3.3. La prise en charge d’Esther

La prise en charge d’Esther s’avèrera délicate et très pathétique. Elle nous sera cependant très édifiante tant au niveau de l’approche de la réalité psychique que sur le plan humain. L’investissement du cadre et le transfert s’effectueront de manière massive et conflictuelle.

Dès le premier entretien, Esther nous affirmera son besoin d’un soutien psychologique mais aussi son désir que nous la prenions comme une sœur. Voulait-elle sans doute, nous signifier par là, qu’elle nous sollicitait en tant que thérapeute mais redoutait le contact avec nous en tant que femme. Nous devions non seulement la soigner mais la protéger également d’elle-même, de son désir de femme, en désexualisant le cadre, juste la prendre comme sœur et non comme une femme pouvant susciter en nous un désir d’homme. Ce dilemme nous transportait d’emblée au cœur d’une problématique psychique et existentielle liée à la prise de conscience de son état de femme séropositive et à un impossible travail de deuil. Cela nous apparaîtra de plus en plus clairement au cours de l’évolution de sa prise en charge et de notre propre contre-transfert. Suivant les mouvements de ses investissements libidinaux, nous prendrons tantôt la figure du grand frère protecteur, tantôt celle de l’objet convoité et inaccessible, parfois haï, parfois persécuteur ; l’amenant à certains moments à vouloir prolonger indéfiniment les séances ou alors à vouloir les éviter en manifestant des velléités de suspension de sa prise en charge.

De même, comme elle nous le dira plus tard, son mouvement de refus de se joindre au groupe de parole que nous lui avions proposé, aurait été motivé par sa crainte de se retrouver dans un groupe mixte. (Le groupe n’était pas mixte mais nous ne le lui avions pas précisé en lui proposant de s’y joindre).

A travers ses propos, il nous semblait que l’univers d’Esther s’était clivé et se structurait désormais en deux mondes antinomiques : celui des puissants, des nantis, des gens heureux et celui des faibles, des abandonnés et des déshérités ; celui des personnes saines, non séropositives et celui des personnes malades infectées ou victimes du VIH/SIDA ; celui des hommes et celui des femmes ; celui des méchants et des innocents ; celui des « bonbandé » (monstres anthropoïdes) et des humains .

Elle s’en prendra méthodiquement au monde des méchants, des hommes, des personnes saines et heureuses en nous invectivant et en nous interpellant directement. « Vous parlez toujours des personnes séropositives alors que vous vous moquez d’elles en les rejetant comme des pestiférées ».Elle se rendait compte que nous les excluons de notre monde en les considérant comme des bonbandé (monstres) et non plus comme des êtres humains qui nous étaient semblables. Elle était sûre que si la société pouvait rassembler les personnes séropositives et les exiler sur la lune, elle n’hésiterait pas. De toute façon les hommes sont tous pareils. Ils ne s’intéressent aux femmes que pour leurs fesses. A chaque fois qu’elle rencontrait des hommes, ils se montraient tous gentils et voulaient lui faire la cour. Mais dès qu’elle leur apprenait qu’elle était veuve ils s’empressaient de lui demander de quoi était mort son mari, comme s’il ne s’agissait que de lui. Mieux, lorsqu’elle disait à ceux qui s’enhardissaient à s’aventurer plus loin, qu’elle était séropositive, ils disparaissaient tous et elle ne les revoyait plus jamais. Ils ne l’appelaient même plus pour s’enquérir de son état de santé et lorsqu’elle les croisait, par hasard, ils préféraient jeter leur visage de côté et s’enfuir. C’est tout comme ses beaux frères, depuis le décès de leur premier fils, personne d’eux ne lui avait apporté le moindre soutien. Ils avaient tous préféré l’accuser d’avoir du mauvais lait et l’avait obligée à se soumettre à des traitements traditionnels qu’elle ne pouvait même pas évoquer. Les amis de son mari, surtout l’infirmier, avaient laissé faire alors qu’ils savaient tous que son mari était séropositif et ne lui en avaient rien dit. Ils auraient pu la prévenir pour lui éviter au moins de mettre au monde des enfants qui allaient souffrir et mourir pour rien. Après le décès de son mari, tous ses beaux frères avaient accouru pour se partager les biens, y compris elle-même, car l’un d’eux lui avait dit qu’elle devait se remarier à l’un deux si elle voulait conserver la maison et y rester. Si elle était comme eux, elle aurait laissé faire et ils n’auraient eu que ce qu’ils méritaient. Elle était par ailleurs convaincue que, nous même qui étions assis là, à l’écouter attentivement et à vouloir l’aider, ne faisions que notre boulot par obligation professionnelle. C’était généreux mais elle était sûre que nous aussi, nous avions peur et que n’aurions jamais le courage de nous laisser inviter par une femme séropositive pour prendre un verre ou aller au cinéma. Nous, nous empresserions seulement d’aller retrouver notre femme après la consultation et de l’oublier. N’avions-nous pas déjà essayé de nous débarrasser d’elle en l’envoyant vers ce groupe d’autres personnes séropositives ?

Esther nous exprimait ainsi sa frustration et son désespoir à travers ces propos très durs qui allaient revenir régulièrement pendant plusieurs mois. Nous étions sidérés par tant de souffrance, de violence, d’attaques envieuses mais aussi par tant de désir de vivre en elle.

Elle finira par s’effondrer et nous demandera si le psychologue, que nous étions, ne pouvait pas l’aider à tuer le désir en elle, à ne plus aimer et à ne plus penser aux hommes. Ainsi elle pourra vivre enfin en paix sinon elle préférerait mourir pour en fini avec toute cette souffrance.

Si le contenu du discours d’Esther était pathétique, le ton avait quelque chose de vindicatif. Son discours semblait relever du militantisme et était franchement provocateur à notre égard. Il nous semblait en effet qu’au-delà de sa souffrance et de ses frustrations, Esther nous mettait au défit de pouvoir l’aider à trouver de nouvelles raisons pour espérer et s’accrocher à la vie en dépit de ce qu’elle avait pu vivre de « déshumanisant » à travers ces deuils successifs qu’elle n’avait jamais eu le temps d’accomplir véritablement et à travers la prise de conscience de son état de femme séropositive.

Cet aspect des choses nous semblait plutôt de bon augure et nous encourageait à poursuivre le travail de prise en charge avec elle. Malgré tout, elle en avait à revendre. Elle en voulait surtout et faisait preuve d’une grande combativité et d’un instinct de survie, d’auto conservation qui nous semblait hors du commun.

Après ce premier épisode de sa prise en charge, Esther nous rapportera successivement des rêves qu’elle avait fait auparavant. La totalité de ses rêves était quasiment antérieure au début de sa prise en charge. Le premier remonterait à la naissance et à la maladie de son premier fils. Elle pensait que c’était le même rêve qui revenait de manière répétitive sous des formes diverses, en fonction des événements douloureux qui marquaient sa vie.

 Dans son premier rêve, elle se rappelait qu’elle s’était retrouvée au milieu d’un groupe d’enfants et s’amusait avec eux. Cela lui semblait curieux car c’est comme si elle-même était une petite fille. Cela se passait juste à côté de leur maison et son mari était à l’intérieur. Pendant qu’elle s’amusait avec les enfants, survient un être bizarre qui ressemblait au démon et qui voulait emporter son fils. Elle ne se rappelle pourtant pas si ce dernier était resté avec son père ou était avec les autres enfants. Elle pensait cependant qu’il était avec elle et les autres enfants. Pendant qu’elle essayait d’arracher son fils au monstre, elle appelait son mari à l’aide mais ce dernier ne venait pas à son secours. Il apparut alors des êtres qui étaient comme des anges et qui emportèrent son fils. Très en colère, elle entra dans la maison pour faire des reproches à son mari. Mais l’homme qu’elle y trouva ne ressemblait plus vraiment à son mari, même s’il en avait l’aspect physique. Il la regardait parler avec indifférence comme s’il était absent. Folle de rage, elle ressortit pour chercher son fils, mais les anges l’emmenaient toujours et il lui criait de fuir. Elle se retourna et vit que le monstre était toujours là. Ils s’affrontèrent alors. Elle ne se rappelle plus si elle l’avait vaincu mais elle se retrouva au milieu des enfants. Mais cette fois-ci, c’était comme si tous les enfants qui l’entouraient étaient les siens. Elle s’était alors réveillée.

Le décès de son premier fils était survenu quelques temps après ce premier rêve. Par la suite, elle fera plusieurs autres rêves. Le thème était sensiblement le même. Elle se retrouvait presque toujours face à un danger indéfinissable et ses enfants décédés apparaissaient toujours et lui disaient de s’enfuir.

Après sa conversion, Esther rapportera systématiquement ses rêves à son conseiller spirituel et aux membres de son église. Ceux-ci priaient alors pour elle et interprétaient invariablement ses rêves comme autant de révélations qui venaient lui signifier que les enfants étaient des innocents. Ils étaient auprès de son Seigneur et veillaient sur elle comme des anges gardiens et l’exhortaient à fuir le mal et à s’attacher à Jésus Christ.

Esther cependant en avait une toute autre opinion. Elle pensait que le monstre démoniaque était le visage du SIDA qui avait emporté ses enfants et son mari et qui la poursuivait toujours sous la forme du danger indéfinissable. Son mari qui en avait été atteint le premier était comme altéré et ne pouvait lui être d’aucun secours. C’est pour cela qu’elle ne le reconnaissait pas dans son premier rêve. Elle ne savait pas si elle avait pu vaincre le monstre mais une chose était certaine, elle allait combattre le SIDA comme elle avait combattu le monstre dans son rêve. Elle voulait seulement que nous acceptions de la soutenir.

La tonalité de la prise en charge avait pris une autre tournure avec le récit d’Esther sur ses rêves. Elle apparaissait plus sereine et plus réceptive à un travail d’élaboration. Il nous sera alors possible de lui parler de sa première frustration dans son ménage, de sa douleur à propos des décès de ses enfants et de son mari ainsi que de l’impossibilité dans laquelle elle s’était trouvée pour parler de tout cela et accomplir un véritable travail de deuil. Nous évoquerons également sa conversion et son engagement dans le groupe de femmes de son église.

Comme nous l’évoquions plus haut, quelques mois après son mariage, Esther allait connaître la trahison et vivre une profonde déception dans sa relation de couple. Elle prendra cependant sur elle pour taire sa frustration et faire face, car elle ne voulait surtout pas donner raison à ses parents qui s’étaient opposés à son union avec Jules contre qui ils l’avaient mise en garde. On peut supposer que ce déboire conjugal avait largement entamé la confiance et la complicité qui existaient entre elle et son mari. Elle ne pouvait pas non plus retourner auprès de ses parents pour y chercher le réconfort dont elle avait besoin. Il se créait ainsi une rupture entre elle et son mari, d’une part, et, d’autre part, entre elle et sa famille. C’est finalement à une amie qu’elle se confiera. Sur les conseils de cette dernière, elle se laissera coopter dans une nouvelle famille religieuse qui creusait davantage le fossé entre elle et sa famille naturelle. Elle n’avait pas choisi la famille religieuse de son mari qui était catholique et s’était plus éloignée de celle de son père qui ne voulait surtout pas entendre parler d’une quelconque union entre sa fille et un non musulman et à fortiori de la conversion de sa fille au christianisme.

On peut dire que cette affiliation à une nouvelle famille spirituelle et à une communauté mystique apportait certainement un réel réconfort à Esther dans la situation qui était la sienne. L’idéologie qui y prévalait était cependant peu propice à la réalisation et à l’épanouissement véritable de la femme indépendante et volontariste qu’elle était. Cette ambiance idéologique et mystique, qui prêchait l’indulgence et le renoncement aux joies éphémères du monde au profit de la jouissance éternelle, dans la rencontre avec « son Sauveur », ne pouvait que contribuer à la dénégation des frustration d’Esther et à éluder le travail de deuil, à travers les différents événements douloureux qui l’on successivement frappée, dans un si court intervalle de temps.

En réalité, nous pensons que le pacte dénégatif qui reliait Esther à sa nouvelle famille et communauté avait commencé à se détériorer depuis la « longue maladie » de son mari, pour culminer dans son délitement, avec sa prise de conscience de son état de séropositivité qu’elle se gardait bien de révéler à ses « frères et sœurs en christ », même si l’intensité de sa fréquentation à son église s’était paradoxalement accrue.

Elle s’était finalement confiée à son guide spirituel par rapport à son état et à son désir d’avoir un enfant. Il l’avait alors beaucoup réconfortée et exhortée à demeurer ferme dans la prière et de se garder surtout de son désir qui pouvait l’entraîner dans un grave péché. Mais grandes furent la surprise et la déception d’Esther lorsqu’elle l’entendra quelques semaines plus tard, au cours d’un prêche. Il déclarait en effet que le Seigneur ne laissera jamais quelqu’un qui mourrait du SIDA franchir les portes du paradis, car le SIDA était l’œuvre du péché et la mort, qui s’en suivait, la rançon de la fornication en ce bas monde en attendant la géhenne éternelle dans l’au-delà. Esther nous confiera qu’elle avait beaucoup lutté à l’intérieur d’elle-même pour se retenir de lui balancer son sac à main au visage avant de claquer les portes de l’église.

De même, elle se serait confiée à des femmes de son groupe, qu’elle appréciait beaucoup, sur son état, ses conflits avec ses beaux-frères et son désir de vendre la maison de son mari pour se soigner. Ces dernières lui auraient sagement conseillé de rendre à sa belle famille tous les biens de son mari et de se préparer à rencontrer son Sauveur dans la joie.

Esther en était toute révoltée, mais elle ne coupera pas cependant les liens avec son église et le groupe de femmes qu’elle fréquentera toujours, quoique de manière moins intensive. Elle nous dira qu’elle n’était pas une pécheresse et n’avait pas peur « de rencontrer Dieu ». Mais elle refusait de mourir dans son état actuel. Elle refusait de mourir sans enfant car ce serait pour elle mourir vraiment dans la mort. Il n’y aura personne après elle pour évoquer sa mémoire et se souvenir d’elle, comme elle-même le faisait lorsqu’elle parlait de son mari, de ses enfants et de ses proches qui étaient morts. Péché pour péché, maintenant qu’elle était veuve, elle allait se battre pour se soigner et pécher en engendrant un enfant qui lui survivra.

Elle nous racontera alors que c’est ce qui avait motivé son acharnement à retrouver « l’autre fils de son mari » Jacob. Elle voulait le retrouver et l’adopter. Dans ces démarches, elle avait appris que la mère de Jacob qui était d’origine étrangère avait immigré, toute petite, avec sa propre mère au Burkina. Cette dernière avait été également serveuse de bar avant de rencontrer un ancien combattant de la Deuxième Guerre qui l’épousera.

Elle avait donc retrouvé la grand-mère de Jacob et son mari. Ces derniers lui avaient laissé entendre que la mère de Jacob serait tombé gravement malade après son accouchement et serait retournée dans son pays d’origine pour se soigner mais avait malheureusement succombée à sa maladie. Jacob avait été adopté par une famille dans ce pays, où il était scolarisé. Elle ne pouvait pas s’y rendre elle-même pour le rencontrer car la situation était délicate. Elle ne connaissait pas Jacob qu’elle n’avait jamais vu et Jacob non plus ne la connaissait pas. Toutefois, si elle consentait à leur donner les moyens, ils iraient eux-mêmes le chercher pour le lui amener au Burkina. Elle avait consenti à ce marché tout en précisant aux grand-parents de Jacob, de rapporter son acte de naissance que son mari avait laissé avec la mère de Jacob. Elle était cependant méfiante et avait demandé à ses beaux-frères de trouver quelqu’un pour les accompagner, car Jacob était après tout leur fils. Ces derniers ne s’y étaient pas beaucoup intéressés. Elle avait poursuivi les grand-parents de Jacob pendant plus d’un an sans voir Jacob, ni son acte de naissance. Elle se disait donc finalement que Jacob n’existait plus. Si sa mère était morte du SIDA comme son mari et ses enfants, Jacob en était certainement mort lui aussi. Ses grand-parents le savaient mais essayaient de l’escroquer.

Elle avait donc renoncé à Jacob mais pas à avoir un enfant et allait s’y employer pour cela.

C’est sans doute à cause de ces différents incidents, survenus avec les membres de son église et pour cette raison que Esther rejoindra le groupe de parole mais elle allait bientôt abandonner ce groupe au profit d’un autre. Elle s’engagera également dans les Associations de lutte contre le SIDA. Elle se battra pour obtenir une prise en charge, une tri-thérapie qu’elle entreprendra.

La révolte d’Esther et sa reconsidération au profit de la fréquentation du groupe d’auto-support auquel nous lui proposions de se joindre, nous amènera à formuler l’hypothèse suivante. A la suite de sa rupture avec sa famille et de la trahison de son mari qui avait entamé la confiance et la complicité dans son couple, la conversion et le recours au groupe de femmes de son église, apparaissaient comme la quête d’un nouvel espace de solidarité et d’étayage, dans la gestion de la frustration, de la blessure narcissique et du conflit psychique entraînés par ces différentes situations. On peut dire cependant que le pacte qui soutenait l’appartenance et l’adoption d’Esther dans sa nouvelle famille de foi reposait sur une communauté de déni et de renoncement : Déni de la frustration, de la blessure narcissique, de la différence à travers une communauté de renoncement aux biens, aux joies terrestres et à la sexualité. Tout cela n’était que vanité des vanités à côté de la célébration de la fraternité universelle et éternelle, à travers la quête des biens impérissables. Ce pacte devenait cependant bancal dans la nouvelle situation d’Esther qui la confrontait directement à la mort et à la réalité des privations de son désir. Ainsi, il résistera peu lorsque Esther fera part à sa communauté, de son état, de son désir d’avoir un enfant et de son refus de se laisser dépouiller de ses biens matériels par ses beaux-frères. Ce qui lui sera renvoyé par sa nouvelle famille, c’est l’image de la pécheresse et du monstre.

Sa révolte se justifiait pleinement face à l’attitude des membres de sa communauté d’appartenance, mais elle pouvait également se concevoir comme une défense maniaque contre le ressurgissement des angoisses de mort, de néantisation et la menace de déstructuration de son identité de sujet, de femme et d’être humain tout simplement. Elle allait donc poursuivre sa quête auprès d’un autre groupe, celui de ses « semblables » ainsi qu’elle le qualifiait elle-même. Là au moins, elle aurait une identité et une reconnaissance par ses pairs.

Esther allait cependant être confrontée à un véritable désenchantement de ses illusions et à un délicat travail de subjectivation. Ce travail sera d’autant plus difficile que le groupe n’était pas structuré comme un groupe thérapeutique. Il n’y avait pas en effet de réelles compétences pour un véritable travail de reprise et d’élaboration des différents mouvements psychiques qui circulaient au sein de ce groupe (universalité du problème du SIDA et singularité des vécues de la maladie et de la séropositivité ; identifications et contre-identifications ; réactivation de la question de la différence des sexes, de l’altérité). Nous essayerons alors de soutenir au mieux Esther dans ce travail en l’encourageant à le poursuivre et à ne pas quitter prématurément le groupe comme elle en manifestait le désir. Nous précisons que ce groupe était un groupe de femmes séropositives avec des animateurs dont la plupart étaient « séronégatifs », reconnus comme tels par les participantes, et quelques uns de sexe masculin. Il nous semble qu’une digression sur l’émergence des groupes de parole dits encore d’auto-support, s’impose ici afin de mieux éclairer le vécu d’Esther dans son groupe tel qu’elle nous le rapportait dans le cadre de sa prise en charge.

Un des problèmes majeurs de la pandémie du SIDA au Burkina Faso, concerne la stigmatisation des représentations négatives sur les personnes vivant avec le VIH/SIDA. Ces représentations cristallisaient des attitudes de rejet à leur égard, notamment des femmes allant jusqu’à les qualifier de « sillons » et de « semoirs » de la mort. De nombreuses personnes séropositives se retrouvaient ainsi confinées dans des sentiments d’exclusion et de privation de leur statut d’être humain.

Les propos qu’Esther nous criait, aussi durs qu’ils puissent paraître, n’étaient pas en réalité dénués de fondements. La perception et l’image de la personne séropositive apparaissaient souvent trop inconciliable avec les canons des représentations traditionnelles de l’être humain et surtout de la femme, synonyme de vie et du désir. Elle en était devenue, pour plus d’un, synonyme du mal et de la rançon du péché.

Nombreux sont ceux qui redoutaient le test de dépistage et la plupart de ceux qui connaissaient leur statut sérologique le maintenaient caché jusqu’au moment où la « chose » devenait évidente.

Une telle situation ne pouvait que favoriser la progression du mal et face à cela des centaines d’associations apparaissaient et se mobilisaient dans la lutte contre le SIDA. Cependant, très peu de résultats se traduisaient concrètement dans la vie quotidienne des concernés de premier rang : les personnes séropositives, qui étaient toujours marginalisées parfois abandonnées au sens littéral. C’est ainsi que sont apparues les associations de personnes séropositives, d’abord de façon anonyme et progressivement à visage découvert. On peut dire, sans jeu de mot que le leitmotiv était « séropositifs du monde entier, unissez-vous ! » Ce sont ces associations qui proposèrent les premiers groupes d’auto-support qui seront largement reproduits par les autres associations sous la forme des groupes de parole.

L’objectif de ces groupes était d’abord de rompre l’isolement des personnes séropositives en instaurant des groupes de soutien mutuel, autour de l’échange, de la parole, d’où le nom de groupes d’auto-support ou de groupes de parole.

Originellement ces groupes n’avaient donc pas de vocation thérapeutique à proprement parler et se structuraient plus, dans leur fonctionnement, sur une base essentiellement idéologique et militante. On y parlait beaucoup des droits de la personne séropositive, de la nécessité de se mobiliser pour lutter contre l’exclusion et obtenir une réelle prise en charge médicale. Mais comme si tout le monde était lié par un pacte tacite, il était peu question du sujet singulier, de sa souffrance, de sa vie affective et relationnelle. Il arrivait également que des membres de groupes décompensent et succombent. Tout cela contribuait à créer une ambiance mortifère et de non dit qui menaçait le groupe.

Les responsables des associations et les animateurs de groupes étaient très sensibles à cet état de choses et se préoccupaient des aspects psychologiques dans le fonctionnement des groupes. Il n’y a cependant pas assez de psychologues cliniciens au Burkina pour intervenir directement auprès de ces groupes. C’est ainsi que nous avons été souvent sollicité pour animer des sessions d’informations et des séances d’élaboration de la pratique autour des mouvements psychiques qui circulaient au sein de ces groupes et de leurs retentissements psychologiques sur le vécu intime des personnes qui y participaient.

Une jeune femme séropositive, fondatrice d’une association et animatrice d’un groupe de femmes, nous rapportera une situation personnelle au cours d’une séance d’élaboration de la pratique. Elle et son copain, avaient bénéficié d’une opportunité qui les permettait de se rendre dans un pays occidental pour une procréation assistée. Elle avait été très gênée et n’avait pas pu en parler dans le groupe. Elle avait prétexté donc un voyage de travail pour justifier son absence. A son retour la gêne avait été encore plus intense. Au fur et à mesure que son « ventre poussait », elle sentait une véritable angoisse monter en elle, chaque fois qu’elle se présentait dans le groupe. De même, elle sentait une multitude de regards inquisiteurs et d’attaques envieuses se focaliser sur son ventre rond et tendu. Sans trop comprendre ce qui lui arrivait, une forte culpabilité s’était installée en elle. Elle avait l’impression d’avoir trahi ses congénères. La gêne avait atteint un tel niveau qu’elle fut obligée de se trouver une remplaçante et de quitter le groupe. Cependant, rien de tout cela n’avait été verbalement évoqué dans le groupe.

Après coup, elle se rendait compte que la vie affective, la vie sexuelle, la possibilité de fonder un foyer et d’avoir des enfants, constituaient les véritables préoccupations de la plupart de ses congénères. Mais rien de tout cela ne se parlait dans le groupe, car c’est comme si elles n’avaient plus droit à tout cela. L’évoquer aurait été une trop grande souffrance pour toutes. Son ventre avait donc dit ce qui ne pouvait être évoqué par la bouche. C’est pour cela qu’elle avait été tacitement désavouée et avait fini par s’exclure elle-même de son groupe. Elle avait envie de repartir dans le groupe pour discuter de tout cela. Elle était convaincue que cela ferait du bien à toutes les femmes, mais ne voyait pas comment elle pouvait s’y prendre.

Nous pensons que le groupe de femmes que nous avons proposé à Esther était également dans une telle dynamique.

Lorsqu’Esther prit contact avec le groupe, elle nous rapportera l’exaltation de cette première rencontre. Elles parlaient des droits des personnes séropositives, des droits des enfants orphelins du SIDA, de la possibilité d’une aide pour leur scolarisation. Il était même question de mettre bientôt à leur disposition des anti-retro viraux accessibles à tous et de nouvelles molécules qui prévenaient la transmission mère-fœtus, pour les femmes qui souhaitaient avoir un enfant. Le temps passait et rien de tout cela ne se concrétisait vraiment.

Bien sur, elle s’était battue et avait pu entreprendre une tri-thérapie mais c’était loin d’être le cas pour les autres femmes de son groupe. Les responsables de l’association et du groupe invitaient régulièrement des spécialistes qui venaient les entretenir sur des sujets auxquels la plupart d’entre elles ne comprenaient rien. Il y a eu par exemple ce nutritionniste qui est venu leur parler de l’hygiène alimentaire. A la fin il leur avait proposé plusieurs compositions de menu qui les mettaient l’eau à la bouche, mais qui étaient malheureusement inaccessibles à leurs revenus. Elle avait parfois l’impression qu’on se moquait d’elles à travers tout cela.

Elle pensait qu’on évitait soigneusement de parler des véritables préoccupations, du vécu des femmes qui, elles-mêmes, se gardaient de les évoquer. Pourquoi les responsables et les animateurs n’invitaient pas également des psychologues pour venir aider les femmes à exprimer ce qu’elles vivaient au fond d’elles-mêmes et qu’elles taisaient. Elle était convaincue que tous avaient peur d’évoquer les véritables problèmes. Sa prise en charge lui donnait un avantage par rapport à cela, mais la mettait également en porte-à-faux avec les autres femmes du groupe.

Ainsi, lorsqu’elle avait évoqué son désir d’avoir un enfant et les difficultés de pouvoir rencontrer un homme qui l’aimerait suffisamment pour cela, tout le monde l’avait regardée comme si elle avait dit une énormité. Certaines femmes lui auraient même demandé si elle n’avait pas assez de problèmes par rapport à son état pour en rajouter ainsi. Comme si sa séropositivité l’empêchait d’être une femme. D’autres lui avaient dit qu’elle ne savait pas encore ce que c’était d’être une femme séropositive avec des enfants, surtout lorsqu’on était veuve avec des enfants dont certains étaient eux-mêmes séropositifs. Comment pouvait-on lui dire cela, à elle qui avait eu trois enfants qu’elle avait enterrés successivement avant d’enterrer leur père et qui s’occupait des enfants de sa sœur aînée qui était décédée du SIDA ?

Esther ne se laissera pas cependant décourager par tout cela. Elle se positionnera plutôt, pendant un certain temps, comme le leader du groupe pour « faire bouger les femmes » comme elle le disait.

Elle finira cependant par s’y faire. Elle nous dira alors qu’elle avait compris que les personnes séropositives n’étaient pas différentes des autres personnes. Elle n’étaient pas toutes semblables et avaient des préoccupations différentes. Dans son groupe par exemple, il y avait des jeunes filles encore célibataires, des femmes mariées et des veuves. Il y avait des femmes qui voulaient des maris, des enfants. Certaines en avaient déjà et trouvaient que leur vie aurait été plus simple si elles vivaient seules. Elles étaient toutes séropositives mais là s’arrêtait leur « dénominateur commun, après chacun se débrouille avec ses problèmes ».

Esther finira par dire que « leur groupe de femmes était bien, même s’il fallait changer un peu leurs mentalités bizarres ». Elle estimait cependant qu’elle sera mieux ailleurs. Elle s’engagera alors, avec des hommes et des femmes séropositifs et séronégatifs, dissidents d’une autre association, pour former une nouvelle association qui s’occupent d’enfants orphelins du SIDA. Esther dira qu’elle y était plus à l’aise, car les objectifs de « leur » nouvelle association étaient plus en lien avec son univers professionnel. Elle songeait également qu’elle répondrait favorablement à une offre d’emploi qui lui avait été proposé pour occuper le poste de chargé d’éducation des enfants orphelins du SIDA dans une Institution internationale.

Après avoir manqué successivement à quelques séances Esther nous dira que ses activités associatives lui prenaient beaucoup de temps et qu’elle voulait espacer ses consultations. Nous conviendrons alors d’un arrêt progressif. Elle nous dira cependant qu’elle tenait toujours à avoir son enfant et qu’elle reviendrait peut-être pour un autre soutien psychologique, en famille, car si elle avait un enfant, cela risquait d’être un peu difficile, surtout si cet enfant était séropositif.

En conclusion, il nous semble, à travers l’évolution de la prise en charge d’Esther, que ses différentes démarches et quêtes, s’inscrivaient dans une successions de ruptures et de nouvelles affiliations réelles et symboliques dans l’accomplissement de sa destinée de sujet.

Il nous a semblé que son acharnement à retrouver Jacob, « l’autre fils » de son mari, s’inscrivait d’abord dans le déni de la mort et du travail de deuil, à travers un désir inconscient de garder un lien charnel avec son mari et ses enfants. Il s’inscrivait également et, à un autre niveau, à travers son désir d’enfant, dans une tentative de sublimation et de symbolisation de ses pulsions sexuelles et de ses sentiments de mort et de néantisation, par une réinscription dans la parentalité et dans l’ordre générationnel.

De même, il nous semble que ses recours successifs à différents groupes ; (groupe de femmes, groupe du mythe de la fraternité : communauté du déni et de la dénégation ; groupe de femmes séropositives, groupe du rêve et de l’illusion : communauté d’un destin collectif et partagé ; groupe mixte s’occupant d’enfants, groupe de la différence et de l’altérité : communauté d’accomplissement et de réalisation symboliques des désirs singuliers, du rêve et de l’illusion groupale) ; il nous semble que ces différents recours s’inscrivent dans une perspective topique dans la quête d’un objet narcissique, d’une communauté de déni de la différence et de la mort et dans une perspective économique, dans la quête d’une communauté d’accomplissement symbolique des pulsions sexuelles et de l’instinct de vie. Quoiqu’il en soit, la dynamique qui sous-tend ces différentes quêtes semble être liée et mue par les différentes croyances et représentations symboliques qui définissent les catégories du bien et du mal, la nature du mal et de la souffrance, l’essence de l’être humain et les frontières qui discriminent les catégories de l’humain et du non humain qui sont propres au référentiel culturel de base des membres de ses différentes communautés d’appartenance et d’affiliation, en dépit de leur idéologie et de leur culture d’emprunt.

Il nous semble que face à sa rupture avec sa famille, à sa déception dans son couple, aux deuils successifs qui l’ont frappée, à la prise de conscience de son état de séropositivité, suscitant en elle le sentiment d’être rejetée par ceux qui ne pouvaient plus voir en elle « un autre » susceptible de soutenir l’accomplissement de leur désir sans évoquer la blessure narcissique et la mort et d’être ainsi exclue de la catégorie de l’humain, Esther avait su trouvé à travers ces différentes quêtes, un compromis dynamique pour réaliser, malgré tout, sa destinée de sujet, de femme, d’être désirant.