INTRODUCTION

Le vingtième siècle aurait été incontestablement celui des grands mouvements de populations et de la rencontre des cultures, celui de l’universalisation des Droits de l’Homme et de la célébration des droits des individualités. Il aurait été enfin celui du développement de la technologie et du modernisme.

Il s’en est suivi une démystification des connaissances traditionnelles qui présentaient une compréhension synthétique du monde visible et invisible et qui faisaient de la certitude de l’âme, psyché immortelle, la seule base solide de la vie terrestre et de la commensalité entre les mortels et les immortels. Ces connaissances structuraient ainsi, d’une part, les rapports des humains entre eux et, d’autre part, les rapports entre groupes sociaux et culturels, autour de garants métaphysiques qui les transcendaient et les fédéraient à travers des organisations qui les ordonnaient hiérarchiquement.

Il s’en est suivi également un dualisme déstructurant à travers l’opposition entre sciences et religion. A la technologie sont échus le savoir sur le monde matériel et sa maîtrise. A la philosophie morale revient le devoir de la compréhension de l’âme humaine. Mais, très vite, la philosophie morale semble avoir perdu la direction de l’intelligence des hommes et avec elle sa raison d’existence. Elle devint rapidement une chose obsolète et un concept désuet. Avec l’apologie de la technologie et du modernisme, les grands idéaux humanistes semblent s’être progressivement instrumentalisés, à leur tour, au profit de la Raison d’État et de l’hégémonie des grandes puissances économiques et militaires. La figure des grands penseurs qui, jadis, animait l’esprit de la jeunesse et structurait son idéal, s’est progressivement évanouie dans une sorte de déréalisation de son charisme. Elle laisse désormais la place à l’envahissement insidieux de la société de consommation qui s’est immiscée dans l’imaginaire collectif de la jeunesse à travers la culture « du formatage médiatique mondialiste » et du « star-system ».

En tout cela, le vingtième siècle aurait été aussi et paradoxalement, celui des grands mouvements sismiques mondiaux qui ont ébranlé l’humanité dans sa totalité.

Ainsi, à l’orée du troisième millénaire, une scission profonde et progressive s’est installée dans l’âme des peuples et dans celle des individus. Psyché semble battre de l’aile, se blottissant craintivement au creux de la conscience humaine. Le développement de l’humanité semble désormais conçu comme une marche éternelle et incertaine vers l’inconnu et la quête d’un savoir, indéfiniment inaccessible, qui se dérobe à chaque fois que les mains aseptisées de la technologie semblent se poser dessus.

Les peuples, les groupes sociaux, comme les individus sont alors tous assaillis par un ressurgissement réel des angoisses profondes liées à la question des origines, des identités et de la finitude de l’être.

Ici en Afrique noire, à travers le cri « c’est le Blanc qui a gâté le monde » et, là-bas, en Occident, à travers la « montée de l’insécurité », la « violence au quotidien », l’immigration envahissante et la recherche de nouveaux idéaux (humanitaire sans frontière, dans toutes ses formes et sous toutes les latitudes), c’est le malaise de la civilisation moderne et de la mondialisation qui est ainsi quotidiennement crié.

Comme disait FREUD :

Face au malaise du monde actuel, faut-il croire que la science et la technique ont fini par anéantir la culture et reconnaître avec Michel FOUCAULT que :

Si l’on ne convient pas avec les « théoriciens de la décadence » 3 que c’est la fin de la civilisation, on peut cependant se laisser dire que la culture, à force d’avoir été malmenée et diluée dans le monde moderne, a fini par perdre ses frontières et ne présente plus de signifiants suffisamment structurant, étayant pour le développement de l’humanité.

A travers le malaise de la civilisation moderne et du mal être des communautés et des individus, on peut dire à juste titre que c’est l’importance de la culture et du culturel dans la structuration des personnalités, dans la cohésion et l’organisation des groupes sociaux qui se révèle actuellement par défaut. Une telle situation repose avec acuité le débat sur la question des rapports entre le culturel et le psychique, entre différence et altérité, entre l’universel et le singulier. Par cela même, elle souligne la nécessité, pour tous, de préserver quelque chose de culturel ou, tout au moins, un minimum de signifiants structurants, dans la civilisation actuelle afin d’y épargner quelque chose d’humain.

Dans cette situation un constat s’impose également. Les transformations et les mutations qui parcourent le monde moderne mettent à mal les systèmes de références symboliques, de représentations traditionnelles, les croyances qui définissent les catégories du bien et du mal, la nature du mal et de la souffrance ; l’essence même de l’être humain et les frontières qui discriminent les catégories de l’humain et du non humain. Elles signent, par-là effectivement, le malaise des individus et des communautés dans la civilisation actuelle. Ce constat suscite ainsi une série de questionnements que l’on pourrait également formuler comme autant d’hypothèses de recherche :

Ces interrogations requestionnent fondamentalement les théories sur les conditions d’émergence et de développement de la psyché, du sujet singulier, en y inscrivant pleinement la dimension groupale et culturelle.

D’autre part, l’individu moderne s’inscrit de fait dans l’interculturalité et dans la transculturalité (KAËS R., 1998) 4 .Les sociétés modernes sont toutes pluriculturelles et se trouvent souvent en rupture, ou tout au moins mis à mal, avec les formes d’étayage traditionnelles qui constituent les déterminants culturels du développement individuel et le ciment de la cohésion sociale.

Ajoutée à tout cela, une contingence apparaît, mais n’en est pas moins importante : le flux de plus en plus accru des migrations de longue durée qui amènent les thérapeutes à s’occuper de la santé mentale de populations avec lesquelles ils ne partagent pas forcément la même culture de base 5 . (COUCHARD F. 1999)

Ce sont là autant de préoccupations qui interpellent et mobilisent les spécialistes des sciences humaines et de la santé, particulièrement les thérapeutes et les chercheurs, à s’investir dans de nouveaux sentiers qui peuvent être entre autres :

Notre présente démarche de recherche s’inscrit dans ce vaste champ de préoccupations, tout en se donnant pour objet spécifique l’étude du phénomène de la pratique de la « thérapie mixte » et du « nomadisme thérapeutique » au Burkina Faso. Toutes choses que nous avons qualifiées de « zapping thérapeutique ».

Pour faciliter la compréhension du lecteur, que l’on nous permette de donner ici une brève explication de ce phénomène avant d’y revenir de manière plus exhaustive dans nos développements ultérieurs.

La pratique de la thérapie mixte renvoie aux recours simultanés ou successifs à plusieurs offres de soins qui appartiennent à des systèmes bien distincts qui co-existent dans l’espace et dans le temps. Ces différents systèmes entretiennent entre eux des rapports à la fois synchroniques et diachroniques.

Le niveau synchronique repose sur la co-existence dans le temps et dans l’espace de différentes offres de soins. Ces offres de soins se distinguent par les théories étiologiques, les références symboliques, les représentations et les croyances sur lesquelles elles s’appuient pour légitimer et instituer leurs modèles thérapeutiques. On peut donc distinguer ainsi différents systèmes regroupant chacun plusieurs offres de soins qui partagent en commun les mêmes fondements. Il s’agit du système de soins traditionnels désigné par le terme de « tradithérapies », du système de soins moderne et du système de thérapies religieuses et/ou syncrétiques.

Le niveau diachronique repose sur les rapports de préséance et sur l’ordre d’antériorité. Ces rapports peuvent s’appréhender à travers le contexte, les rencontres, les transformations et les mutations, chronologiquement repérables dans l’histoire des sociétés et qui ont précisément concouru à l’émergence et à l’implantation de ces systèmes de soins. Cette dis-similarité des fondements théoriques et des références symboliques des différents systèmes de soins les fait souvent appréhender comme des entités antinomiques et des offres de soins concurrentielles qui s’excluent mutuellement.

Les recours simultanés ou successifs à ces différentes « offres de soins », à l’intérieur du même système ou à travers des systèmes différents, évoque en nous l’image d’un « zapping thérapeutique ».

Ils nous renvoient à la scène d’un adolescent, assis dans un fauteuil ou déambulant dans un salon, télécommande à la main, passant d’une chaîne à l’autre sur son poste de télévision. L’ensemble des images et des sons, offerts par les différentes chaînes, s’apparenterait à un « trouvé : créé » qui accrocherait, plus ou moins l’adolescent, en fonction de ses préoccupations du moment et de son univers imaginaire. Il s’attarderait, plus ou moins longtemps sur telle ou telle chaîne en fonction de cela, mais aussi de la censure que lui impose son environnement éducatif. Cette référence à la censure, qu’elle soit conformiste ou transgressive, opère comme un système de « recadrage- décadrage » qui réinscrit et articule les besoins de satisfactions personnelles de l’adolescent aux préoccupations et à l’éthique de sa famille, du groupe dont il est membre ; en l’absence physique ou non d’un des représentants du groupe ou d’un des parents. Cependant, il reste entendu que leur présence réelle va modifier sensiblement l’attitude de l’adolescent s’il veut éviter d’être en situation conflictuelle.

Dans la pratique de la thérapie mixte, le phénomène du zapping opère, au niveau du sujet, comme le jeu avec l’espace des possibles, dans la quête de la construction et de la réalisation de soi. Dans l’offre globale de soins, le sujet recourrait à telle ou telle autre en fonction de la capacité de chaque offre à achopper avec sa dynamique interne et sa problématique singulière.

Dans une perspective beaucoup plus groupale et qui contiendrait le sujet, ce phénomène comporte le risque de « zapper » effectivement la souffrance du sujet en tant que celle-ci constituerait un symptôme qui est en résonance et en rapport avec un refoulé et/ou un déni qui concernerait le groupe et dont le sujet se trouve précisément être le dépositaire en fonction de la configuration propre à sa dynamique interne. L’émergence de ce symptôme et son traitement, à travers la démarche thérapeutique singulière, comporteraient ainsi quelque chose de potentiellement dangereux, déstabilisant pour l’équilibre, la cohésion et le fonctionnement de l’ensemble.

Il s’instaure ainsi une dynamique interactive et dialectique, en rapport avec les appartenances et les affiliations du sujet, sur le débat entre désir de liberté, de réalisation individuelle et nécessité de prise en compte des intérêts et des préoccupations collectifs. Ce débat concerne, non seulement, le sujet de l’inconscient, mais aussi, le sujet du groupe. Il concerne également, à des degrés et à des niveaux différents, le groupe ; qu’il s’agisse du couple, de la famille, de l’ethnie, des corps sociaux constitués (politique, religieux, économique, syndical, etc.…), la nation, la race comme autant d’entités groupes qui s’imbriquent et qui sont en relation avec des entités de plus en plus vaste dont elles subissent l’influence et les aléas de l’histoires conjoncturelle.

Le phénomène du zapping thérapeutique semble traduire en cela le malaise lié à une crise de référence aux identités partagées et poser la question de l’individuel et du collectif, du singulier et du groupal, du particulier et de l’universel, de la différence et de l’altérité.

Pour conduire notre réflexion dans cette étude, nous nous appuierons d’abord sur une description du contexte général de l’objet, en insistant peut-être sur les éléments sociologiques et historiques de ce contexte. Nous nous réfèrerons ensuite à des données cliniques de notre pratique de psychologue clinicien et de thérapeute, après en avoir défini le cadre. Enfin, le débat sur la problématique de notre objet d’étude se nouera autour des données historiques, sociologiques et anthropologiques qui le constituent et des éléments cliniques de la pratique. Dans ce débat nous prendrons en compte également, après en avoir donné une description, les théories étiologiques, les références symboliques, les croyances et les représentations qui légitiment et instituent les pratiques thérapeutiques des différents systèmes de soins. Tout au long de ce débat, nous nous attacherons à dégager le point de vue psychodynamique du phénomène et ce qui pourrait se concevoir comme la place et un positionnement possible du psychologue clinicien dans ce contexte général.

Nous espérons que cette étude nous permettra, à terme, de formuler quelques hypothèses et de dégager quelques pistes qui pourraient donner lieu à des démarches de recherches ultérieures dans le vaste champ de préoccupations que nous avons précédemment défini.

Notes
3.

“Théoriciens de la décadence”. J’emprunte cette formulation à KAËS R. (1998) Une différence de troisième type, In Différence culturelle et souffrances de l’identité. R. KAËS et coll. DUNOD. 1998. Page 2.

4.

Je me réfère ici aux rapports de discontinuité et d’opposition entre les cultures et l’illusion de la culture unique dont parle R. KAËS. Op. Cit. Page 3.

Il me semble qu’au-delà des différences et des oppositions qui existent entre les cultures, elles se rejoignent toutes dans leur fonction symboligène qui permet l’inscription du singulier dans l’universel. Dans le monde moderne, à cause des rapports de domination, la peur de l’étranger peut faire encourir le risque de la négation de la différence culturelle au profit d’une civilisation dominante et mondialiste. Elle porte atteinte, par-là même, à ce qui fonde l’identité des uns et des autres dans les rapports interculturels et compromet ainsi l’accession à l’ordre de l’universel, de l’humain dans les rapports transculturels par suite de déstructuration des liens symboligènes de chaque culture.

5.

Les travaux de Françoise COUCHARD nous sont d’une référence précieuse en ce sens.

COUCHARD F.,( 1999 ), La psychologie clinique interculturelle, Paris, Dunod, 1999