1.2.2. Entrepreneur, capitaliste et « directeur » : les différentes fonctions économiques

Nous venons de voir que la fonction de l’entrepreneur est étroitement liée à l’utilisation du capital. Selon Lachmann (1956, p. 17), l’entrepreneur supporte une « lourde responsabilité » vis-à-vis des propriétaires du capital, du fait de ses choix en matière de combinaisons productives. Toutefois, bien qu’ils aient ‘« délégué le pouvoir de spécification [de la forme concrète des ressources en capital] à l’entrepreneur »’ (1956, pp. 16-17), les capitalistes supportent seuls l’incertitude [uncertainty-bearers]. Il convient donc de s’interroger sur les liens existant entre la fonction entrepreneuriale et la fonction capitaliste. Nous serons ainsi amené à distinguer l’« entrepreneur directeur [manager-entrepreneur] » 422 de l’« entrepreneur capitaliste [capitalist-entrepreneur] » et à étudier les relations pouvant exister entre eux. Selon Lachmann (1956, p. 91), cette distinction provient du fait que la firme familiale autrefois très répandue, a cédé la place à la structure de la firme moderne. S’appuyant sur les travaux de Lénine et de R. Hilferding 423 , Lachmann (1944, p. 65) fait référence à la notion de « capitalisme financier » qu’il définit comme un ‘« type de développement économique qui se caractérise par le passage de la fonction entrepreneuriale aux mains des « financiers », des banques d’investissement, c’est-à-dire des intermédiaires du marché des capitaux, spécialistes de l’orientation des flux de capitaux »’. Les capitalistes financiers se sont accaparés la fonction entrepreneuriale dans la mesure où ils « contrôlent » l’activité des entreprises. Ainsi, parce qu’il décide de l’orientation de l’entreprise, l’entrepreneur capitaliste exerce la fonction de décision qui caractérise, selon Lachmann, l’activité entrepreneuriale.

En outre, Lachmann distingue trois types de structures que peuvent présenter les firmes : ‘« la structure du plan [Plan Structure] fondée sur la complémentarité technique »’, ‘« la structure de contrôle [Control Structure] fondée sur le fait que la vitesse du capital de la firme soit élevée ou faible »’ et enfin ‘« la structure de portefeuille [Portfolio Structure] fondée sur les préférences en termes d’actifs des individus »’ 424 (1956, p. 91). Chaque structure dépend des décisions et donc des anticipations, mais aussi des connaissances établies par les autres entreprises.

Lachmann s’interroge dès lors sur ce qui se produit lorsque survient un changement inattendu dans le processus de production. Il imagine ainsi l’apparition d’un profit supérieur, ou inférieur, par rapport au profit anticipé par l’entrepreneur lors de la construction du plan de production. Dans les deux cas, il s’ensuit un accroissement de la demande de monnaie émanant de l’entreprise (1956, p. 93). Cette demande sera plus ou moins facilement satisfaite selon qu’il s’agisse de profits supérieurs ou inférieurs par rapport au plan de production initial. Dans le premier cas, la redistribution des profits supplémentaires peut être réalisée en faveur des actionnaires sous la forme de dividendes supplémentaires, ce qui peut modifier la valeur et la composition de leurs portefeuilles (1956, p. 93). Ces profits supplémentaires peuvent en outre être réinvestis dans l’entreprise sous forme d’un accroissement de capital, ou même servir à éteindre les dettes. Dans ce cas, l’accroissement du capital de l’entreprise a pour effet de renforcer le poids des actionnaires et d’ouvrir de nouvelles possibilités pour le futur. Parallèlement, lorsque les profits servent à rembourser les dettes de l’entreprise, la structure de contrôle de la firme se trouve modifiée. Cet accroissement du pouvoir des actionnaires ne constitue cependant pas un obstacle dans la mesure où les directeurs de telles entreprises trouvent un intérêt à l’expansion de l’activité de celles-ci (1956, pp. 93-94).

Il n’en est cependant pas de même lorsque l’entreprise obtient des résultats en termes de profits plus faibles que ceux anticipés avant le lancement du plan de production. Dans ce cas, l’entreprise doit puiser dans ses réserves. Dans le cas où celle-ci n’en aurait pas, l’accroissement de la demande de monnaie émanant de l’entreprise 425 conduira tôt ou tard à une modification de la structure de contrôle. Autrement dit, face aux mauvais résultats il faut que soit mise en place une nouvelle équipe directoriale ou que l’entreprise soit liquidée (1956, p. 94).

L’intérêt de cette représentation de la firme est qu’elle nous permet de comprendre que toutes les sphères de l’activité économique sont étroitement liées. Ainsi, Lachmann (1956, p. 95) souligne-t-il que ‘« les gains ou les pertes de capital reflètent dans une sphère les événements ou les anticipations concernant les événements dont la survenance se manifeste dans une autre sphère et dont la connaissance est transmise grâce aux changements dans les flux monétaires »’. Il rejoint donc ainsi l’idée des « néo-autrichiens », pour qui la monnaie a une influence en dehors de la seule sphère financière et monétaire. La spéculation financière a une incidence directe sur les autres sphères économiques. Plus encore, Lachmann, à la différence de Kirzner, considère que la spéculation financière n’est pas nécessairement équilibrante 426 . Elle peut parfois constituer un frein pour le développement de la sphère productive de l’entreprise. D’ailleurs, Lachmann (1956, p. 97) souligne que le regroupement d’actifs financiers et les multiples participations croisées des entreprises, qu’ils résultent de l’échec des plans antérieurs des firmes, ou qu’ils soient le fruit d’une volonté d’expansion de celle-ci, impliquent des regroupements ou des réorganisations des activités productives. L’activité entrepreneuriale a ainsi une influence déterminante sur les autres sphères, les autres « structures » selon le vocabulaire de Lachmann. Parallèlement, une ‘« crise, c’est-à-dire l’échec de plans dans des secteurs importants de l’économie, ne peut en général se limiter au remaniement des actifs de première ligne’ ‘ 427 ’ ‘ et au rétablissement de l’équilibre du compte de trésorerie »’.

Lachmann (1956, p. 97) refuse ainsi de considérer les actionnaires comme de simples rentiers « passifs » qui laisseraient à des membres de la firme plus actifs le soin de la diriger. Au contraire, ‘« le directeur et le propriétaire du capital sont actifs chacun dans leur sphère distincte d’activité »’ ; même si leurs deux sphères d’activité interagissent quant à leur orientation mutuelle et donc quant à l’orientation que doit prendre l’entreprise (1956, p. 98). Le directeur « gère et regroupe » « les actifs de fonctionnement » [operating assets]. Ces derniers regroupent les actifs de première ligne, les actifs de seconde ligne, à savoir les flux monétaires, comme le paiement des salaires ou l’achat de pièces détachées qui interviennent à un moment défini du plan de production et enfin les « actifs de réserve » qui correspondent aux réserves de trésorerie et aux stocks de l’entreprise (1956, p. 90). Autrement dit, le volume des capitaux disponibles constitue pour le directeur une donnée. Parallèlement, l’actionnaire possède les « actifs financiers » [securities assets], c’est-à-dire les titres qui permettent de détenir un contrôle sur la firme. Les décisions de l’actionnaire sont donc influencées par les résultats des directeurs et influencent en retour l’action de ces derniers. Certes, Lachmann remarque que souvent les actionnaires ne s’opposent pas aux directeurs lors des assemblées générales. Mais la raison en est qu’ils ont un autre moyen d’action contre les résultats des directeurs : ils peuvent vendre leurs titres.

Finalement, Lachmann reconnaît que dans un monde où les participations croisées entre les entreprises sont la règle, il est souvent difficile de tracer une ligne franche entre les activités capitalistiques et les activités entrepreneuriales. Plus encore, il note que ‘« tant que l’entreprise familiale et la société de personnes privée étaient les formes prépondérantes d’organisation économique [business organisation], la localisation de la fonction entrepreneuriale ne posait pas de problème »’ (1944, p. 66). Toutefois, avec le développement des sociétés anonymes, la fonction entrepreneuriale ne peut plus être facilement localisée.

Finalement, ces trois types d’activité ne sont pas mutuellement exclusives. Au contraire, le directeur qui s’occupe du plan de production et l’actionnaire chargé du plan du portefeuille d’investissements, occupent tous les deux une fonction entrepreneuriale. Aussi, est-il préférable de parler de « capitaliste-entrepreneur » et de « directeur-entrepreneur » en gardant à l’esprit que l’action du second présuppose et est consécutive à l’action du premier (1956, p. 99). Enfin, parce qu’elle est complexe, la relation entre la sphère financière et la sphère industrielle de l’entreprise ne doit pas faire l’objet de généralisations. En ce sens, le capitalisme financier ne doit pas être considéré comme une période particulière de l’histoire économique 428 , mais comme une caractéristique de la manière dont les entreprises modernes réagissent aux problèmes qu’elles rencontrent (1944, p. 72).

Notes
422.

Notons que Lachmann (1956, p. 17 par exemple) emploie les expressions « manager-entrepreneur » et « capitalist-entrepreneur ». Nous avons toutefois choisi de conserver les expressions précédemment employés d’« entrepreneur directeur » et d’« entrepreneur capitaliste » dans un souci de cohérence puisqu’il s’agit en fait des mêmes idées.

423.

Lachmann fait ici référence à l’ouvrage de R. Hilferding paru en 1910, Das Finanzkapital (Le capital financier, étude sur le développement récent du capitalisme, traduction française de M. Ollivier, Paris : Éditions de Minuit, [1970]) et à Imperialism, the highest stage of capitalism (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Paris : Éditions Sociales, [1945]) de Lénine. Ces références, qui pourraient paraître étonnantes à première vue, reflètent sans doute la culture et la formation de Lachmann au sein de l’école historique allemande.

424.

Expressions soulignées par l’auteur dans le texte original.

425.

Lachmann suppose que l’entreprise, anticipant des profits plus élevés, avait investi massivement. Ses anticipations étant déçues, elle se voit contrainte de puiser dans ses réserves monétaires ou bien d’emprunter auprès de banques ou des actionnaires des fonds supplémentaires pour régler les dépenses engagées.

426.

Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point dans la seconde section de ce chapitre lorsque nous nous pencherons sur les différents types entrepreneuriaux impliqués dans le processus de marché qui sont distingués par Lachmann.

427.

Les « actifs de première ligne » correspondent en fait pour Lachmann (1956, p. 90) « aux biens capitaux (machines, tapis roulant et ascenseurs) dont les services constituent les inputs de la firme depuis son origine ».

428.

Lachmann se différencie en ce sens évidemment de Lénine et de R. Hilferding.