5.2. L’histoire de Justine

L’enfance de Justine se serait passée sans aucun problème particulier. Elle se rappelle seulement que son père les avait élevés à la dure. Elle avait fréquenté l’école primaire dans son village natal jusqu’au CM2. Après le décès de son père, Justine ira poursuivre une formation professionnelle dans une localité distante de plus de 200 km de son village d’origine. Là elle aurait appris à faire du tissage, de la couture, de la broderie et de l’élevage.

Elle y serait restée cinq ans environ avant de retourner dans son village natal où elle rencontrera Pierre avec qui elle se mariera.

Après leur mariage, célébré dans le village natal de Justine qui était voisin du village de son mari, le couple s’établira dans la capitale où habitait Pierre. Cependant, la profession de Pierre l’amenait à s’absenter régulièrement, même si c’était pour des courtes périodes. Justine menait donc quasiment seule la gestion de la maison. Elle parlera cependant de son mariage comme d’une période de félicité conjugale, faite d’entente mutuelle que les allégations malveillantes liées au décès de leurs enfants n’avaient pas entamée mais qui n’avait hélas duré que 10 ans.

Après le décès de son mari, outre l’ambiance hostile avec sa belle-famille qui s’en était accrue, Justine dira avoir été littéralement dépouillée de tous leurs biens matériels. Sa belle famille disait que tout ce qui existait appartenait à leur fils (son mari) et pas à elle, alors qu’elle s’était tuée au travail pour aider son mari à avoir tout ce qu’ils avaient acquis ensemble. Elle faisait de l’élevage qui rapportait beaucoup et de la petite restauration, mais remettait toujours ses revenus à son mari qui lui rétrocédait ce dont elle avait besoin pour le ménage. Elle ne lui avait jamais demandé des comptes car elle estimait que tout ce qu’il entreprenait, il le faisait pour eux et pour leurs enfants.

Après la mort de son mari, ses beaux-frères avaient vendu tous les biens qu’ils pouvaient vendre. Ils avaient même essayé de vendre les maisons, mais n’y étaient pas parvenus. Ils voulaient à présent la rendre folle et la chasser du domicile conjugal, sans penser, que même si tout cela appartenait à Pierre, il appartenait aussi à elle et aux deux enfants qu’il lui avait laissés et dont elle était la tutrice légale

Trois semaines après son premier contact, Justine tiendra à nous montrer ses blessures pour confirmer ses dires, lorsqu’elle affirmait qu’un des cousins de son mari, venu du village, l’avait battue, l’accusant de dilapider les biens de son mari.

Huit mois après le décès de son mari, Justine se rendra au village pour ses funérailles. Il était catholique et avait eu des funérailles chrétiennes. Mais sa famille avait tenu à appliquer une partie de leurs coutumes ancestrales. Justine fut ainsi donnée en mariage à un jeune cousin de son mari que nous prénommerons Paul, selon la tradition du lévirat.

Lorsque Justine nous rapportera cela à son retour, nous manifesterons notre étonnement. En effet, elle et son mari s’étaient mariés par consentement mutuel et selon les usages, elle ne devait pas être soumise à la coutume du lévirat. Justine nous dira alors qu’elle considérait cette union comme un mariage en blanc dont l’objectif était de permettre à ses beaux-frères de garder la main mise sur leurs biens. Elle le savait et était décidée à ne pas se laisser faire. Elle ne pensait donc pas qu’une véritable union était possible entre elle et Paul.

En effet, après leur mariage, son mari avait recueilli Paul chez eux, alors qu’il avait à peine 15 ans. Elle s’en était occupée comme de son propre fils. Paul était resté plusieurs années avec eux, avant de rejoindre un oncle qui vivait dans la capitale. L’idée que Paul puisse la considérer comme une femme lui était inconcevable.

Cependant, Justine connaîtra une véritable rechute dans les semaines qui allaient suivre. Devant notre inquiétude, elle nous expliquera que Paul avait décidé d’aménager chez elle. Elle s’y était opposée mais sa belle famille était intervenue et elle n’avait rien pu faire. Sa propre famille ne l’avait pas non plus soutenue. Paul l’avait alors constamment harcelée. Devant son refus, il lui avait dit que Pierre était mort et que c’était lui qui était désormais son mari. Elle devait donc se soumettre et se donner à lui comme elle le faisait avec Pierre. Justine lui avait donc cédé sous la violence. Elle s’en trouvait très mal, car les insomnies et les cauchemars avaient réapparu. Par ailleurs, elle évitait de s’endormir pour ne pas se laisser surprendre par Paul qui avait fracturé la porte de sa chambre. Elle en aurait parlé à sa propre famille, mais personne n’intervenait pour la secourir.

Justine sera d’autant plus inquiète par rapport à ce qui s’était passé car elle savait que Paul était « un véritable vagabond sexuel ». Il était malade et elle craignait qu’il ne soit séropositif et ne l’ait ainsi contaminée. Nous apprendrons par la suite que Paul souffrait d’une insuffisance rénale. Ce qui faisait peur à Justine qui prenait cette maladie pour autre chose.

Nous supposerons également, dans le cas où les dires de Justine s’avèreraient confirmés, qu’au-delà de la violence qu’elle avait subie, cet acte avait réactiver, sans doute, une problématique incestueuse qui avait entraîné sa rechute.

Cependant, nous prendrons d’abord ses dires comme des constructions fantasmatiques. Mais devant son instance, nous finirons par rencontrer des membres de sa famille et de sa belle famille qui nous confirmeront tous ses dires.

Nous réfèrerons alors Justine aux services de l’Action Sociale. Leur intervention permettra de calmer la situation et une rémission temporaire des troubles de Justine. Cependant, cette accalmie ne durera que quelques mois. Les conflits ressurgiront de plus bel, s’accompagnant de violences physiques de Paul sur Justine qui refusait de lui céder.

Malgré les convocations des services de l’Action Sociale et un constat dressé par les services de la gendarmerie pour coups et blessures, cette situation allait perdurer et entraîner une nouvelle rechute de Justine. Elle pensera alors à un recours juridique pour se débarrasser de Paul. Mais les services sociaux l’en dissuaderont car une telle démarche serait juridiquement caduque. La législation ne reconnaissait pas en effet le mariage par lévirat et Paul n’était pas le mari légal de Justine. Toute démarche en ce sens se solderait donc par un non-lieu ou par déboutement vers d’autres instances juridiques avec de très longues procédures.

Justine pensera alors à quitter le domicile conjugal pour « se chercher ailleurs ». Mais outre le fait que cette démarche s’accompagnait chez elle d’un sentiment de trahison de la mémoire de son défunt mari, elle courait toujours le risque de se faire rattraper par sa belle famille car, même si elle n’était pas légalement mariée à Paul, elle ne demeurait pas moins son épouse sur le plan social.

Une solution qui restait encore possible consisterait à porter une plainte pour coups et blessures, pour viol et tentatives de viol répétées et à recourir aux forces de l’ordre pour faire déguerpir Paul du domicile de Justine. Cela nécessitait cependant une longue procédure juridique dont l’issue était incertaine. Une telle démarche pourrait également entraîner de réels conflits entre les deux familles alliées qui étaient encore sous l’emprise de la tradition. La législation au Burkina est en effet paradoxale pour ce qui concerne le mariage par lévirat et les autres formes traditionnelles d’union matrimoniale (mariage par rapt ou par don de femmes). Les textes ne reconnaissent que le mariage par consentement mutuel. Cependant, il existe une sorte de jurisprudence qui reconnaît de fait ces formes d’unions, lorsqu’elles sont consommées, sans pour autant tenir compte du consentement des époux, notamment de la femme. Les recours juridiques, en la matière, lorsque se pose un problème, sont souvent très longues, voire caduques.

Justine se trouvait ainsi prise dans l’impasse de ce qui apparaissait comme une fracture entre des liens trouvés, institués de droit traditionnel et de nouveaux liens qui s’étaient créés dans l’institution d’une nouvelle donne. Elle se retournera alors vers les nouvelles institutions religieuses.

Elle contactera d’abord le catéchiste, le conseiller de sa communauté religieuse de base (quartier) et le curé de sa paroisse. Selon ses dires ceux-ci lui auraient suggéré de faire dire une messe de demande d’aide et de beaucoup prier.

Déçue, elle se retournera vers la communauté protestante de son quartier. Elle contactera le pasteur qui après l’avoir écoutée, lui demanda de lui accorder le temps de réunir les « anciens » de l’Église et de l’en aviser. Justine nous dira que « les anciens » et le pasteur se réuniront dans leur église où ils l’accueillirent. Ils prièrent sur elle en lui imposant les mains. Ils lui offrirent une bible qu’elle refusa car elle en avait déjà une. Ils lui proposaient de lui rendre régulièrement visite chez elle et de lui donner une instruction biblique en attendant de l’accueillir officiellement dans leur communauté.

Cette dernière démarche exacerbera les tensions entre Justine et ses deux familles qui la réprouvaient. Justine nous dira littéralement que « les protestants étaient bien car ils se rentraient plus dans le malheur que les catholiques ». Ce qui peut se traduire par : ils se serraient les coudes et se témoignaient plus de solidarité dans le malheur que les catholiques.

Dans le malheur qui la frappait, traduisait-elle ainsi son besoin d’un étayage et d’un soutien familial et communautaire plus fort, après avoir exprimé sa déception et sa souffrance d’être totalement abandonnée par les siens et écartelés entre les différentes institutions ? Elle n’ira cependant pas plus loin dans sa démarche et ne rejoindra pas la communauté protestante.