5. JUSTINE

Justine est une jeune femme de 31 ans lorsqu’elle arrive à notre consultation. Elle a été conduite au Centre de Soutien Médico-Psychologique par un de ses frères pour troubles de comportement et pour incohérence verbale. Le thème central de ses propos était le décès de ses deux enfants, survenu deux ans plus tôt, lors d’un accident de la circulation. Ces troubles survenaient également trois mois après le décès de son mari.

Elle n’avait jamais eu d’antécédent psychiatrique et cet épisode survenait après une première qui était intervenue trois semaines plus tôt. Ce premier épisode avait duré 48 heures et s’était résorbé tout seul sans aucune gravité.

En réalité, il apparaîtra bien plus tard, au cours des entretiens que nous aurons avec Justine, que ses troubles s’étaient déclenchés très tôt, après l’accident qui avait entraîné le décès de ses deux enfants.

Au moment de l’accident, Justine avait alors trois enfants : deux garçons de 7 et 5 ans et une fille de 2 ans. Elle avait tenu à les amener tous les trois à une exposition d’art artisanal sur sa motocyclette. Sa fillette de 2 ans était arrimée à son dos, ainsi que les mères portent leur enfant au Burkina. L’aîné des garçons était sur le porte-bagages arrière et le second disposé entre les guidons et la selle de la motocyclette, bien calé entre les jambes de sa mère. (Au Burkina où le principal moyen de déplacement demeure la motocyclette, ce moyen de « remorquage » très osé est interdit par la loi et est généralement réprouvé lorsqu’il concerne surtout les membres d’une même famille. Cela peut en effet s’avérer fatal et très catastrophique lors d’un accident de la circulation. Nombreux sont cependant ceux qui y recourent, faisant ainsi preuve d’inconscience, à la faveur du laxisme des agents de l’ordre qui réglementent la circulation). L’accident aurait eu lieu à leur retour par suite d’une collision avec un camion.

Les deux garçons étaient décédés sur le coup. La fillette s’en était tirée sans aucune égratignure et Justine elle-même n’avait eu que de légères écorchures, même si elle fut momentanément choquée (plus par l’émotion que par d’improbables lésions traumatiques dont elle ne manifestera aucun signe à travers les différents examens médicaux ordonnés en expertise par les assurances).

Les corps des deux garçons avaient été immédiatement enterrés. Justine n’avait donc jamais vu les corps de ses enfants pas plus qu’elle n’avait assisté à leur enterrement. (En effet, la tradition mõagha veut que les corps des victimes d’un accident, qui sont décédés sur le coup, soient immédiatement enterrés sur les lieux mêmes de l’accident. Lorsque l’accident se produit dans une agglomération, les corps peuvent être enterrés au cimetière mais ne sont jamais ramenés au domicile des victimes. Tout cela pour conjurer le sort et prévenir d’autres morts violentes dans la famille des victimes).

Justine nous dira que dès le lendemain de l’accident, sa fillette parcourut toutes pièces de la maison et les coins de la cour à la recherche de ses frères, qu’elle réclamera ainsi durant plusieurs jours en les appelant par leurs prénoms et en lui demandant de lui dire où ils se cachaient. Elle-même n’arrêtait pas de ressasser l’accident et ses enfants lui apparaissaient la nuit dans des cauchemars répétitifs. C’est ainsi depuis deux ans nous dira-t-elle. Elle avait constamment des cauchemars et des troubles de sommeil. Elle avait déjà « craqué » quelques semaines après l’accident. Son mari l’avait obligée alors à prendre des produits traditionnels (poudre noire) avec de la bouillie de mil ainsi qu’à sa fillette. Les troubles s’étaient ainsi résorbés.

Toutefois, l’entourage de son mari lui avait fait beaucoup de reproches. Il l’avait traitée de sorcière qui « avait mangé les enfants de son mari » et lui avait prédit la folie. Les parents de son mari auraient même exigé sa répudiation. Mais son mari avait refusé d’obtempérer. Il lui avait seulement reproché le fait qu’elle ne voulait ni manger, ni consommer de l’alcool. (Aurait-elle consommé de l’alcool, le jour de l’accident ?).

Les choses étaient progressivement rentrées dans l’ordre mais les parents de son mari, sa belle-famille, lui étaient restés hostiles et la « travaillaient en douce » pour la rendre folle. Son dernier enfant, un garçon naîtra 11 mois plus tard et son mari allait décéder 11 mois après la naissance de cet enfant.

Voilà ce que Justine nous raconte à propos du décès de son mari. Trois mois avant son décès, son mari aurait été invité à une sortie par quelqu’un qui lui aurait proposé de la viande et dont il se gardera de révéler l’identité jusqu’à sa mort. De retour chez lui, il se serait plaint de violents maux de ventre. Son mal s’aggravera à la suite de la prise de substance médicamenteuse que lui aurait conseillé un « guérisseur traditionnel ». Il succombera à sa maladie après une longue hospitalisation. Justine n’était pas la seule à partager la thèse de l’empoisonnement qui avait été unanimement retenue par toute la famille de son mari.

Justine nous racontera par ailleurs cette autre histoire. Bien avant leur mariage, alors qu’il était encore célibataire, son mari que nous prénommerons Pierre, avait recueilli chez lui une vieille parente, une cousine de son père ; sa tante en quelque sorte. Cette tante avait été accusée de sorcellerie par la famille de son mari qui l’avait ainsi répudiée. Elle avait rejoint ses propres parents qui la rejetèrent en confirmant sa sorcellerie. C’est ainsi qu’elle avait frappé à la porte de Pierre qui l’avait recueillie.

Un jour, Pierre la surprendra en train d’enterrer des objets « maléfiques » dans sa cour. Pierre s’y opposera énergiquement et ira même jusqu’à la battre pour la contraindre à déterrer ce qu’elle avait enfoui sous la terre, avant de la chasser de chez lui. Avant de s’en aller, cependant, sa tante aurait juré de l’éliminer. Elle aurait alors disposé des œufs de poule sur le sol, dans la cour de Pierre, et après y avoir prononcé des paroles maléfiques, elle les aurait écrasés avec ses pieds nus en disant que la maison (famille de Pierre) sera écrasée comme les œufs sous ses pieds.

Justine dira que, lorsqu’elle se serait rendue chez elle pour lui annoncer l’hospitalisation de son mari, elle se serait contentée de dire tout simplement « qu’il avait eu des pieds pour se rendre à l’hôpital mais qu’il n’en aura pas pour revenir dans sa maison ».

Les troubles de Justine étaient réapparus avec beaucoup plus d’intensité trois mois après le décès de son mari. Ces troubles se manifestaient par des cauchemars où elle revoyait la scène de l’accident, ses enfants et son mari décédés.

Elle avait des insomnies totales et s’employait toute la nuit à faire le ménage ou à prier à haute voix. Elle disait alors à Dieu qu’elle ne supportait plus et était très fatiguée de voir les hommes s’entretuer par la sorcellerie. Elle demandait justice pour ses enfants, pour son mari et pour elle-même. Elle demandait au pape de tout faire pour dire à Dieu de lui rendre ses enfants. Cette phase avait duré environ trois jours et elle avait commencé à avoir des comportements de dénudation dans la rue, devant la porte de son domicile. C’est ainsi qu’elle avait été conduite chez nous. Elle sera mise sous traitement médical et son état connaîtra une nette et rapide amélioration.