1.4. La prise en charge de Chris

Dès les premières séances de consultation, la prise en charge de Chris nous plongera dans un embarras certain. Il avait visiblement du mal à respecter le cadre et à observer une distance à l’égard de nous-même et des autres membres de l’équipe surtout.

Chris manquera régulièrement à ses consultations et réapparaîtra de manière intempestive, exigeant que nous prenions quelques minutes pour l’écouter alors même qu’il n’avait pas de rendez-vous. De même, il lui arrivait de venir au Centre de manière impromptue sous prétexte de dire bonjour, pour demander un verre d’eau parce qu’il avait eu soif en se promenant ou encore pour avaler ses cachets ou se faire mettre du collyre dans les yeux alors qu’il arrivait directement de chez lui. A chaque tentative pour lui donner des limites et recadrer la situation, il se montrait étonné. Il ne savait pas que cela devait se passer ainsi.

S’il se comportait de la sorte, c’était plus parce qu’il faisait confiance, à nous et au reste de l’équipe. Il savait que chez nous il pouvait venir parler, être écouté et entendu sans craindre un jugement dévalorisant. Il justifiait invariablement ses absences par le fait qu’il était allé à une prière ou qu’il s’était laissé surprendre par le sommeil à cause de ses médicaments qui le faisaient beaucoup dormir. Dans ce dernier cas de figure il s’en prenait à sa famille qui ne l’aurait pas réveillé comme il le lui avait demandé.

Toutefois, après chaque tentative de recadrage Chris arrivera la séance suivante tout effondré, se confondant en excuses. Il n’avait vraiment pas voulu déplaire. Nos « remarques » l’avaient beaucoup touché et il nous en remerciait car il reconnaissait lui-même qu’il avait besoin qu’on lui mette des limites. Il était très expansif et trop envahissant. Tout le monde, ses parents et ses amis ne « l’aimaient pas et le fuyaient » à cause de cela. Il s’était lui-même souvent demandé pourquoi il était ainsi. Mais il commençait à comprendre. « Ce qui était bien chez nous, c’est qu’on lui faisait les remarques avec respect et qu’on ne lui interdisait pas de revenir pour ses soins ».

En dehors de ces brefs moments, où Chris semblait être dans une position dépressive qui évoquait plus l’effondrement narcissique, il était plutôt arrogant, maniaque et franchement provocateur. Il faisait étalage de ses connaissances en théologie, en droit canon. Il se lançait alors dans un réquisitoire contre « les autres » (sa famille, le clergé, son ex-communauté et d’une manière générale les personnes qu’il rencontrait) et nous demandait de condamner avec lui leur méchanceté et leur hypocrisie. Il terminait toujours par des nombreux récits sur les messages divins qu’il recevait de prédicateurs divers (charismatiques, protestants, catholiques, musulman prêchant la bible) qui lui prédisaient qu’il serait prêtre et finira par triompher de ses ennemis. Il donnait alors l’impression d’être totalement délirant. Il se montrait ainsi peu apte à tout travail d’élaboration de ses conflits internes, à toute remise en cause de sa propre attitude, dans ses rapports avec les autres, dans ses multiples conflits relationnels.

Nous avions cependant du mal à admettre que Chris puisse être dans une psychose franche. Son attitude semblait plus relever d’un aménagement défensif maniaque contre l’effondrement narcissique et évoquait plus une sorte de névrose de destinée où le Moi était entièrement inféodé par l’idéal du père. Il nous semblait qu’il nous convoquait à un idéal de fraternité plus qu’il ne nous sollicitait en tant que thérapeute. De même, la manière dont il établissait ses rapports avec les autres membres de l’équipe et dont il recourait au Centre semblait plus s’inscrire dans la quête d’un objet contenant, et narcissiquement valorisant. Ses constructions religieuses et mystiques ressemblaient plus à une théorie délirante, qu’il partageait en commun avec les groupes de thérapies religieuses et syncrétiques et qui contribuaient à le structurer davantage dans ses défenses maniaques, qu’à une véritable dissociation psychotique. Elles évoquaient ainsi une potentialité psychotique sans pour autant se situer franchement dans la psychose.

C’est sur de telles hypothèses que nous essayerons d’amorcer progressivement un travail d’élaboration avec Chris pendant plusieurs mois.

Lors d’une de ces réapparitions intempestives, Chris nous rapportera un fait qui semble résumer sa souffrance psychique, sa problématique identitaire et ses difficultés à établir des liens permettant une véritable intégration sociale. Il arrivera ce jour là dans un état de détresse qui évoquait l’accès de folie. Il exigera que nous prenions le temps de l’écouter car la situation était très grave et il pensait mettre un terme à sa vie « pour que tout le monde puisse avoir la paix ». Son regard semblait vide, mais il y avait quelque chose de pathétique et de mélancolique à la fois. Il nous rapportera, une fois de plus, un de leurs dramatiques conflits familiaux. Mais cette fois-ci, dira-t-il, « lorsque la rivière rencontre la montagne, elle est parvenue au bout de sa course ». Au cours d’une dispute avec son père, elle-même consécutive à une dispute entre son père et sa mère, son père lui aurait tenu à peu près ces propos : « si j’avais su que j’allais gâter ma semence en allant avec ta mère pour qu’elle enfante un avorton, le vaurien que tu es devenu aujourd’hui, j’aurai préféré mille fois t’écraser dans le sein de ta mère à coups de pilon avant que tu ne sortes par où tu sais ! ».

Voilà en bref ce que Chris nous rapportera de cette dispute. Selon ses habitudes, il était allé à l’église pour prier et donner un coup de main à la chorale. A son retour, il trouvera la lavandière affolée devant la porte du domicile paternel. Elle lui criait que son père venait de tuer sa mère et poursuivait sa petite sœur dans la rue pour l’abattre avec un gourdin, en la traitant de pute et de traînée.

Entré dans la cour, Chris trouvera sa mère étendue, ensanglantée et inerte. S’approchant de plus près, il se rendit compte qu’elle était seulement évanouie, mais en très piteux état. Après l’avoir réanimée, il s’enquit rapidement de ce qui s’était passé auprès de la lavandière qui était venue faire la lessive ce jour-là. Selon les dires de cette dernière, le père de Chris serait rentré à la maison, après avoir fait le tour des cabarets, et avait constaté que la lessive de toute la famille avait été faite sauf la sienne. Il interpréta cela comme si on avait voulu l’exclure de sa propre maison. Il s’en prit alors à son épouse, les traitant de sorciers, elle et ses vauriens d’enfants. Celle-ci essaya alors de s’expliquer en disant qu’elle lui avait demandé, tôt le matin, de lui laisser la clé de sa chambre pour qu’elle fasse le tri du linge car c’était le jour de la lessive et que la lavandière allait bientôt arriver. Le père serait parti sans rien lui répondre, empochant ses clés. C’est ce qui expliquait que son linge n’était pas encore fait. Elle attendait son retour pour pouvoir sortir le linge sale et c’est pour cela que la lavandière était encore là.

Sur ces paroles, le père de Chris s’empara d’un gourdin et l’abattit plusieurs fois sur son épouse qui s’écroula. Il allait poursuivre lorsque la petite sœur qui se reposait dans sa chambre, alertée par les cris, sortit et voulut s’interposer entre ses parents. Le père se retournera alors sur sa fille qui s’enfuit, sur les conseils de la lavandière. C’est ainsi que le père se lança à sa poursuite dans la rue, avec le gourdin qu’il tenait toujours, laissant son épouse gisant inerte. Les voisins alertés par les cris n’étaient pas intervenus car ils étaient tous habitués et lassés par ce type de scènes qui ne se répétaient que trop souvent.

Chris partit à la recherche de son père et de sa sœur. Il apprit que sa sœur avait trouvé refuge chez une voisine mais ne vit pas son père. Il revint donc pour conduire sa mère au dispensaire et trouva qu’elle avait disparu. La lavandière affirma qu’elle s’était levée et avait pris la route et qu’elle n’avait pas pu l’en empêcher. C’est en sortant une seconde fois pour aller à la recherche de sa mère que Chris tomba nez à nez sur son père qui revenait avec son gourdin à la main. Il s’en prit alors à lui, lui reprochant sa conduite ignoble. Ce dernier menaça de le rosser avec son gourdin. C’est alors que Chris lui dit qu’il n’était qu’un tyran, un féodal, un fou et combien son attitude était indigne du catéchiste, du chrétien, du conciliateur de quartier qu’il prétendait être, alors qu’il n’avait pas le moindre sentiment de compréhension et de charité à l’égard de ses proches. Il n’était donc qu’un hypocrite. Si un fils n’avait pas le droit de lever la main sur son père, cette fois-ci, son père avait été trop loin et avait entièrement démérité à ses yeux. Il était désormais un époux et un père indigne. S’il osait lever son gourdin sur lui Chris, il ne croiserait pas les bras et son père verra qu’il y avait encore de plus ignoble que lui. Mesurant le rapport de force, le père jettera son gourdin et lui aurait tenu les propos dont nous avons fait cas plus haut et s’en alla. Chris avait poursuivi la recherche de sa mère sans la trouver et c’est ainsi qu’il était arrivé chez nous, car il n’allait vraiment pas bien.

Chris sembla retrouver progressivement son calme au cours de son récit. Nous lui proposerons d’aller à la recherche de sa mère et de revenir nous voir plus tard à son rendez-vous pour en reparler.