2.2.1. Processus de marché et institutions : quels liens ?

Dans une société complexe où les actions des divers individus dépendent de leurs anticipations et du résultat de l’interaction avec les autres, nous avons vu que le résultat d’une action est non seulement soumis à de nombreux facteurs, mais toujours incertain. Toutefois, les individus sont capables de prendre des décisions en se fondant sur leur interprétation de la situation et leur anticipation quant au futur. Ils s’appuient pour cela sur des « schémas d’orientation » qui ne sont autres que les institutions. Toutefois, ces « points nodaux » ou « points d’orientation » subissent des changements. Il est donc nécessaire de comprendre comment les institutions peuvent, du fait de leur qualité de « permanence et de cohérence », fournir un guide à l’action des individus (1971, p. 70). Si une institution évolue trop rapidement ou trop souvent, elle ne pourra pas servir de guide aux individus. Il est donc tout aussi important de comprendre comment les changements dans la structure des institutions surviennent et quels sont les répercussions de ces changements sur l’action des individus. Lorsque un changement institutionnel intervient de manière inattendue, les plans des individus se trouvent en effet déçus.

Aussi Lachmann (1971, p. 60) considère-t-il qu’une théorie des institutions est le complément nécessaire d’une théorie de l’action, puisque « sans elle une théorie de l’action que doit formuler la méthode praxéologique serait incomplète ». La théorie des institutions doit, selon notre auteur, tenir compte de deux problèmes celui du « changement institutionnel » et celui de l’« ordre institutionnel 450 et de son unité » (1971, p. 51).

Il distingue deux types d’institution : les institutions externes et les institutions internes (1971, p. 81). Les « institutions externes (…) constituent la structure extérieure de la société, son ordre juridique ». Celles-ci sont en outre « créées [designed] » alors que les institutions internes sont, elles, « non crées [undesigned] » 451 . Les « institutions internes » sont en effet définies comme le produit des ‘« processus de marchés et des autres formes de l’action individuelle spontanée »’ (1971, p. 81). Cette distinction n’implique pas cependant que ces deux types soient indépendantes. Au contraire, un changement survenant dans les institutions internes peut avoir des répercussions sur les institutions externes et réciproquement. Ainsi, lorsque la structure juridique est modifiée, de nouvelles possibilités sont offertes aux individus ; ce qui peut conduire au développement de nouvelles institutions internes ou du moins à la modification de ces institutions. Lachmann (1971, p. 82) écrit ainsi : ‘« la loi peut permettre à chacun de constituer des sociétés à responsabilité limitée, des syndicats, mais tôt ou tard, simplement pour réduire le volume des litiges éventuels, certaines règles juridiques concernant les relations entre les directeurs [directors] et les actionnaires, les secrétaires de branches et les membres devront être promulguées »’.

Plus encore, notre auteur met en évidence le rôle essentiel de l’entrepreneur dans le processus d’émergence et d’évolution des institutions « non créées ». Il considère en effet que le processus d’émergence d’une institution s’apparente au processus de diffusion d’une innovation. Tout d’abord, l’introduction d’une nouvelle institution présuppose que les individus bénéficient d’une certaine « sphère de liberté d’action » qui leur permet d’imaginer de nouvelles manières d’agir. Ces « innovateurs institutionnels 452  » ont la faculté d’imaginer autrement leur environnement et de mettre en œuvre les moyens dont ils disposent pour le modeler à cette image. Ce sont donc des entrepreneurs qui sont au cœur du processus d’émergence des institutions. Mais pour qu’une institution émerge, une phase d’imitation est nécessaire, comme dans le cadre du processus d’innovation technologique. Autrement dit, l’entrepreneur-innovateur doit convaincre les autres individus de le suivre ; sa réussite incite les autres à l’imiter. Aussi Lachmann (1971, p. 78) affirme-t-il que ‘« donner naissance à une nouvelle institution ne demande pas simplement que certains besoins existent mais requière aussi les compétences « entrepreneuriales » spécifiques de l’innovateur comme celles des imitateurs »’. L’entrepreneur qui fait face à l’incertitude et tire parti des opportunités offertes joue un rôle clef au sein de la sphère institutionnelle dans laquelle il évolue.

Finalement, comme le note S. Horwitz (1998), il semble que l’on puisse considérer les institutions comme des cercles concentriques où les cercles extérieurs constituent la structure des cercles intérieurs. Le problème est que dans ce cadre les institutions sont toujours extérieures pour les individus qui appartiennent à une institution particulière. Il est difficile du fait de la complexité du système, en particulier des interactions entre les différents cercles, d’établir avec certitude quelle institution appartient à quel cercle institutionnel. Autrement dit, il est nécessaire de considérer chaque structure institutionnelle en fonction des circonstances envisagées ou en fonction de l’action que l’on cherche à expliquer. Les institutions étant complémentaires les unes par rapport aux autres, S. Horwitz (1998, p. 153) propose de s’intéresser aux interrelations et aux limites de ces complémentarités plutôt qu’aux relations hiérarchiques existant entre elles. Il croit ainsi que l’analyse de Lachmann doit être étendue dans la mesure où elle nous « éloigne des approches ahistoriques et non institutionnelles » et ‘« nous rappelle que la tâche de l’économiste est d’expliquer comment fonctionnent les institutions et les processus qui existent réellement et de tenter de donner un sens à leur rôle en cultivant le degré remarquable de l’ordre présent sur le marché »’ (1994, p. 287).

Finalement la théorie des institutions de Lachmann ne met pas suffisamment en évidence les liens existants entre le processus de marché et la structure institutionnelle. Autrement dit, il semble qu’une analyse complémentaire soit nécessaire. Une telle analyse devrait alors prendre en compte l’influence des institutions sur le comportement des individus. Nous pourrions ainsi compléter l’analyse des processus de marché de Lachmann, comme le souligne S. Gloria-Palermo (1999b, p. 44). Celle-ci note qu’une telle théorie des institutions permettraient de prendre en compte les sources d’efficiences et d’inefficiences des institutions existantes que celles-ci soient nées spontanément ou aient été mises en place délibérément par les individus (1999b, p. 43). Or, une telle évolution de la théorie autrichienne nécessite de s’émanciper de l’hypothèse d’individualisme méthodologique, ou du moins, d’accepter une position médiane entre l’individualisme méthodologique « strict » et le holisme « strict ». Or, une telle position ne semble pas souhaitable ou même envisageable pour les économistes se réclamant de l’héritage de Mises, comme M. Rothbard et même Kirzner. D’autres économistes comme P. Boettke (1989, pp. 76-77) ou R. Langlois (1986b, p. 237) se sont attachés néanmoins à montrer l’existence d’une voie alternative au développement de la tradition autrichienne contemporaine. Certains tenants de la « nouvelle économie institutionnelle » 453 se sont eux-mêmes attachés à montrer l’existence de caractéristiques communes entre leur propre approche et celle de la tradition autrichienne contemporaine. Ils ont alors pu mettre en évidence la nécessité d’un meilleur dialogue entre leurs théories.

Parmi ceux-ci, de nombreux économistes ont cherchés comment combiner l’analyse de l’activité entrepreneuriale avec une analyse de la firme comprise comme une forme organisationnelle complémentaire au marché. Comme le souligne U. Witt (1999, p. 100), l’‘« école autrichienne reconnaît la signification de l’imagination entrepreneuriale sans établir de lien avec les conditions institutionnelles de la firme »’. Toutefois, se faufilant par la brèche ouverte par la théorie des institutions de Lachmann, en particulier la distinction entre institutions internes et institutions externes, des tentatives pour construire une « théorie autrichienne de la firme » 454 se sont développées au tour de la notion de « capacité [capabilities] ». Selon P. Garrouste et P. Dulbecco (1999, p. 56) cette notion, renvoie aux actifs spécifiques de la firme créés au fil des processus de production grâce à la combinaison des ressources dont la firme dispose. Les approches développées en ce sens par N. Foss (1994 et 1998), P. Garrouste et P. Dulbecco (1999), U. Witt (1999) ou S. Longuet (2001) tentent de lier la théorie autrichienne et l’approche de la « nouvelle économie institutionnelle » afin d’apporter une réponse à la question des frontières de la firme.

Ces approches établissent un lien entre l’activité entrepreneuriale et la firme ; l’activité entrepreneuriale est ainsi représentée à différents niveaux de la hiérarchie organisationnelle d’une firme. En effet, l’actionnaire, comme le directeur, ou même le salarié, peut dans une circonstance particulière exercer une activité entrepreneuriale. Il en est d’ailleurs ainsi lorsque leur imagination entrepreneuriale les conduit à imaginer des manières différentes de combiner les capacités techniques et commerciales dont dispose la firme.

Notes
450.

Expression soulignée par l’auteur.

451.

Nous choisissons de traduire l’adjectif « undesigned » par l’expression « non créées ». Toutefois, il aurait pu être traduit par l’adjectif « spontané » dans la mesure où il renvoie au produit non délibéré de l’action des hommes plus connu de nos jours sous l’expression d’« institutions spontanées » popularisée par Hayek. Toutefois, les institutions internes qui sont pour Lachmann le produit spontané des actions des hommes ne renvoient en aucune façon à la définition de l’« ordre spontané » d’Hayek. Aussi avons nous préféré écarté l’adjectif « spontané ». D’autant plus que l’unique lien pouvant être établit avec certitude est celui auquel Lachmann (1971, pp. 67-68) fait explicitement référence à savoir la distinction établie par Menger entre les « institutions organiques » et les « institutions pragmatiques ». Lachmann a donc développé sa propre théorie des institutions bien avant Hayek, ou du moins de manière relativement indépendante. Il nous faut toutefois rappeler que Lachmann fut l’élève d’Hayek à la London School of Economics dans les années 1930 ce qui peut laisser supposer une certaine interaction entre les deux hommes.

452.

Notre expression.

453.

Nous faisons référence ici aux différentes contributions rassemblées dans le volume 6 de Research in the History of Economic Thought and Methodology paru en 1989. Parmi les économistes « institutionnalistes » qui ont participé à ce volume nous retrouvons W. Samuels, W. Dugger, R. Gordon et M. Rutherford. Pour une analyse des points communs et différences existant entre les traditions autrichiennes et institutionnalistes nous renvoyons le lecteur à ces contributions.

454.

Nous ne faisons ici qu’exposer les grandes lignes suivies par cette nouvelle voie suivie par la tradition autrichienne contemporaine. Nous ne rentrons pas dans les détails de ces analyses, puisque ceci pourrait être l’objet d’un autre travail qui examinerait la portée de l’analyse de la tradition autrichienne contemporaine pour comprendre la nature, les facteurs d’émergence et d’évolution de la firme. Nous contentons ici d’indiquer la perspective ouverte par l’analyse des types d’entrepreneur et des processus de marché de Lachmann.