TROISIEME PARTIE

I. SYNTHESE DES OBSERVATIONS ET DES SITUATIONS CLINIQUES-RETOUR A LA PROBLEMATIQUE DE RECHERCHE

1. SYNTHESES DES OBSERVATIONS ET DES SITUATIONS CLINIQUES

Les différentes situations cliniques que nous avons présentées sont parfois dures, difficiles et peuvent paraître, de ce fait, comme des cas extrêmes. Elles nous ont cependant semblé intéressantes à plus d’un titre. En effet, notre pratique nous permet d’affirmer qu’elles sont loin de constituer des cas isolés.

A la lumière des observations que nous avons pu effectuer sur les systèmes de thérapies traditionnelles et sur les systèmes de thérapies religieuses et/ou syncrétiques, nous avons essayé de résumer ces différentes situations cliniques en quelques constats :

  • D’une manière générale, nous constatons que les sociétés actuelles du Burkina Faso, s’inscrivent toutes dans la co-existence de deux mondes : l’univers traditionnel et le monde moderne. Nous pouvons même dire qu’elles se situent dans l’entre-deux. Les diverses transformations et mutations (économiques, politiques, sociales et religieuses) qui sont inhérentes à cette situation mettent à mal les différentes institutions : institutions traditionnelles, souvent décriées, qui essaient malgré tout de résister et de survivre ; nouvelles institutions modernes (de type occidental et d’inspiration judéo-chrétienne et libérale) qui ont du mal à s’implanter et à s’inculturer véritablement dans un environnement qui reste fortement marqué par une mentalité traditionnelle, voire traditionaliste par effet de rejet et/ou d’auto conservation.
  • Dans un tel contexte, qu’il s’agisse du registre traditionnel ou de celui de la modernité, le risque « d’instrumentalisation » des institutions au profit d’intérêts individuels et/ou de groupes devient réel, par suite d’une conception tronquée et de recours pervers à la notion de la légalité qui peut se dicter désormais au mépris de tout souci de justice et de l’être humain : exploitations tendancieuses et partisanes des institutions modernes qui s’avèrent souvent inopérantes ou tout au moins paralysées face à certaines situations, qui restent très courantes et qui pourraient trouver cependant une solution dans le registre traditionnel ; usage impropre ou détourné des institutions traditionnelles pour servir et faire valoir des causes et des intérêts inavoués et inavouables.

Une conséquence de cette situation est qu’une grande majorité d’individu et de groupes ne peuvent plus vraiment trouver un véritable recours et un étayage conséquent dans les institutions pour les aider à symboliser, à affronter et à franchir les moments difficiles, les crises et les différents conflits qui jalonnent leur quotidien et qui accompagnent les différents processus d’individuation et d’assujettissement de tous et de chacun. Les individus se sentent donc de plus en plus isolés, démunis et abandonnés ; pris dans l’effroi de l’insécurité, des attaques envieuses, la peur et l’intolérance de la différence, dans le ressurgissement des angoisses archaïques et dans le repli sur l’irrationnel.

Le religieux, l’occultisme et le spiritisme, qui s’emmêlent au traditionnel et au spirituel dans une confusion sémantique, deviennent ainsi des « calme-cœur », des éponges de l’angoisse et de l’excitation qui télescopent l’espace de la subjectivité, du mythe, de l’illusion et du rêve et cooptent, de plus en plus, les individus en mal de vivre. Ils détournent également la religion, la tradition, la spiritualité de leurs fonctions premières (fonctions symbolique, de cohésion et de lien) et menacent en cela même l’équilibre des individus et des sociétés.

  • Nous constatons également que les institutions traditionnelles et modernes participent de registres différents, qui se complètent dans leurs fondements épistémiques mais qui peuvent également donner lieu à des lectures et à des interprétations antinomiques :
  • la subordination de la réalisation et de l’épanouissement de l’individu à un ordre mythique et mystique, à une entité groupale et sociale qui le précèdent, l’accueillent et le préforment dans sa réalité humaine, mais qui peut dégénérer sur la négation pure et simple du sujet dans sa réalité singulière ;
  • la reconnaissance de l’universalité des Droits de l’Homme qui peut entraîner cependant une dérive sur le culte des droits des individus et de l’individualisme néo-libéral et dénier la dimension de « l’assujettissement » de l’individu à un ordre transubjectif, métaphysique et groupal qui fonde paradoxalement son identité de sujet et d’être humain.

Interprété dans une antinomie excessive, souvent conflictuelle et défensive, chacun de ces deux registres peut effectivement apparaître comme un chemin de non-retour. Emprunter l’un équivaudrait alors à s’interdire le retour à l’autre ou s’accompagnerait, tout au moins, d’une blessure et d’une souffrance narcissique profonde, d’une culpabilité inconsciente, qui en rendent le retour périlleux et douloureux.

Ces différents constats décrivent la réalité de la plupart des sociétés du Burkina Faso, mais sans doute aussi, celle de nombreuses sociétés d’Afrique Noire, dans le monde actuel.

Ils révèlent des populations qui ont une conscience de plus en plus vive, de leur liberté. Ils révèlent des hommes et des femmes, mais surtout de jeunes adultes, qui sont certes pris dans un état de précarité générale et qui, de plus en plus, refusent de se laisser guider par la main d’un improbable destin et d’être les « jouets » de forces invisibles et surnaturelles, souvent assumées dans les traditions ancestrales, notamment l’institution divinatoire.

Ils expriment fortement le désir de ces hommes et femmes de vouloir trouver leur accomplissement, non dans une volonté extérieure, mais à partir de l’expression de leur être, dans leurs racines culturelles, en s’affirmant pleinement comme personnes. Ces populations exigent de voir leur désir de liberté, de justice et d’équité s’appliquer dans tous les domaines de leur existence (situations matrimoniales, professionnelles, économiques, éducation, engagements politiques et religieux, etc.)

Cependant, dans des sociétés encore fortement marquées par les mentalités traditionnelles et où, traditionnellement, l’individu semble n’avoir de signification que renvoyé à ses affiliations mythiques, à la famille, à l’ethnie, à la communauté et où être personne, c’est avant tout conquérir un statut social en advenant comme une personnalité ; une telle prise de conscience de désir de liberté, de justice et d’affirmation de soi, semble exacerber les tensions, les conflits et les fractures entre générations, entre groupes sociaux et entre communautés.

En effet, le sentiment d’appartenance à une communauté, dont on est consubstantiel, nécessite d’abord et paradoxalement, voire même davantage dans les sociétés traditionnelles, une affirmation de soi comme personne. Ce n’est qu’ainsi que l’individu peut quitter ses particularités par un acte responsable, pour se « fondre » dans un ensemble qui le contient et se sentir chez soi et dans sa peau, sans encourir le risque d’une crise de dépersonnalisation et de confusion identitaire.

Les rituels initiatiques, à travers les institutions traditionnelles, avaient précisément pour fonction de permettre à l’individu d’opérer une distinction progressive entre le particulier et l’universel, entre classes d’âge, entre générations, entre hommes et femmes, entre humain et non humain, pour s’assumer comme un projet en perpétuel accomplissement, par delà la mort et à travers la succession des générations, dans une différenciation féconde et créatrice.

L’individu apprenait, à travers ces rituels initiatiques, à se découvrir dans sa totalité ; dans le drame de la vie, comme la synthèse, l’aboutissement de la création et le commencement de l’histoire, comme l’univers en miniature au sein du macrocosme. Les autres, ses semblables, mais aussi les autres éléments de la création, ne constituent plus alors un monde impersonnel et encore moins des objets « de consommation » dont il pourrait user ad libitum. Bien au contraire, ils sont autant de partenaires auxquels l’accomplissement de sa propre destinée reste intrinsèquement imbriqué. De ce fait l’individu s’emploiera à essayer de se les concilier avec efficacité et dans le respect de leur nature pour parvenir à sa propre fin, au service de la préservation de l’environnement, de la vie, de la pérennité de la communauté et de l’espèce humaine. Telles étaient, pour l’essentiel, les fonctions des rituels initiatiques dans les sociétés traditionnelles. Celui qui ne passait pas par l’initiation ou qui se dérobait intentionnellement à ces différentes catégories et fonctions ne pouvait être considéré comme humain et membre d’une communauté humaine. C’était un avorton d’Homme, un égocentrique, un non advenu, sans substance et sans racines qui puissent arrimer et soutenir sa vocation à l’humanité.

Ces institutions constituaient donc un étayage, dans leurs fonctions métapsychologiques. Elles accompagnaient les processus d’individuation et permettaient à l’individu d’accéder à la subjectivation (subjectivité mais aussi altérité), nécessaire pour quitter l’égocentrisme et l’omnipotence infantile et s’engager résolument, en adulte responsable, sur la voie de l’accomplissement de sa propre destinée, comme singularité et communauté, dans les catégories de l’humain.

Dans le contexte actuel, on assiste à une désagrégation et à une désorganisation de ces institutions qui accompagnaient et maintenaient l’équilibre des individus et la cohésion sociale dans de tels processus et opérations psychiques et sociaux.

Cela est sans doute lié, en partie, au choc de la rencontre des cultures, à travers les faits historiques et conjoncturels de la colonisation et de l’évangélisation, même si on ne saurait imputer à ces seuls faits, l’entière responsabilité d’une telle situation.

La rencontre a été brutale et violente et l’assimilation de nouveaux systèmes de pensée et de nouvelles valeurs, introduits par ces faits, s’est effectuée de manière trop rapide. De ce fait, elle (l’assimilation rapide) aurait entraîné une dichotomie et une scission au sein des sociétés traditionnelles pour des raisons intérieures et extérieures qui acculaient les communautés et les individus à opérer des choix cornéliens. Peut être également qu’elle a pu induire, au niveau de l’imaginaire collectif, une lecture événementielle de cette histoire et compromettre ainsi son élaboration et son appropriation comme une réalité vécue, investie de sens et devant être pleinement assumée comme telle. Il en découlerait une certaine ambivalence à l’égard des nouvelles institutions issues de cette histoire, considérées comme des réalités subies et imposées de l’extérieur, et un rapport sur-idéalisé à un passé nostalgiquement investi, dans une sorte de mélancolie, comme refuge dans le présent et refus d’un devenir improbable et inquiétant.

Dans ce contexte, s’installe alors progressivement un état d’anomie générale qui culmine à son point critique lorsque les aspirations et les comportements individuels, l’absence d’un idéal collectif et fédérateur traduisent, de manière très forte, la césure entre les particularismes des désirs et des buts singuliers, la crise de confiance dans la gestion de la chose publique devenue impersonnelle et anonyme et les préoccupations collectives.

Dans un tel contexte qu’en est-il du pacte social, du contrat narcissique, base et fondement de tout possible rapport entre sujet et société, entre individu et ensemble, entre discours singulier et référents culturels ? 2 8

Qu’en est-il des incidences de cette situation sur la psychopathologie en Afrique Noire, dans son interprétation et dans ses différents modes de traitement ?

Notes
2.

8 Nous, nous référons ici au concept de contrat narcissique développé par P. AULAGNIER dans son livre, « la violence de l’interprétation » (1975). Du pictogramme à l’énoncé de contrat narcissique. PP 182-202- 5ème édition 1995, PUF.