2.2.2. Herméneutique et pluralité des phénomènes économiques

La question qui se pose dès lors est celle de la manière dont peut et doit être développée la théorie des institutions afin de prendre en compte la pluralité des processus de marché et des types d’entrepreneurs. La réponse à cette question dépend, selon Lachmann, du développement de l’herméneutique. La définition de l’économie comme discipline herméneutique permettrait en effet de mettre l’accent sur la pluralité des phénomènes observés. L’herméneutique consiste à comprendre quelles sont les significations que les individus donnent aux phénomènes économiques auxquels ils participent. Ainsi par exemple, les institutions doivent être comprises, selon Lachmann (1991, p. 139), comme « un réseau de relations significatives constamment renouvelables entre des personnes et des groupes de personnes qui peuvent ne pas toutes attribuer la même signification au même ensemble de relations ». Autrement dit, il est nécessaire de prendre en compte les diverses interprétations que les acteurs donnent aux institutions. Le problème posé par les institutions aux « économistes orthodoxes » 455 n’est pas tant l’absence de prise en compte des institutions que le fait que ceux-ci considèrent les institutions comme des « phénomènes naturels », c’est-à-dire qu’elles soient vues comme des données exogènes. Au contraire, pour Lachmann (1991, p. 140), les institutions appartiennent aux phénomènes culturels, dans la mesure où la signification attachée à ces institutions par les individus varie selon les groupes culturels auxquels ils appartiennent. En effet, « le mode d’orientation » des individus qui participent à ces institutions ‘« sont un élément de la culture, une toile de pensée ouverte à interprétation mais pas mesurable »’. En ce sens, notre auteur affirme qu’il est nécessaire de considérer l’analyse des institutions comme étant au croisement de l’économie et de la sociologie. Plus précisément, l’analyse des phénomènes institutionnels nécessite la « coopération » de ces deux disciplines. Il s’agirait ainsi de renouer avec la perspective de Menger et la distinction entre les « institutions organiques » et les « institutions pragmatiques ». Lachmann prône un certain « retour aux sources de la pensée autrichienne ». Plus encore, il souhaite établir un lien entre la pensée de Menger et l’analyse d’Alfred Schutz 456 . Il va même jusqu’à affirmer, contre les économistes se revendiquant de l’héritage de Mises, que l’apriorisme de celui-ci participe de la même idée concernant le rôle central de l’interprétation dans l’analyse des phénomènes économiques. Suivant la voie tracée au sein de la tradition autrichienne par Wieser et Schumpeter, mais aussi dans une certaine mesure par Menger, Lachmann (1991, pp. 140-141) entend ainsi développer une nouvelle discipline, « la sociologie économique », complémentaire par rapport à la « théorie néoclassique ». L’objectif de cette nouvelle discipline serait ainsi de faire œuvre d’une ‘« perspicacité historique en sélectionnant les parties appropriées de ces traditions »’ autrichiennes et non autrichiennes qui participent au développement de l’herméneutique comme discipline (1991, p. 145). La « sociologie économique » aurait ainsi pour but de souligner non seulement le rôle des institutions mais l’aspect historique et particulier des phénomènes économiques. Elle ferait appel à la coopération des autres sciences sociales afin de mieux comprendre les phénomènes économiques, autrement dit pour redonner à ces phénomènes leur aspect social. D. Lavoie (1991, p. 4) note d’ailleurs que l’herméneutique peut permettre un enrichissement de la compréhension des phénomènes économiques en ce qu’elle permet la fusion d’horizons différents. Certes, de nombreuses critiques se sont élevées contre cette tendance au relativisme. U. Mäki (1991) par exemple considère que cette méthode n’est pas compatible avec les théories causales comme la théorie de l’action entrepreneuriale de Kirzner, la théorie de l’origine de la monnaie de Menger et plus largement toute explication fondée sur la main invisible. D’autres économistes, pourtant « extérieurs » à la tradition autrichienne, pensent que la méthode interprétative de l’herméneutique permet au contraire d’améliorer la compréhension des liens de causalité. R. Ebeling (1991), comme Lachmann (1991), souligne l’importance d’une telle méthode pour comprendre comment les prix évoluent et agissent au sein du processus de marché.

Notes
455.

Lachmann (1991) fait référence aux travaux de microéconomie dont F. Hahn est, selon lui, le principal représentant.

456.

Lachmann (1991, p. 140) considère que A. Schultz fut le « premier sociologue autrichien de l‘école autrichienne et un penseur de l’herméneutique de premier ordre ». Il semble dès lors que la « sociologie économique » à laquelle pense Lachmann renverrait à la fois aux travaux de Menger, A. Schultz et M. Weber.