4.5. La prise en charge de Benjamin

La prise en charge de Benjamin s’avèrera très ardue et épuisante. Cette prise en charge nous contraindra à mobiliser une énorme quantité d’énergie, nous allions dire de « ruse et de stratagème », pour amener Benjamin à prendre conscience de ses nombreuses inhibitions et ambivalences qu’il s’employait à éluder méthodiquement à travers ses multiples dénégations et conduites compulsives.

Une telle situation nous confrontait constamment, d’une part, aux douze années de prise en charge qu’il traînait derrière lui et qui avaient épuisé plus d’un thérapeute et, d’autre part, aux longues années de lutte acharnée et imperceptible qui avait opposé son père à l’ordre du gnongnoré.

Les crises de Benjamin avaient débuté par une longue période d’insomnies au cours desquelles il « se masturbait les méninges », pour reprendre ses propres termes, à propos du refus de son père de lui dévoiler le sũko et le yõyõore et les mystères qui s’y cachaient et à propos de la vie intime de ses éducateurs. Sur ce dernier point il avait fini par « espionner et écouter ce qui se passait derrière les portes et les apparences ». Ce qui lui vaudrait d’être définitivement exclu de l’ordre sacerdotal.

Au cours de l’évolution de sa prise en charge, Benjamin nous apparaîtra de plus en plus comme un grand anxieux, sur fond de structure obsessionnelle, de préoccupations hypocondriaques et de souffrance narcissique liée à une rupture culturelle et à la question des origines.

Nous ne pouvions, cependant, nous résoudre à admettre le diagnostic de psychose paranoïaque avancée par un de ses anciens thérapeutes que nous avons rencontré pour échanger à propos de sa prise en charge. En effet, les attitudes ambivalentes, les inhibitions et les conduites compulsives de Benjamin évoquaient plus l’évitement et une phobie de la castration qui nous renvoyaient à une problématique névrotique.

Ces différentes attitudes se télescopaient dans tous les domaines de sa vie. Ainsi, il ne pouvait pénétrer dans une église sans que n’apparaissent son anxiété et sa crainte de se retrouver dans ses crises convulsives.

Dans le domaine professionnel, ses rapports à son travail et à ses supérieurs administratifs étaient très ambivalents. Il se plaignait beaucoup de sa situation et entreprenait peu de choses pour la changer alors qu’il en avait les opportunités.

De même, dans sa vie amoureuse, il était arrivé à plus de 32 ans sans avoir eu de véritable liaison amoureuse. Il s’arrangeait toujours pour être absent de chez lui ou pour faire croire qu’il était absent, lorsque ses entreprises galantes débouchaient sur un accord de rendez-vous de la part de ses différentes conquêtes. Il se justifiait toujours en alléguant que « les femmes étaient toutes, fausses et matérialistes » mais avait surtout peur « de ne pas être à la hauteur ou d’être déçu après ».

Les images de Benjamin restaient fortement empruntes par un idéal inaccessible, à travers la figure d’un père détenteur d’un pouvoir aussi fascinante que dangereuse et qui refusait de le lui transmettre ; à travers la figure d’une grand-mère très influente mais qui ne dévoilait pas le mystère. Ces images étaient enfin empruntes par une appartenance à des origines mythiques dotées de pouvoirs incommensurables mais inaccessibles.

Il nous semble que les préoccupations sexuelles infantiles de Benjamin s’étaient progressivement muées en une pulsion scopophilique à l’égard de tout ce qui était inaccessible, à travers sa curiosité pour le mystère du yõyõore et du sũko, avec une forte appréhension de la castration. Il nous dira en effet que ses crises l’angoissaient, d’autant plus qu’il y avait toujours eu dans la lignée paternelle des ascendants qui avaient présenté les mêmes crises et qui avaient « terminé bizarrement comme des ratés ». Il nous semble enfin que la problématique que présentait Benjamin, transcendait son univers endopsychique et s’inscrivait de manière plus large dans une dynamique familiale.

En effet en se soustrayant aux obligations qui lui étaient prédestinées par élection à travers son « exil » et sa conversion, le père de Benjamin avait certes essayé de sauver sa vie et de mettre à l’abri sa future descendance. Mais n’avait-il pas paradoxalement essayé d’éviter quelque chose qui serait de l’ordre d’un conflit qui devait l’inscrire dans l’ordre généalogique selon la tradition culturelle et le corpus mythique qui sont propres à sa communauté ?

Est-ce cette même chose qui ressurgissait, de manière singulière par rapport à la configuration psychique qui lui était propre, chez Benjamin et qu’il partage dans une certaine mesure avec ses frères, notamment sa sœur aînée ?

Le père de Benjamin n’aurait jamais interdit ou empêché ses enfants de se rendre dans son village natal. Toutefois, l’ambiance hostile qui prévalait au sein de la famille semblait dissuader tout éventuel retour aux sources et attaquer les liens qui les rattachaient à leurs origines familiales et mythiques. Comme mus par une force mystérieuse, tous étaient cependant attirés vers le sũko et le yõyõore.

On peut ainsi formuler l’hypothèse que la démarche de la sœur aînée s’inscrivait, de manière détournée, à travers le travail de recherche qu’elle avait entrepris sur le sũko- yõyõore, dans une problématique de retour aux sources.

De même, il nous semblait que Benjamin, à travers le discours qu’il nous tenait, manifestait une souffrance en référence aux origines à travers « ses crises convulsives » et des identifications paradoxales qui lui interdisaient le retour aux sources mais qui l’y attiraient irrésistiblement en ce qu’il nommait comme « une curiosité obsessionnelle » qui visait à percer le mystère des ordres du yõyõore et du sũko. A travers la problématique névrotique qui lui était singulière, il apparaissait de fait comme le porte symptôme désigné pour exprimer le désordre et l’impossible retour à la culture de base, à la névrose collective

Cette problématique nous paraissait d’autant plus intéressante que Benjamin et sa sœur étaient, selon tout vraisemblance, les deux enfants de la fratrie qui semblaient les plus affiliés à la religion catholique. La sœur aînée de Benjamin était religieuse et lui même avait manifesté un fort désir d’être prêtre avant d’y renoncer à la faveur de ses déceptions. Les autres frères étaient en effet peu pratiquants et s’adonnaient, en dépit de leur appartenance au catholicisme, à certaines pratiques occultes qui relevaient des traditions ancestrales.

Nous relèverons également que Benjamin et sa sœur étaient des puînés, benjamine et benjamin de la fratrie. Ce sont donc les deux derniers, les puînés de la fratrie qui étaient les plus affiliés à la nouvelle religion du père et paradoxalement les plus habités par l’emprise du sũko et du yõyõore, ordres initiatiques, sociétés religieuses secrètes des ancêtres, rejetés par le père.