvent se dégager de l’incertitude ». Certains producteurs peuvent ainsi accepter une somme de monnaie fixe en échange de leur droits sur le produit. Lors de la vente du produit, ces producteurs recevront donc la somme convenue au moment de l’établissement de l’« accord ». Ces producteurs ne sont pas des entrepreneurs au sens de Shackle. Seuls les producteurs qui font face à l’incertitude sont des entrepreneurs. L’analyse de Shackle fait ainsi écho à celle de F. Knight. Shackle (1953, p. 83) définit par ailleurs les entrepreneurs comme remplissant deux rôles à savoir « celui de preneur de décision » [decision-maker] et « celui de porteur d’incertitude » [uncertainty-bearer]. Ainsi, le profit « dépend de l’imprévisibilité radicale et propre aux affaires humaines ; du pouvoir et de l’ambition des hommes de changer leur environnement économique et non simplement à répondre à celui-ci ; et du fait que tous les ajustements économiques face à ces changements prennent du temps » (1953, p. 92).

417.

Pour plus de détails nous renvoyons le lecteur à l’article « Commodity stock and Equilibrium », Lachmann (1936).

418.

Nous renvoyons le lecteur au chapitre précédent, sous section « 1.2. Découverte et apprentissage des connaissances : l’héritage hayekien ».

419.

Notons que certains commentateurs qui se sont penchés sur le processus d’acquisition de la connaissance chez Kirzner sont parvenu au même constat. Ces commentateurs s’appuient sur les travaux de G. Richardson (1960). Nous avons délibérément choisi ici de ne pas présenter cette critique. Pour un compte rendu de ce type de critique nous renvoyons le lecteur au chapitre 8 « The theory of entrepreneurship : Kirzner’s line of thought » où S. Gloria-Palermo (1999a, pp. 107-109) reprend la critique de G. Richardson.

420.

Nous renvoyons le lecteur à la sous section précédente pour un résumé de l’argumentation de cet auteur.