1.5. La reconnaissance de la souffrance psychique et le tournant de la prise en charge

C’est ainsi que les illusions de Chris s’étaient heurtées à ce qu’il considérait désormais comme les dures réalités d’une existence qui n’en valait plus la peine.

Trois jours après nous avoir tenu ce récit, il viendra à son rendez-vous habituel. Il nous apprendra que sa mère avait rejoint sa sœur aînée, Marie, le jour même de la dispute. Marie la soignait bien et elle allait beaucoup mieux. Sa petite sœur était toujours hébergée par la voisine chez qui elle avait trouvé refuge, en attendant de se trouver une maison en location car elle ne voulait plus retourner chez son père. Il vivait donc avec son père et son petit frère, mais la situation était très tendue car personne n’adressait la parole à l’autre. Son petit frère parlait également d’aller vivre en location. Mais lui Chris n’avait pas le choix. Il était obligé de rester chez son père car il n’avait pas les moyens d’aller ailleurs et personne ne l’aiderait pour cela.

Chris nous expliquera que cette dispute et surtout les propos de son père avait eu sur lui l’effet d’un électrochoc : « on dirait qu’un éclair a traversé ma tête et j’ai alors tout compris ».

Il avait compris que son père était fou mais qu’il avait raison. Il était effectivement lui, Chris, un raté, un dégénéré qui allait finir comme son père ; un vaurien dont plus personne ne voulait. Pas même les religieux qui se disent pourtant croyants et prétendent vivre l’évangile. Ce n’est pas parce qu’il a des crises que sa congrégation l’a suspendu de ses vœux. Il y a bien dans cette congrégation des personnes qui étaient plus malades que lui et qui n’ont cependant pas été suspendues. Si cette communauté religieuse traduisait effectivement en actes son nom et vivait à l’exemple de la Sainte Famille de Nazareth, elle ne pouvait pas le rejeter à cause de sa maladie. Il a été admiré tant qu’il était brillant et utile à tous. Mais à présent qu’il est malade tout le monde le rejette, sa communauté, sa propre famille parce que tous voient qu’il ne sera plus jamais prêtre ou religieux. Quand il était encore religieux, il leur faisait des cadeaux à tous et ils étaient bien contents. Son père surtout se pavanait dans le quartier et était tout fier d’avoir un fils religieux. Il tirait tous les dividendes de cette situation. « Imaginez monsieur, être le père du frère Chris, de l’abbé Chris, c’est quelque chose ».

Mais a présent qu’on l’a remercié et qu’il ne pouvait plus rien faire pour les autres, il était devenu un vaurien, un raté qui vit de la charité des paroissiens qui lui donnent de quoi acheter ses médicaments et sa pitance.

Il comprenait que lui Chris n’avait jamais existé. Le frère Chris, l’abbé Chris, oui, mais lui-même n’avait jamais existé comme tel. Ce qui intéressait son père c’est qu’il soit religieux. C’était ainsi également pour sa communauté religieuse, pour sa famille et pour certaines personnes qui prétendaient être ses amis. Même à la paroisse, on le tolérait parce qu’il pouvait encore composer des chants liturgiques. Mais quand il ne pourra plus le faire, il sera rejeté là-bas aussi. C’est à cause de tout cela qu’il avait pensé d’abord mettre fin à sa vie : « comme cela je n’embêterai plus personne et tout le monde aura la paix ».

Chris nous dira encore, que la preuve de ce qu’il disait est faite à travers les conséquences de cette dispute. Tout le monde reconnaissait que son père était fou. Cependant, il était toujours le seul à défendre sa mère, son petit frère et sa petite sœur auprès de leur père. Son grand frère qui vivait avec eux avait fui la famille. Sa sœur aînée qui avait déjà tout compris a préféré aller chez les protestants et faire sa vie comme elle l’entendait. Même si la

famille lui en voulait pour cela, elle avait eu raison. Mais après la dispute, sa mère avait trouvé un refuge, son frère et sa sœur partiraient également parce qu’ils en avaient les moyens. Mais lui Chris, personne ne s’en souciait. On le laissait seul avec le fou et s’il le tuait tout serait fini.

Il apparaîtra alors très triste et déprimé. Il semblait ainsi reconnaître l’existence d’une souffrance psychique qu’il avait jusque là fui et agi. Il nous dira qu’il avait réellement besoin d’être soutenu, d’entreprendre maintenant une « véritable psychothérapie ». S’il voulait vivre, il lui fallait apprendre à voir les choses autrement, à laisser tomber tout ce que l’on lui avait fait croire pour se chercher lui-même.

Après avoir rassuré Chris sur notre disponibilité à poursuivre un tel travail avec lui, nous lui proposerons toutefois de suspendre sa prise en charge pour un mois pour lui permettre de bien repenser à tout cela. Il nous demandera alors si nous n’étions pas encore plus fou que son père. Comment voulions-nous qu’il puisse survivre pendant tout ce temps. Nous lui répondrons que nous étions sûr qu’il trouvera en lui des ressources nécessaires pour survivre. Cette rupture était utile pour lui, pour envisager autrement sa prise en charge, repenser ses liens et réorganiser sa vie pour accéder à une réelle autonomie. Chris nous affirmera alors qu’il avait compris et acceptait la proposition. Néanmoins, il insistera pour que nous le laissions venir de temps en temps dire bonjour, surtout lorsqu’il passait devant le Centre. C’est à la suite de cet entretien que nous avons rencontré Marie, la sœur aînée de Chris.

Un mois plus tard, Chris sera fidèle à son rendez-vous. Même s’il a encore du mal à être ponctuel à ses consultations, il apparaît de moins en moins maniaque, plus apte à parler de sa souffrance et de sa blessure narcissique.

Il a entrepris de se construire une maison sur un terrain qu’il avait acquis à la périphérie de la ville (avant sa maladie), et envisage sérieusement sa carrière professionnelle. Il n’est plus sûr d’être toujours intéressé par la vie religieuse. Son petit frère lui aurait avancé une petite somme pour qu’il puisse confectionner les briques pour sa maison.

Chris poursuit actuellement sa prise en charge avec nous. Son petit frère habite toujours le domicile paternel avec lui. Sa petite sœur a trouvé un logement où elle vit seule. Le père de Chris aurait entrepris des démarches auprès de sa propre famille et de sa belle-famille pour présenter ses excuses à son épouse et lui demander de réintégrer le domicile conjugal.