II. ANALYSE DES SITUATIONS CLINIQUES

1. LA FIGURE DU DIABLE ET DU SURNATUREL DANS LA PSYCHOPATHOLGIE EN AFRIQUE NOIRE

1.1. le retour du diable et du surnaturel comme figures du refoulé et manifestations de l’inquiétante étrangété

En 1934, DIM Delobsom essayait de cerner les mystérieuses pratiques traditionnelles en pays mõagha à travers son livre « les secrets des sorciers noirs ». 29 Dans la préface de ce livre, Robert RANDOU semblait résumer ainsi la situation :

Ce sont là autant de faits mystérieux que l’on rangeait volontiers dans la sorcellerie et dont on qualifiait les contre-mesures de pratiques magico-religieuses. Une telle situation ne concerne cependant pas que l’Afrique Noire et les peuples dits primitifs. R. RANDOU poursuivait en effet:

Pour sa part, François Dunois Canette, journaliste écrivain, spécialiste des questions religieuses et auteur d’une enquête et d’un recueil de témoignages sur les prêtres exorcistes en France, reconnaît que :

On peut le constater, ces différentes pratiques et croyances que l’on qualifie souvent de superstitieuses et de magiques sont loin d’être le propre des sociétés traditionnelles d’Afrique Noire. Elles appartiennent au patrimoine commun de l’humanité.

Depuis les antiques civilisations du croissant fertile, de la Mésopotamie, à la civilisation moderne, en passant par les temps forts de l’histoire du christianisme, pratiques divinatoires, voyance, sorcellerie et autres « croyances superstitieuses » connurent des fortunes diverses.

Depuis l’ère chrétienne, alors qu’ici en Afrique Noire, ces croyances et pratiques s’intégraient dans l’animisme et participaient de la quête du sens de l’humain, de la souffrance et du mal et de la recherche d’une forme d’harmonie entre l’Homme et les autres éléments de la création, là-bas en Occident, elles prenaient progressivement la figure du diable, de la démonologie et de la sorcellerie, au Moyen Age surtout.

Entre possessions démoniaques, sorcellerie, alchimie, franc-maçonnerie, magie noire, sabbat, messes noires, hérésies et autres, les hommes comme les bêtes 32 furent soumis à la question.

Les premiers parvenaient juste à sauver leurs âmes des griffes du diable, par le feu purificateur du bûcher.

Au 15ème siècle, tout cela fut « revisité », codifié et promulgué sous l’œil bienveillant et protecteur du Pape Innocent VIII à travers le terrible « Malleus Maléficarum », œuvre de deux moines dominicains allemands. 33

Cependant, avec le Siècle des Lumières, la montée de l’esprit critique et du positivisme scientifique, le diable et ses acolytes allaient progressivement perdre du champ en Occident. Le possédé prenait la figure de l’imbécile et Voltaire préconisait plus l’action philosophique pour le guérir que le bûcher pour le purifier et sauver son âme du diable. L’exorcisme entrait dans la lutte contre le Malin et prenait le pas sur la question.

Aux yeux de la nouvelle médecine moderne naissante, possessions et sortilèges relevaient plus désormais des symptômes d’états insensés. Le diable reculait encore plus et les extases mystiques et possessions diaboliques n’étaient plus que de simples manifestations hystériques que la rationalité scientifique expliquait aisément.

Plus tard, Charcot, à la Salpetrière, recherchera des équivalents entre les attitudes de ses hystériques et les représentations iconographiques des possessions diaboliques et de l’exaltation religieuse qu’il consignait dans son traité sur « les démoniaques dans l’art ».

Parmi les élèves et admirateurs de Charcot se trouvait un jeune médecin viennois, très érudit, qui dira plus tard que le diable n’est que la manifestation personnifiée de nosdémons intérieurs et des désirs refoulés. Il affirmera par ailleurs que :

Devant tant d’audace de la médecine et de promesses de la science, un médecin de la fin du 19ème siècle proclamera ceci :

Toutefois, le diable avait-il vraiment disparu ? Si les phénomènes, jusqu’alors considérés comme surnaturels avaient trouvé, en partie, des explications rationnelles par le développement de la science et de la technologie, il nous semble que le diable avait été plutôt enfoui dans les profondeurs de l’imaginaire collectif de la civilisation judéo-chrétienne sous la figure de « l’inquiétante étrangeté » ainsi que le dirait Sigmund FREUD.

Les croyances aux forces surnaturelles, à des êtres invisibles, la sorcellerie, la divination et les institutions et pratiques qui s’y rapportaient, relevaient plus d’un délire d’états insensés. Mieux, elles apparaissaient désormais comme autant de croyances et pratiques superstitieuses propres au Moyen Age avec les représentations de la peste, des cataclysmes, des guerres, des pratiques inhumaines et barbares qui y étaient associées. Le diable devenait cet autre, ce barbare inconnu en nous. Les nombreuses expressions de la langue courante en français en attestent abondamment. Le diable semblait donc avoir disparu mais il n’en était pas moins redoutable et actif dans l’inconscient collectif. En cela, le rationalisme du positivisme scientifique qui le refoulait de plus en plus profondément ne pouvait qu’être son précieux et habile allié.

La médecine, la psychanalyse, la science et la technologie ont fait d’énormes progrès. On constate cependant que le développement de la science, de la technologie et de la médecine ne s’accompagne pas forcément aujourd’hui d’une progression du rationnel. Ainsi, à l’horizon du troisième millénaire, celui du modernisme, de la technologie, de l’ordinateur, des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communications), le diable est de retour. On assiste à un ressurgissement des angoisses archaïques, retour de l’inquiétante étrangeté. A coté des médecins, psychiatres, psychanalystes et psychothérapeutes, là-bas en occident comme ici en Afrique Noire, co-existe, une « nébuleuse » de mages, guérisseurs, exorciseurs, marabouts, devins et liseurs de bonne étoile. Charlatanisme, supercherie, réalité du surnaturel, du diable et de ses œuvres ou mythes, la question reste posée et le mal être des individus et des sociétés reste entier. Ces « nouveaux thérapeutes » qui sont plus de 40.000 en France savent bien utiliser les NTIC pour leur « business » et manient un chiffre d’affaires qui représente trois fois plus les dépenses de consultations des médecins généralistes français. 36 Le parallèle peut être aussi tenté, dans les mêmes proportions et peut être davantage pour ce qui concerne l’Afrique Noire et le Burkina Faso.

Quelles sont les explications avancées pour rendre compte de ce phénomène à l’échelle mondiale ? Les allégations sont nombreuses sans prétendre être concluantes. Pour les uns, l’apologie poussée à outrance de la science, de la technologie et du modernisme a aseptisé l’univers et l’a dépourvu de mystère en voulant le rendre plus sécurisant. Les structures traditionnelles qui aidaient l’homme à se tenir debout se sont effacées les unes après les autres. Le monde moderne est créateur d’un climat de violences, de dépersonnalisation, de déstructuration intérieure, laissant le désespoir comme seule perspective.

Pour tous les praticiens, guérisseurs, voyants, laïques exorciseurs ou prêtres exorcistes, une chose est certaine : Toutes les demandes sont des appels au secours, de détresse et d’angoisse. Certes la psychologie et la psychiatrie sont utiles mais n’expliquent pas tout l’homme. Les pathologies qu’elles observent ne leur sont jamais entièrement intelligibles et la plupart résultent de longues histoires personnelles que la psychanalyse, elle-même, ne parvient à reconstituer que très partiellement. Ces différents mages, marabouts, voyants, devins, guérisseurs et exorcistes ne se disent pas thérapeutes. Leur mission est d’accueillir, d’écouter, de soulager des personnes blessées ou en détresse, de chasser les angoisses et les peurs, avant d’exorciser parfois. Ils reconnaissent que cela peut cependant avoir une efficacité thérapeutique et apporter un effet psychologique ou religieux bienfaisant, même si c’est parfois provisoirement.

Nous pouvons paraphraser François DUNOIS CANETTE, en disant que les sociétés modernes avaient mis le diable à la porte à partir du Siècle des Lumières et il est revenu par la fenêtre sous la figure de l’inquiétante étrangeté à l’aube du troisième millénaire.

Ce phénomène est incontestablement universel. Mais, toutes proportions gardées, on peut se demander en quoi réside sa spécificité, à travers le détour par le recours aux pratiques divinatoires, aux marabouts, à la voyance, aux prières de guérison et de délivrance, dans les sociétés africaines et particulièrement au Burkina Faso où il constitue une grande partie du phénomène de la pratique de la thérapie mixte.

Interrogé sur cette question, un vieillard répondait du fond de sa brousse du Burkina : « c’est le blanc qui a gâté le monde. Avant son arrivée, on ne voyait rien de tout cela. Il faut revenir dans le chemin des ancêtres sinon ce sera la ruine du moogho ». Décidément, on ne peut que dire avec Jean Paul SARTRE que l’enfer du moi c’est l’autre.

Notes
29.

DIM D., (1934), Les secrets des sorciers noirs,Édition NOURRY, Paris, 1934 (préfacé par Robert RANDOU).

32.

Nous faisons ici référence au procès des animaux. La sélection du Readers’s Digest rapporte qu’en 1457 à Vegny, une truie qui avait en partie dévoré un enfant fut pendue pour meurtre. Ses six porcelets qui avaient assister à la scène furent également traduits au tribunal et acquittés car ils étaient des complices trop jeunes pour comprendre la portée de l’acte de leur mère :

Sélection du Reader’s Digest, Le saviez-vous ? Mille et une histoire vraies et insolites, Paris, 1992, p. 260.

33.

FREUD fera référence à cet ouvrage, le Malleus Maleficarum, dans sa correspondance à W. FLIESS.

FREUD S., (1897), Lettre n°57 du 24/01/1897, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 5ème édition. 1986.

36.

F. DUNOIS CANETTE. Op. Cit. p.41