2. MARTINE

Martine est une belle femme de 40 ans lorsqu’elle arrive à notre consultation. Elle nous a été adressée par un laboratoire de Santé Publique suite à un test de dépistage de VIH qu’elle aurait demandé elle-même.

Pour le motif de la demande de consultation chez nous, nous retranscrirons ici ce que contenait la fiche de liaison que nous a adressé l’agent de santé qui l’avait reçue : « vient consulter seule pour idée obsessionnelle d’avoir été contaminée par le VIH. La patiente demande le test pour la quatrième fois. Le test a déjà été fait dans trois laboratoires différents avec un résultat toujours négatif. Elle oblige son mari à utiliser le préservatif lors des rapports sexuels, lorsqu’elle ne les refuse pas tout simplement. Elle procède ainsi pour éviter de contaminer son mari car elle ne peut se débarrasser de l’idée d’avoir le VIH en elle.

Histoire de la contamination : elle a un cousin malade du sida qu’elle a conduit chez elle, au foyer conjugal pour le soigner. Elle aurait été mordue par le malade quand elle essayait de racler les saletés de sa bouche. Elle a tout de suite paniqué et le patient a été renvoyé chez une parente pour être pris en charge. (Il mourra quelques jours plus tard).Elle pense qu’elle a le virus en elle car elle a constaté beaucoup de transformation dans son corps. Aigreur d’estomac – fourmillements aux pieds – prurit vulvaire. Elle a eu la dysenterie. Quand elle mange, trois jours après, son ventre fait du bruit. Elle baille beaucoup et présente un hoquet qui perdure. Elle a peur de dire tout cela à son mari. Elle ne peut même plus le regarder. Elle se sent coupable d’avoir contracté le VIH et pleure beaucoup. Elle n’a confiance en personne et refuse de se confier à qui que ce soit. La patiente est sous traitement au dogmatil sirop ».

Au premier entretien, Martine nous relatera presque textuellement le contenu de la fiche de liaison. Elle apportera une précision sur le début de ses symptômes qui évoluaient depuis plus de dix mois et aussitôt après qu’elle ait été mordue. Elle ajoutera qu’elle a beaucoup hésité avant de venir, depuis que le « docteur » le lui avait recommandé car elle avait très peur de se confier à quelqu’un. Elle était surtout venue pour avoir notre opinion sur les tests pratiqués dans les laboratoires : « est-ce que les produits utilisés étaient fiables ? N’étaient-ils pas périmés ? Est-ce que les docteurs disaient la vérité ? Ne trafiquaient-ils pas les résultats pour lui dire qu’ils étaient négatifs alors que c’était positif ? » Nous lui répondrons qu’il n’y avait aucune raison pour que les laboratoires utilisent des produits périmés et trafiquent les résultats. Elle insistera cependant « si c’était vrai qu’elle n’était pas séropositive, comment pouvions-nous lui expliquer la présence de tous ces symptômes qu’elle présentait ; qui étaient semblables à ceux de son cousin qui est décédé du sida ? Pourquoi ses symptômes persistaient et s’intensifiaient même en dépit de tous les traitements qu’elle suivait ? ». Nous saurons plus tard que Martine avait déjà pratiquement fait le tour de tous les laboratoires et cabinets médicaux de la ville et ruinait le budget familial en des frais médicaux inutiles.

A toutes ces questions, nous répondrons à Martine que nous n’avions aucune compétence pour y répondre. Par contre, nous étions disposé à l’écouter parler d’autres choses, car nous étions convaincu, qu’au-delà de ses craintes d’être séropositive, elle portait des préoccupations qui devaient la faire beaucoup souffrir même si elle avait beaucoup de mal à en parler. Martine s’effondrera alors en larmes et nous demandera comment nous avons pu deviner cela. Elle nous citera un proverbe mõagha : « Il sied qu’un problème reste à l’intérieur et ne s’étale au dehors ». Elle ajoutera ceci : « je ne pense pas qu’il puisse exister au monde une autre femme qui ait vécu ce que je porte. Je ne peux pas vous parler de cela. Mais s’il arrive que je change d’avis, je reviendrai vous voir ». Martine nous remercia les larmes aux yeux et s’en alla sans que nous sachions si elle répondra au rendez-vous que nous lui avions fixé, le cas échéant.

Martine sera néanmoins présente et à l’heure pour le second entretien. Elle nous dira qu’elle avait beaucoup réfléchi et avait décidé de revenir nous voir. Mais avant tout, elle voulait s’assurer qu’elle pouvait nous faire confiance. Elle voulait que nous l’assurions que tout ce qu’elle nous dira allait « rester entre elle et nous ». Il nous semblait alors nécessaire de préciser le cadre et d’énoncer les « règles du jeu » à Martine, pour la rassurer et pour nous préserver. Nous lui dirons alors que nous étions tenu au strict respect du secret professionnel. Toutefois, et si cela s’avérait utile pour la poursuite de sa prise en charge, nous pourrions avoir besoin d’entendre quelqu’un d’autre de son entourage. Cependant, cela ne saurait se faire sans son consentement, le cas échéant. D’autre part il se pourrait que nous utilisions les éléments de sa prise en charge à des fins de communications scientifiques ou dans des travaux de recherche. Dans ce dernier cas, tout sera mis en œuvre pour préserver son identité. Elle nous dira que cela lui convenait et la rassurait.

Martine commencera alors à nous relater le récit de sa vie avec fortes émotions et beaucoup de larmes. Il en sera ainsi pendant plus d’une dizaine de séances consécutives. Nous n’intervenions que pour l’encourager entre ses sanglots, lorsqu’elle trouvera que ce qu’elle disait était trop douloureux et voulait interrompre sa prise en charge ou encore, pour lui rappeler qu’il fallait suspendre son récit pour le reprendre la séance suivante.

Lorsque nous essayerons de faire des liens entre les différents événements de sa vie tels qu’elle nous les rapportait dans son récit, Martine s’étonnera que nous puissions nous souvenir avec autant de précision de tout ce qu’elle nous avait dit les séances précédentes. De même, elle s’inquiètera beaucoup pour nous à travers diverses interrogations : Comment faisions-nous pour garder tout cela dans notre tête et nous en souvenir avec autant de précision ? Est-ce que cela ne nous faisait pas souffrir ? Les autres patients que nous recevions, nous en disaient-ils autant ? Comment faisions-nous alors pour que cela ne dérange pas notre vie ? Etc. Lorsqu’elle estima qu’elle nous avait « tout dit » sur sa vie, Martine nous demandera de tout oublier de ce qu’elle nous avait dit.

Reprenant cette demande en lien avec les interrogations et les inquiétudes qu’elle exprimait à notre sujet et à propos des choses douloureuses qu’elle nous confiait de sa vie ainsi que les autres patients, nous entreprendrons alors progressivement un travail d’élaboration avec Martine. Sa crainte de nous « empoisonner la vie », elle et les autres patients, avec ce qu’ils nous confiaient de lourd à porter, ne traduisait-elle pas sa propre souffrance d’avoir à porter des événements douloureux de son passé qui envahissaient toute sa pensée, son quotidien et empoisonnaient ainsi sa vie ? Les autres patients que nous recevons, avaient-ils vécu eux aussi de telles situations douloureuses ? Avaient-ils survécu à tout cela et comment ? Dans de telles situations, n’y avait-il pas un risque à souhaiter la mort, voire se la donner comme un moyen d’oublier ce qui est douloureux et sans parfois s’en rendre compte ni en prendre conscience ?

Un jour Martine nous apportera un petit paquet, nous demandant de le garder chez nous sans lui poser de question car elle nous expliquera cela plus tard. Devant notre étonnement et insistance, elle nous dira que c’est un poison. Elle l’avait acheté le jour où le « docteur » lui avait dit qu’elle n’avait pas de sida, que son problème était psychologique et nous l’avait adressée. Elle voulait en finir. Elle avait même froidement préparé tout cela. Allant jusqu’à la répartition de ses biens, mettant le tout dans une enveloppe avec les numéros de ses comptes en banque et les titres de ses propriétés immobilières, elle avait confié le tout à un prêtre qui devait l’ouvrir au cas où il lui arriverait quelque chose. Devant l’étonnement de ce prêtre elle se serait contentée de dire que tout le monde pouvait mourir d’un jour à l’autre sans en dire davantage. Sa première rencontre avec nous l’avait amenée à surseoir ce projet. Elle allait un peu mieux à présent mais il restait encore beaucoup de choses à traiter. Elle nous confiait donc le poison de peur de passer à l’acte et en attendant de tout nous expliquer quand ça ira totalement mieux. Elle croyait que nous pouvions l’aider à y arriver et comptait beaucoup sur notre soutien. Le pire, dans tout cela, c’est qu’elle ne pouvait rien en dire à son mari qui, jusqu’à présent, ne savait rien de tout ce qu’elle vivait. Il commençait cependant à s’inquiéter et à l’interroger sur son manque de désir et sur le fait qu’elle exigeait le port du préservatif. Elle avait pu s’en sortir jusque là en lui disant qu’elle craignait seulement de prendre une grossesse et que le « docteur » avait dit que les autres contraceptifs ne convenaient pas à son organisme. Mais son mari l’avait surprise à plusieurs reprises en larmes et constatait qu’elle était triste et déprimée. Il fallait que nous l’aidions, sinon elle faisait beaucoup souffrir son mari et sa famille et cela la culpabilisait énormément.

Durant toute la période où Martine nous relatait le récit de sa vie, il n’avait plus été question de sa crainte d’être séropositive ni de ses multiples symptômes. Tout cela allait réapparaître avec la question de la culpabilité, non seulement par rapport à ce qu’elle disait faire vivre actuellement à son mari et à sa famille, mais surtout par rapport à des faits très anciens. Nous allions apprendre progressivement comment les événements douloureux du passé de Martine l’avaient conduite à poser, à son insu et/ou malgré elle, des actes répétitifs dont le nœud semble remonter très loin dans l’histoire de sa famille. Ces actes avaient constitué pour elle autant de points de rupture et seraient également à l’origine de son désir de mettre fin à sa vie car elle les jugeait contraires et impropres à la catégorie de l’humain.