2.1. Les fondements des thérapies religieuses et syncrétiques

Nous ne nous étendrons pas ici sur l’organisation et la description des pratiques de ces thérapies religieuses et/ou syncrétiques et des églises de guérison. Le contexte historique de leur émergence tel que nous l’avons déjà décrit dans la première partie de notre travail nous semble suffisamment évocateur de l’ambivalence qui peut exister entre ces nouvelles « institutions », intégrées ou marginales et les Églises chrétiennes traditionnelles.

Quoiqu’il en soit et quels que soient leurs types d’organisation, leurs pratiques et leurs rapports avec les Églises traditionnelles, nous pouvons dire qu’elles tirent toutes leurs fondements de la doctrine sociale des Églises traditionnelles, de l’Évangile et surtout de l’Esprit Saint qui leur donne le pouvoir de guérir et de chasser les esprits mauvais, au nom de Jésus Christ.

Dans un contexte, marqué par une prise de conscience, de plus en plus vive, des populations de leur situation d’aliénation, intérieure comme extérieure, de leur désir de liberté ; il semble que ces nouvelles formes d’institutions tirent également leur fondement du débat sur l’inculturation de l’Evangile dans les sociétés d’Afrique Noires et sur l’écho que « la théologie de la libération » a pu avoir sur le désir de liberté et d’authenticité des fidèles chrétiens.

L’émergence de ces nouvelles institutions participerait d’une volonté d’inculturation des « religions importées », mais apparaît également comme une forme de résistance subtile des populations africaines pour ne pas se laisser assimiler et aliéner par la civilisation judéo-chrétienne et le christianisme.

Dans son livre « Afrique indocile » 18 , l’historien camerounais, Achille M’BEMBE abordait la question des conversions massives des populations africaines à la religion chrétienne durant la période coloniale et post-coloniale à travers le paradigme de la « stratégie des vainqueurs et de la ruse des vaincus ».

Son propos contribue à jeter un éclairage, d’une part, sur le rapport entre le zèle des Africains colonisés à se convertir au christianisme et le caractère superficiel de leur enracinement dans la foi chrétienne et, d’autre part, sur les rapports entre impérialisme, colonisation, cultures et religions.

Ainsi, si l’occupation coloniale et les violences qui l’accompagnent apparaissent comme la forme brutale de l’impérialisme politique, culturel et économique, la religion peut apparaître comme la forme douce qui accompagne l’impérialisme et la poursuit après la colonisation, avec l’adhésion et le consentement apparent des populations. « L’offre religieuse », avec tous les bénéfices qu’elle comporte, apparaît comme une stratégie du vainqueur qui consiste à démanteler, progressivement et de l’intérieur, les systèmes de références symboliques et des croyances animistes des populations autochtones considérés comme des pratiques barbares et démoniaques, pour mieux asseoir la suprématie du monde occidental et de la civilisation judéo-chrétienne. 19

De son côté, le peuple des vaincus n’était pas totalement dupe. Les populations ont vite compris les avantages qu’elles pouvaient tirer de cette offre : communier avec le vainqueur à la table de son « Dieu » pour bénéficier des avantages culturels et économiques de ce dernier, tout en menant une résistance active de l’intérieur par les conversions superficielles, la multiplication des pratiques syncrétiques et en gardant intact leur potentialité à retourner aux pratiques ancestrales animistes, lorsqu’elles sont menacées par d’importantes crises existentielles.

Cette lecture de Achille M’BEMBE peut être sujet à discussion mais semble d’actualité. On peut constater que les premiers convertis au christianisme sont issus des couches de populations qui occupaient une position marginale ou instable au sein des sociétés traditionnelles.

Un vieux tradithérapeute nous traduisait cela, à peu près en ces termes: « les premiers pères blancs » arrivaient toujours au village avec de grosses sacoches remplies de bonbons et avec des ballons. Les adultes ne leurs prêtaient aucune attention. Ils distribuaient des bonbons aux enfants et jouaient au ballon avec eux avant de leur raconter des histoires. Progressivement les femmes se sont approchées d’eux et nous ont rapporté ce qu’ils racontaient. Certaines de nos femmes semblaient les prendre au sérieux et nous avons eu peur qu’ils ne leur tournent la tête. C’est ainsi que nous avons accepté de les rencontrer pour en savoir d’avantage. Ils nous ont dit qu’ils nous apportaient le « chemin de Dieu ». Nous leur avons dit que nous le connaissons. Ils ont alors parlé de la religion du Christ. Nous leur avons dit que nous n’avions rien contre cela, car une nouvelle religion n’était pas à priori une mauvaise chose et pouvait nous être utile. Cependant, nous leur avons dit que nous ne pouvons pas laisser le « chemin de nos ancêtres » pour recevoir leur baptême mais que nous n’étions pas opposés à ce que nos enfants et nos femmes suivent leur catéchisme. Aujourd’hui, cependant, les jeunes qui ont adhéré aux pères blancs sont perdus. Lorsque nous observons leurs comportements, nous nous rendons compte qu’ils ne sont ni dans la religion des ancêtres, ni dans la religions des pères blancs.».

Les premières religieuses africaines étaient souvent de jeunes filles qui, ayant fui les contraintes des pratiques traditionnelles de leur groupe (le mariage forcé par exemple), avaient trouvé refuge dans les presbytères et auprès des sœurs blanches. De même, la première élite de l’Afrique Noire moderne était généralement issue des séminaires et des écoles chrétiennes et donc de la vague des premiers convertis.

La stratégie des premiers missionnaires reposait sur la doctrine de St Augustin qui stipulait que si l’Esprit du mal se sert des religions païennes pour plonger les Hommes dans la superstition, l’idolâtrie et l’immoralisme, l’Esprit Saint, lui aussi, travaille à inscrire les prémices de l’Evangile, à travers le témoignage d’hommes sages qui, d’une manière ou d’une autre, suivent la voix de leur conscience, dans la sincérité et l’humilité.

S’appuyant donc sur cette doctrine, les premiers missionnaires, qui arrivent en Afrique Noire avec pour objectif la propagation de la Foi, vont s’atteler à rechercher, dans le dialogue avec les traditions africaines, dans les pratiques religieuses et dans la pensée des autochtones, les prémices de la Révélation Chrétienne pour y ancrer leur catéchèse. Ces recherches vont être à l’origine d’un important travail d’anthropologie et d’ethnographie dont les écrits, la plupart resteront inédits, font encore référence.

Toutefois, il semble que ces recherches sur la pensée des sociétés traditionnelles visaient à l’embrasser pour mieux l’étouffer. Ainsi, la catéchèse se fondait sur la connaissance de l’âme africaine, mais s’inscrivait paradoxalement comme un véritable instrument d’annihilation culturelle en s’attaquant et en détruisant ce qu’il y avait de plus sacré dans l’identité africaine. C’est ainsi qu’apparaîtra une première crise d’identité chez les nouveaux convertis.

L’entreprise de destruction de la colonisation sera ainsi relayée et poursuivie à travers la Mission Evangélisatrice, mais aussi et surtout à travers l’introduction de l’institution scolaire, en Afrique Noire, qui reste essentiellement l’œuvre des « Sociétés Missionnaires », qu’elles soient catholiques ou protestantes. L’école va ainsi former une élite locale dans le but de servir d’abord les causes de l’Evangélisation, mais aussi, par effet voulu ou inattendu, la politique et l’idéologie des Métropoles colonisatrices. C’est l’ère de l’émergence des Blancs-Noirs, plus blancs que Blanc, qui ne se gêneront pas de traiter leurs frères de race de sauvages, de « sale race, sale couleur ». Une scission profonde se creusait alors entre une bonne partie de la nouvelle élite africaine, au service de l’œuvre Missionnaire et/ou de l’Administration Coloniale et le reste de leurs frères de sang. Elle s’accompagnait cependant, de part et d’autre, d’une crise de dépersonnalisation qui venait se superposer à la crise d’identité provoquée par la catéchèse et la colonisation. De l’aliénation de l’âme africaine on en vient alors à l’annihilation culturelle. 20

La plupart des populations africaines se rendront compte, mais bien trop tard, qu’au jeu de la stratégie du vainqueur et de la ruse des vaincus, elles étaient prises dans les raies de l’acculturation, de la crise d’identité et de dépersonnalisation. Il s’en suivra alors une accusation du Christianisme de délit de complicité avec le colonisateur, dans son travail de sape, et ce d’autant plus que cette complicité semblait s’être opérée de manière beaucoup plus insidieuse, plus profonde et sur ce qui s’apparentait désormais à un marché de dupe entre Evangélisation et nouveaux convertis. La conséquence sera une sorte de crise d’agnosticisme au sein de l’intelligentsia africaine qui culminera avec la montée des idéologies marxiste et communiste, les révolutions sanglantes, instaurant les Etats d’exception. Mais une des conséquences sera aussi la tentative d’une « Révolution de velours » au sein des Eglises Chrétiennes, notamment l’Eglise Romaine avec le débat sur l’authenticité d’une théologie africaine et de la nécessité d’inculturation de la Foi, dont les dérives ont souvent pris les formes des thérapies religieuses et des nouvelles églises de guérison qui en émergeaient.

Aujourd’hui encore on peut constater que la Conférence Épiscopale Burkina-Niger a inscrit à l’ordre du jour de la réflexion sur le synode du Jubilée du deuxième millénaire du christianisme et du centenaire de l’évangélisation au Burkina, entre autres thèmes d’actualité :

On peut dire que face au nouvel ordre social, politique et économique, le christianisme devenait un instrument de libération, mais aussi d’aliénation ; christianisme de vie, mais aussi christianisme de mort. Il a donc souvent été investi dans une ambivalence totale : tantôt considéré comme une nouvelle forme de subversion visant l’anéantissement des organisations et pratiques traditionnelles (l’interdiction du culte des ancêtres aux fidèles, la profanation des espaces et des objets sacrés, l’occupation agressive des espaces de cultes traditionnels pour bâtir de nouvelles églises en attestent) , tantôt considéré comme un moyen d’occuper de nouvelles positions sociales plus valorisantes, pour sauvegarder les anciennes menacées et se soustraire aux exactions et humiliations du colonisateur.

Cette situation a contribué à radicaliser les positions des différents cultes religieux. Il s’en est suivi sur le plan interne, un délitement progressif des liens sociaux, une opposition de plus en plus marquée entre famille de sang et famille de foi, entre groupe naturel et commensalité spirituelle (les membres d’un même groupe naturel pouvant se retrouver dans des familles spirituelles différentes).

Tout ceci peut laisser supposer que l’aube du christianisme s’est levée en Afrique Noire sur le crépuscule des temps anciens. Mais ce faisant, le christianisme aura manqué véritablement son rendez-vous avec les sociétés traditionnelles, déjà soumis à des tensions diverses, internes et externes et, par-là même, l’occasion de s’instituer comme une réalité sociale, transubjective, métaphysique et d’ordre divin qui s’élève au dessus des intérêts partisans et qui fédère les particularismes sociaux, renforce les solidarités communautaires et l’illusion groupale d’appartenance à un seul et même corps par le partage de la table eucharistique et la communion au corps mystique du Christ.

Notes
18.

M’BEMBE A. (1988), Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et Etat en sociétés postcoloniales, Paris ; Karhtala, 1988.

19.

Une bulle du Pape Alexandre VI, « INTER CAETERAE DIVINAE » (1492), incitait les Espagnols et les Portugais à se partager le monde et à soumettre les peuples barbares à la civilisation judéo-chrétienne « afin que la Foi catholique et la religion soient exaltées et partout amplifiées et répandues […]et que les nations barbares soient subjuguées et réduites à la Foi ».

20.

On peut se référer aux travaux de recherche, aux analyses et commentaires du père MVENG E. sur ce que nous venons de dire, dans son ouvrage que nous avons déjà cité. Cf. note 16.