Nous nous sommes intéressés à la manière dont la tradition autrichienne a construit une théorie de l’activité entrepreneuriale. Cette histoire est cependant loin d’être linéaire. Au contraire, elle est marquée par des ruptures et des oppositions. Nous avons ainsi distingué une « rupture » entre l’œuvre de Menger, de Wieser et de Schumpeter d’une part, et celle de Mises et d’Hayek d’autre part. Les premiers mettent l’accent sur le rôle de l’analyse sociologique et historique dans la compréhension des phénomènes économiques et en particulier de l’activité entrepreneuriale. Wieser et Schumpeter soulignent ainsi que l’activité entrepreneuriale est la représentation au niveau économique d’un phénomène social plus large. L’analyse de cette activité doit donc en ce sens comprendre non seulement une dimension économique, mais aussi des dimensions sociologiques et historiques. L’activité entrepreneuriale est ainsi étudiée au travers du prisme de l’histoire du capitalisme et de l’apparition de nouvelles formes d’organisation de l’activité économique. C’est, en effet, au travers de l’étude de la manière dont sont apparues les grandes entreprises et les sociétés par actions que ces auteurs se sont intéressés à la manière dont les différentes fonctions économiques interagissent. Ils mettent ainsi l’accent sur le pouvoir économique et social de l’entrepreneur. Certes, cette étude est toujours présente chez les économistes « néo-autrichiens ». Toutefois, la manière dont ceux-ci étudient les phénomènes en question diffère. Mises et Hayek rompent avec cette analyse et s’intéressent essentiellement au fonctionnement du marché et à la manière dont peut être obtenue la coordination des activités des différents participants au marché. L’activité entrepreneuriale est ainsi introduite comme un élément essentiel dans le déroulement du processus de diffusion de la connaissance nécessaire à la prise de décision individuelle chez Hayek et dans le processus d’arbitrage et de spéculation chez Mises.
Parallèlement, nous avons observé une seconde « rupture » au sein de la tradition autrichienne, opposant Mises, Hayek et Kirzner d’une part et Schumpeter et Lachmann d’autre part. Cette rupture se cristallise dans la manière dont est envisagé le rôle de l’entrepreneur au sein de la dynamique économique, mais aussi l’issue du processus de l’activité entrepreneuriale. Kirzner, suivant Hayek sur ce point, souligne la nature équilibrante de cette activité et la nature arbitragiste de la fonction entrepreneuriale, suivant cette fois en cela les enseignements de Mises. Lachmann et Schumpeter, quant à eux, mettent l’accent sur la nature créatrice et imaginative de celle-ci.
Mais, plus que de simples oppositions entre des idées, nous avons tenté de montrer que ces oppositions sont liées au contexte dans lequel ces auteurs se situent. Ainsi, le climat intellectuel dans lequel se trouvent Menger, Wieser et Schumpeter est relativement proche. À l’époque de Menger et surtout de Wieser, il existe, en effet, un certain intérêt pour l’analyse historique, l’histoire du capitalisme et l’analyse sociologique. À la même époque, W. Sombart (1909 et 1913) développe une analyse parallèle sur l’entrepreneur capitaliste. Wieser, comme Schumpeter, s’intéresse à l’évolution des formes entrepreneuriales. L’étude du comportement et du rôle du « chef » et du « pouvoir » développée par Wieser et Schumpeter correspond à une tendance en vogue dans la pensée de l’époque 457 . Parallèlement, Mises et Hayek sont davantage préoccupés par les problèmes que posent l’interventionnisme et sa conséquence directe, l’inflation. Lors du débat sur la possibilité de réaliser un calcul économique rationnel dans une économie socialiste, les « néo-autrichiens » prennent conscience de la spécificité de leur analyse par rapport à l’économie dominante de l’époque. Ils mettent ainsi l’accent sur la nécessité de laisser fonctionner librement le marché et développent les raisons pour lesquelles cette liberté est essentielle.
De même, Kirzner et Lachmann ne se placent pas dans la même perspective. Kirzner se considère comme le descendant de Mises et s’emploie à intégrer l’« économie autrichienne » au sein de l’économie dominante. Lachmann, quant à lui, est davantage intéressé par l’herméneutique et met en avant l’importance des institutions. Il souligne ainsi l’interdépendance existant entre le fonctionnement des institutions et des processus économiques.
Notre étude de l’apport de la tradition autrichienne à l’analyse de l’activité entrepreneuriale nous a donc permis de traiter de questions importantes. Ces questions touchent aussi bien la place de l’activité entrepreneuriale au sein de sa représentation de l’activité économique d’ensemble, que l’avenir de la théorie de l’activité entrepreneuriale et de la théorie de la firme à laquelle elle semble aujourd’hui liée. La tradition autrichienne contemporaine s’intéresse par exemple à la manière dont l’activité entrepreneuriale permet de comprendre les relations qui unissent les activités des différents acteurs au sein de la firme.
Lorsque l’on se penche sur la manière dont les économistes de tradition autrichienne envisagent l’avenir de cette perspective théorique, il apparaît que l’analyse de l’activité entrepreneuriale joue un rôle très important. Toutefois, l’avenir envisagé par la tradition autrichienne tendrait vers l’établissement d’une « voie médiane », selon la description donnée par R. Garrison (1982, p. 131), par la suite adoptée par Kirzner (1992, p. 3) 458 . Il pourrait donc sembler que « Kirzner ait gagné face à Lachmann ». Pourtant, rien de tel ne s’est encore produit. Les économistes de tradition autrichienne oscillent toujours entre l’intégration de leur propre analyse à « programme de recherche de l’économie néoclassique » et les liens qui les unissent aux autres économistes hétérodoxes 459 .
La question qui peut se poser dès lors est celle de l’intégration de la tradition autrichienne au sein du « programme de recherche néoclassique » dans la mesure où la tradition cherche à évoluer dans une telle direction 460 . En effet, l’analyse de l’activité entrepreneuriale ne va pas vers davantage de formalisme, mais plutôt vers une approche plus en rapport avec celle de la nouvelle économie institutionnelle. Cette perspective est d’ailleurs déjà bien engagée ainsi que nous l’avons vu, du fait du développement des travaux en matière de théorie de la firme et plus largement de l’analyse des organisations. Nous pensons ainsi plus particulièrement aux travaux de N. Foss (1994, 1998), N. Foss et K. Foss (1999 a et b) et de R. Langlois (1983, 1986a et 1993). Au cours de la conclusion du dictionnaire The Elgar companion to Austrian Economics, où il examine les différentes voies alternatives vers lesquelles peut s’orienter la tradition autrichienne, P. Boettke (1994, p. 609) souligne d’ailleurs à de multiples reprises les liens pouvant être établis avec la nouvelle économie institutionnelle. P. Boettke cite d’ailleurs à ce propos les travaux de D. North et O. Williamson comme des travaux sur l’« environnement institutionnel » et l’« organisation industrielle » sur lesquels la tradition autrichienne peut développer ses propres analyses. Sans doute l’approche de G. Richardson peut-elle être considérée comme une voie sur laquelle peut s’engager la théorie autrichienne de l’activité entrepreneuriale. Celui-ci, s’appuyant d’ailleurs sur les travaux d’Hayek 461 (1937 et 1945), met en évidence la nécessité de penser les relations au sein de la firme au delà de la simple dichotomie entre la coordination par le marché et la planification. Il redonne ainsi toute sa place à la coopération et met en avant la diversité et la complexité des formes organisationnelles 462 . Dans ce cadre, il serait donc intéressant de voir quelle place peut avoir l’activité entrepreneuriale et quels rapports celle-ci entretient avec les autres fonctions économiques.
Par ailleurs, P. Boettke (1994) insiste sur la nécessité pour le futur de la tradition autrichienne de développer une analyse interdisciplinaire. Il souligne ainsi combien il est important de s’intéresser aux liens entre l’économie et la sociologie. La socio-économie apparaît en effet pour lui comme ‘« un champ de recherches des plus intéressant pour les sciences sociales contemporaines »’ (1994, p. 611). Or, nous avons vu que ce champ d’investigation est le point le plus faible de la théorie de l’activité entrepreneuriale. Aussi, serait-il intéressant d’observer dans quelle mesure l’économie autrichienne peut intégrer les résultats de la socio-économie en la matière. La tradition autrichienne pourrait ainsi rejoindre l’analyse proposée par M. Granovetter (1990, pp. 95-96) pour qui ‘« l’action est toujours socialement située et ne peut pas être expliquée en faisant seulement référence aux motifs individuels »’ et « les institutions sociales (…) sont « construites socialement » ». En ce sens, le rôle des réseaux de relations sociales dont le rôle est fondamental pour le développement de l’activité entrepreneuriale pourrait ainsi être pris en compte par la tradition autrichienne.
Dans une autre perspective, B. Loasby (1996 et 2001) et U. Witt (1998) mettent l’accent sur les liens pouvant être établis entre la théorie évolutionniste de la firme et la théorie de l’entrepreneur développée par Schumpeter mais aussi Kirzner et Lachmann. Ils souhaitent ainsi proposer une alternative à la représentation de la firme comme réservoir de compétence présentée par R. Nelson (1988) par exemple. Witt met ainsi l’accent sur l’importance de la « conception des affaires [business conception] » au sein de la firme. L’imagination et l’initiative entrepreneuriales constituent des facteurs essentiels pour l’émergence et l’évolution de la firme. L’activité entrepreneuriale fondée sur l’éloquence, la persuasion et la capacité à convaincre les autres de la nécessité de suivre sa « conception des affaires » permet ainsi de faire apparaître des modèles de comportements favorable au développement de la firme. Witt (1998, p. 173) peut ainsi par là introduire le phénomène de culture d’entreprise, absent de la théorie kirznerienne de l’entrepreneur. Plus encore, une telle perspective permet de mettre l’accent sur la dimension créative et imaginative de l’activité entrepreneuriale. L’entrepreneur étant défini comme un preneur de décision capable non seulement d’imaginer la manière dont peut évoluer le futur mais de réaliser en fonction de ses anticipations les voies de développement possibles pour la firme. S’appuyant ainsi sur les travaux de Lachmann et de Shackle, il est possible d’expliquer comment, du fait notamment de la structure institutionnelle et des interdépendances existant entre les différents marchés, des erreurs entrepreneuriales apparaissent. Toutefois, cette analyse est encore à l’état embryonnaire, selon nous, puisqu’elle ne prend pas en compte toute la richesse de la théorie proposée par la tradition autrichienne 463 . Aussi, une des voies choisie par la tradition autrichienne est développée l’idée exprimée par G. B. Richardson (1960, p. 105) de la manière suivante : ‘« c’est l’imagination plus que l’information au sens ordinaire dont les entrepreneurs ont besoin afin de découvrir les nouvelles manières de combiner les ressources permettant de satisfaire les désirs des consommateurs »’.
Finalement, la tradition autrichienne contemporaine devrait s’orienter, selon P. Lewin (2001), vers le développement d’analyses plus empiriques, c’est-à-dire des ‘« études comprenant des circonstances historiques, des statistiques actuelles et généralement des liens concrets avec la réalité seront nécessaires »’. Dans cette perspective, il semble donc que ce soit la voie désirée par Lachmann qui doive être développée. Plus exactement, la théorie de l’activité entrepreneuriale autrichienne doit mettre davantage l’accent sur les circonstances institutionnelles entourant cette activité. Un tel travail a d’ailleurs déjà été entrepris par D. Harper (1998). Plus encore, il semble qu’un dialogue doive être instauré entre les économistes de la tradition autrichienne et les théoriciens de l’activité entrepreneuriale d’autres disciplines. Ainsi, comme nous l’avons montré dans ce travail, il pourrait être intéressant de prendre en considération les travaux des sociologues, des historiens et mêmes des théoriciens du « management » afin de développer leur propre analyse. Nous pensons ainsi plus particulièrement aux travaux ayant trait au processus de création entrepreneuriale et l’environnement propice au développement de l’activité de l’entrepreneur.
De plus, notre analyse, parce qu’elle ne pouvait viser l’exhaustivité, s’est concentrée sur quelques principaux auteurs de la tradition autrichienne. Il n’en demeure pas moins que de nombreux autres économistes qui appartiennent à cette tradition se sont penchés à des moments divers sur l’analyse de l’activité entrepreneuriale. Parmi ces auteurs, parfois en marge ou ayant évolués à l’ombre des économistes principaux, certains ont cependant développé une analyse de cette activité à leur manière. Nous pensons ainsi plus particulièrement à F. Machlup. Ce dernier a en effet produit des articles, même s’ils sont trop rares, concernant la nature et les formes de l’entreprise et de l’activité entrepreneuriale 464 . Il pourrait donc être intéressant de confronter son analyse à celle des « néo-autrichiens » de sa génération. En effet, il semble que F. Machlup partage avec Schumpeter, Wieser et Menger un intérêt pour la sociologie et l’histoire.
De même, nous avons volontairement choisi de ne pas considérer les travaux d’autres économistes qui se sont rattachés à la tradition autrichienne après la lecture des Grundsätze der Volkswirthschaftslehre de Menger, comme Eugen Philippovich von Philippsberg, un autre viennois dont l’ouvrage Grundriß der politischen Ökonomie paru en 1893, est considéré par Hayek (1968a, p. 6) ‘comme « le manuel le plus utilisé et presque le seul canal par lequel la doctrine de l’utilité marginale a pu être connu en Allemagne »’. L’œuvre de cet auteur nous permettrait de conforter notre hypothèse d’une rupture entre les fondateurs de la tradition autrichienne et les « néo-autrichiens », dans la mesure où Schumpeter estime que Philippovich fut « un médiateur idéal » entre les économistes allemands et autrichiens qui ‘« rendait à Schmoller et à Menger (ou aux idées qu’ils représentaient) ce qui leur était dû »’ (1954c, p. 146).
Concernant l’avenir de la tradition autrichienne, il semble que celui-ci passe par la construction d’une théorie autrichienne de la firme. Il suffit de se pencher sur la littérature actuelle pour observer que ce champ de recherches est en plein essor. Toutefois, il serait utile d’observer comment ces auteurs utilisent la théorie de l’activité entrepreneuriale. Ce que nous avons pu voir dans cette littérature consacrée à la théorie de la firme ne nous a pas semblé donner toute sa place à l’activité entrepreneuriale. Certes, des économistes aux marges de la tradition autrichienne comme P. Dulbecco, P. Garrouste, S. Ioannides, P. Lewin, B. Loasby et U. Witt, ont tenté de lier l’activité entrepreneuriale à la théorie de la firme. Toutefois, les résultats auxquels ils sont parvenus ne nous permettent pas de prendre compte la richesse de la théorie de l’activité entrepreneuriale proposée par la tradition autrichienne. En effet, les auteurs contemporains utilisent la fonction entrepreneuriale comme outil d’analyse, plus qu’ils ne développent la théorie de l’activité entrepreneuriale. Leurs études concernant davantage la nature et les frontières de la firme que l’entrepreneur. L’introduction de la notion d’« intrapreneurship » 465 , dont nous ne connaissons pas d’équivalent dans la langue française, permet en effet d’introduire l’activité entrepreneuriale au sein de la firme. Toutefois, la pertinence d’une telle notion reste encore à prouver. L’entrepreneur a toujours été un acteur intermédiaire au sein de la firme, comme entre la firme et l’extérieur. Il pourrait ainsi être intéressant d’observer quel est le rôle que les économistes inspirés par la tradition autrichienne donnent à cette notion. L’histoire de la pensée contemporaine pourrait donc fournir un nouvel angle d’éclairage propice aux développements futurs de l’analyse de l’activité entrepreneurial.
Nous renvoyons le lecteur aux chapitres sur Wieser et Schumpeter ainsi qu’aux travaux de E. Streissler (1986) et W. J. Samuels (1983).
Nous renvoyons le lecteur à la partie 3, chapitre 1 de ce travail où nous avons développé cette idée.
Le lecteur trouvera un développement de cette idée dans l’article de P. Lewin (2001).
Pour une analyse de la manière dont la tradition autrichienne contemporaine considère son rapport à l’économie dominante, nous renvoyons le lecteur à l’article de A. García-Brazales (2002). Celui-ci examine en effet dans son article dans quelle mesure il est possible de dire que la « théorie autrichienne est progressive » mais aussi « supérieure à l’économie néoclassique ». L’auteur considère en effet que l’économie autrichienne est progressive et permet d’expliquer un plus grand nombre de phénomènes sociaux que l’économie dominante.
Le lecteur peut se reporter entre autres à G. Richardson (1953, 1960 et 1971).
Nous faisons ici référence plus explicitement à G. Richardson (1972 et 2002). Celui-ci montre que lorsque les firmes ont des activités similaires et complémentaires, les firmes ont intérêt à organiser la coordination de leurs activités. Toutefois, de telles situations ne constituant pas la règle, les firmes ont intérêt à coopérer ex ante ou à entretenir des relations strictement marchandes. Pour plus de détails nous renvoyons le lecteur aux articles de G. Richardson.
La dimension imaginative développée par Lachmann et Shackle est certes évoquée mais pas réellement étudiée. U. Witt (1998, p. 163) note d’ailleurs qu’il serait intéressant de s’attacher à la manière dont se forme la « conception des affaires » des entrepreneurs et plus particulièrement d’étudier les liens existant entre le jugement et l’imagination entrepreneuriaux. Plus encore, U. Witt ne prend pas en considération les derniers travaux de Kirzner (1992, 1997a et b, 1999a et b, ainsi que 2000a). B. Loasby (1996 et 2001) et U. Witt (1998) semblent davantage intéressés par les travaux de M. Casson (1982) qui propose une représentation formalisée traditionnelle de l’activité entrepreneuriale et qui n’intègre pas l’apport des économistes de tradition autrichienne.
Nous pensons ici plus particulièrement à F. Machlup (1967) qui fait suite à un premier article paru en 1946, « Marginal analysis and empirical research ». Dans son article de 1967, il s’intéresse aux différents voies suivies par l’analyse économique pour caractériser le comportement des entreprises et de leurs dirigeants. Il se place en effet directement dans le débat concernant la possibilité de réduire le comportement des dirigeants des entreprises à celui de maximisation. F. Machlup souligne ainsi les divers motifs pouvant influencer les dirigeants. Il souligne ainsi plus particulièrement le rôle de la concurrence sur le comportement ceux-ci.
Nous retrouvons par exemple cette notion chez S. Ioannides (1999b) et N. Foss (2001b).