2.1.1. Le cas de Martine

La situation de Martine nous semble la plus illustrative mais aussi la plus complexe, la plus délicate à cerner et à démêler cliniquement.

Enormes nous semblent, en effet, les risques de s’empêtrer dans ce qui apparaît comme l’acharnement, le fatum d’un sinistre destin familial, dans son achoppement avec une histoire singulière qui, selon toutes apparences, ressemble à une compulsion de destinée.

En effet, même si les motivations profondes, de ce qui apparaît dans le récit de l’histoire de Martine, comme une succession « d’acting out » ponctuée de ruptures et de répétitions, sont à rechercher dans la dynamique psychique qui lui est propre ; il nous semble que ces motivations ne peuvent pleinement être éclairées que dans la prise en compte de ce destin familial, lourdement chargée et dont le sujet voudrait sans doute se démarquer, mais qui, paradoxalement le fonde, ab origine, comme sujet et membre d’une communauté humaine.

Nous voudrions relater ici un élément que Martine nous a rapporté au cours de sa prise en charge, avec une imprécision qui semble relever d’une confusion dans l’histoire des générations ascendantes.

Cet élément survenait, dans le discours de Martine, après plusieurs séances au cours desquelles elle s’interrogeait sur les raisons des affiliations mythiques dans sa lignée maternelle, sur les causes de ce mystérieux destin qui décimait quasiment tous les descendants mâles de sa lignée paternelle et sur la véritable nature de l’acte qui avait contraint son père à s’exiler (elle pensait qu’il s’agissait d’un meurtre mais n’en était pas sûre car personne n’évoquait ce sujet).

Cet élément se rapportait à un changement de patronyme dans une de ses lignées ascendantes. Elle ne sait pas si il concernait celle de son père, celle de la mère de son père ou encore celle de sa mère à elle. Il s’agirait d’un événement très ancien qui se confondrait à l’histoire même du peuplement de la région dont elle est originaire.

Une de ces lignées, ci-dessus citées, aurait été victime de persécutions et de massacres ethniques. N’eut été le fait qu’un membre de cette lignée et sa famille avaient demandé asile et protection auprès d’un suzerain de la région, toute la lignée aurait été, sans doute, entièrement décimée.

En contre partie de sa protection, le suzerain avait fortement conseillé à cet ancêtre de changer de patronyme, lui et les descendants mâles de sa famille, et à se fondre dans les traditions de la région. Celui-ci avait été contraint d’accepter pour sauver sa vie et celle de sa famille. Les femmes et les filles avaient conservé leurs patronymes dont celui de l’ancêtre, mais ne pouvaient pas, normalement, le transmettre dans une société patriarcale où la filiation est habituellement patrilinéaire. Cet ancêtre avait donc sauvé sa vie et celle des siens, mais consacrait ainsi l’extinction du nom du père et de sa culture. Martine nous dira que cet événement remonterait très loin et qu’il lui était difficile de nous donner plus de précision. Elle-même n’aurait connu cette histoire que par un vague ouïe-dire.

Après nous être renseigné sur l’histoire de cette région, il s’avèrera que ce que Martine rapportait était exact et aurait concerné plusieurs communautés, mais plutôt des sous-groupes ethniques, et sur une période relativement longue. Certains membres de ces communautés avaient effectivement été contraints, dès le début, de changer de patronyme. Par la suite, cependant, le changement de patronyme, plus qu’une contrainte, était un moyen volontaire pour se soustraire aux persécutions et s’accompagnait souvent d’une modification des scarifications ethniques.

Cet élément de l’histoire familiale de Martine, rapporté dans le cadre de sa prise en charge et dans les circonstances que nous avons évoquées plus haut, nous amènera alors à construire une fiction théorique sur le fatum de ce destin familial et à formuler quelques hypothèses cliniques en lien avec la problématique singulière de Martine.

Dans son discours, Martine juxtaposait en effet cet élément à côté de ses interrogations sur les malheurs qui s’abattaient, avec une répétition diabolique, sur sa famille et sur elle-même. Elle parvenait ainsi, à la conclusion que sa famille était maudite et elle-même animée par une force monstrueuse et démoniaque, dont elle essayait de se débarrasser en tentant de recourir au suicide « pour avoir enfin la paix »

Nous pourrions, en effet, supposer ceci.

  • Par son attitude, l’ancêtre de Martine réaffirmait la primauté de l’instinct de survie sur la culture, mais aussi la fragilité des institutions culturelles face à l’action des pulsions d’autoconservation et des pulsions destructrices. Cette attitude stigmatisait également toute la haine accumulée à l’égard des générations précédentes, qui n’avaient pas su mettre en œuvre les moyens techniques et culturels propres à garantir la survie du groupe et de ses membres ; à les défendre contre les agressions extérieures. L’expression de cette haine culmine à son parachèvement dans un acte de meurtre symbolique du père et de sa culture, à travers le renoncement au patronyme et l’adoption de la culture du groupe protecteur, pour la survie et la célébration de l’instinct d’auto conservation. On peut cependant supposer que, pour lui-même et pour sa descendance mâle, l’attitude de cet ancêtre a pris la valeur d’un acte fondateur, mais aussi sacrificiel qui s’accompagne d’un traumatisme et d’une forte culpabilité à l’égard du père et des générations ascendantes. Cet acte a également valeur d’un suicide culturel au profit des pulsions de vie. Les morts mystérieuses et inexpliquées, l’addiction au sang (suicides et meurtres), dans les futures générations mâles, traduiraient alors l’impossibilité, à laquelle se seraient trouvés confrontés l’ancêtre et ses descendants mâles, de métaboliser cette situation. Elle se serait donc transmise aux générations futures comme un acte originant, à travers des rituels sacrificatoires compulsifs, qui participent aux mécanismes d’endiguement et d’éludation du conflit psychique lié au meurtre du père, à la culpabilité et à la question de la dette transgénérationnelle.

Dans une telle dynamique familiale, les processus d’individuation ont, sans doute, pris la forme d’une remise en question symbolique, mais aussi, de ruptures réelles avec les énoncés fondamentaux du groupe. Les besoins de satisfactions personnelles, la construction et la réalisation de soi, s’apparentent également à des ruptures qui se payent du sang, le sien ou celui de l’autre. Le prix du sang participerait au rituel sacrificiel qui sert à la fois de démarquage à l’égard du groupe, mais aussi de marquage identitaire et d’appartenance au groupe originel, à travers l’expiation de la faute commise à son encontre et à l’endroit des générations précédentes, le meurtre du père et de la culture.

  • Pour ce qui concerne, plus précisément, la descendance féminine et, à propos, de leurs stérilités primaires et secondaires et affiliations mythiques pour conjurer ce sort, on peut supposer ceci : Obéissant à l’instinct d’autoconservation, l’ancêtre et ses descendants mâles avaient perdu leur pouvoir de transmission et de procréation culturelles, en renonçant au port de leur patronyme. Les descendantes cependant avaient conservé ce patronyme.

Dans la tradition et dans les systèmes de références symboliques de la culture mõagha, la femme représente la vie, dans sa forme première et instinctuelle. Elle procrée, donne la vie à cause de ses potentialités génésiques, mais elle ne transmet pas le nom, le patronyme, l’identité culturelle du groupe.

La procréation comportait ainsi deux dimensions : la reproduction biologique, animale de l’espèce et la procréation culturelle qui fait de l’individu un être social, culturel, sujet et membre d’une communauté humaine bien définie.

La première était l’affaire de la femme et du kinkirga et réarticulait ainsi la procréation à la primauté de l’instinct de vie et d’autoconservation de l’espèce. La seconde faisait intervenir les pères, à travers la quête et la détermination du siigré, fondement du contrat narcissique, qui permet à l’enfant d’advenir comme sujet dans un espace humain et culturatlisé.

Les mères étaient tenues de donner une éducation de base à leurs enfants en s’appuyant, non pas, sur les énoncés du groupe de leur père, mais sur ceux de leur groupe d’alliance, celui du mari donc.

La femme pouvait ainsi être réduite à un objet sexuel et à un outil d’échange entre groupes, dans la pérennisation de l’espèce à travers la mise en valeur de ses potentialités génésiques.

La situation, dans laquelle se trouvaient l’ancêtre et ses descendants mâles pouvait ainsi entraîner un profond malaise dans la descendance féminine. A cause de leurs capacités reproductrices, elles étaient précieuses, convoitées et, donc, moins exposées aux massacres. Elles encouraient cependant le risque d’être réduites à des objets sexuels et à des outils de reproduction ; condamnées à assurer la pérennisation de groupes qui menaçaient, à plus ou moins long terme, l’extinction de leur propre groupe d’origine. Peu importe qu’elles gardent leur patronyme puisqu’elles ne peuvent le transmettre. Refuser de s’assujettir à ce rôle ingrat et culpabilisant aurait été, également renoncer à satisfaire ses besoins sexuels et aller à l’encontre de l’instinct d’autoconservation, pourtant irréductibles.

Peut-t-on alors faire l’hypothèse que la stérilité primaire et/ou secondaire, apparaît comme une formation réactionnelle face à un tel dilemme ?

Face aux mâles qui avaient démérité dans leurs fonctions de reproduction et de procréation culturelles, les femmes, qui elles conservaient le patronyme, pouvaient se sentir investies d’une mission de sauvetage : continuer non seulement à procréer pour assurer la survie de l’espèce, mais aussi assurer la continuité du groupe d’origine, dans sa pérennité culturelle en s’appropriant du pouvoir de transmission culturelle, du patronyme que les hommes avaient perdu.

Une telle situation réactivait, sans doute, les fantasmes oedipiens dans toutes leurs dimensions. Il s’agissait de la récupération du phallus, pénis culturalisé, mais aussi du désir de recevoir du père, un enfant, en cadeau. Cette dernière dimension, qui plus est, pouvait se traduire dans un autre sens comme désir de donner au père, un enfant qui porte son nom pour réparer le préjudice qu’il a ainsi subi et assurer la continuité de son œuvre culturelle et civilisatrice.

Peut-on alors faire l’hypothèse que le recours à l’institution divinatoire et les affiliations mythiques de la descendance féminine, apparaissent comme autant de formations de compromis qui font l’affaire de tous, les femmes et les groupes où elles échoient ?

En effet dans la tradition mõagha, le statut d’être humain et de sujet, n’est pas une donnée première de la procréation. Seule la détermination du siigré permet d’accéder à ce statut en instituant les fondements du contrat narcissique, à travers les affiliations mythiques et la détermination du garant métaphysique de ce pacte qui peut être, non seulement un ancêtre de la lignée paternelle mais, aussi de la lignée maternelle. Dans ce dernier cas de figure, l’enfant pouvait porter, le cas échéant, un patronyme de la lignée maternelle et les inter-dits spécifiques, le concernant, pouvaient s’articuler autour des énoncés fondamentaux, propres au groupe d’origine de la mère, qu’autour de ceux du groupe du père.

Dans les rapports intergénérationnels de l’histoire familiale de Martine, le dilemme auquel se trouvait confrontée la descendance féminine pouvait trouver, dans une telle institution, une résolution et un compromis qui faisait l’affaire de tous. Les femmes récupéraient ainsi le contrôle et l’initiative de la satisfaction des besoins sexuels, de la procréation et de la reproduction culturelle et pouvaient se réinscrire dans le cycle de la vie humaine comme garantes de l’instinct de vie et de conservation de l’espèce, tout en offrant une possibilité de réparation de la dette contractée, par l’ancêtre, auprès du père et de sa culture, pour la vie. De leurs côtés, les groupes où échoient les femmes obtenaient satisfaction par le rétablissement des capacités procréatrices des femmes, au service de leur pérennité, mais aussi, au prix d’un prélèvement rituel sur leur descendance pour dédommager le groupe d’origine des mères.

Quels liens peut-on établir entre ces différentes constructions théoriques et hypothèses avec la problématique de l’existence singulière de Martine, dans la dynamique psychique qui lui est propre et à travers ce qui apparaît comme autant de mécanismes de résolution du conflit historique, de mécanismes d’endiguement et d’éludation du conflit psychique, dans les rapports intergénérationnels et à travers les avatars de la transmission transgénérationnelle ?

Nous pouvons dire que de tels mécanismes sont effectivement, cliniquement repérables, dans le discours de Martine sur sa propre histoire et sur celle de sa famille.

Ils sont repérables dans l’acte incestueux avec son beau-frère. Martine nous confiera à ce propos, par ailleurs, que lorsqu’elle avait été conduite dans sa belle-famille après son « mariage sans époux », elle aurait remarqué ce jeune homme et avait pensé que ce serait lui son époux. Elle a été malheureusement donnée à son grand-frère, beaucoup plus âgé. On peut également citer son attitude suicidaire et infanticide pour se débarrasser de la grossesse issue de cette union incestueuse, qui selon toute apparence, ressemble à un agir de ses fantasmes sexuels à l’égard du jeune homme, d’où une forte culpabilité ressentie par rapport à son bannissement.

On peut également évoquer la transgression sexuelle, l’union sexuelle avec Pierre dans ce lieu sacré qui était sous la responsabilité de son oncle paternel. Martine n’ignorait pas qu’un tel acte y était proscrit. Elle interprétera ultérieurement la mort de cet oncle, le décès de Pierre et de ses deux enfants, l’infortune de la femme de Pierre devenue « moitié folle », comme autant de conséquences de cet acte transgressif. On connaît également le sort qu’elle réservera à Jéricho, l’enfant issu d’une telle union ; le meurtre patiemment, diaboliquement planifié et froidement exécuté. Jéricho était, sans doute, la figure de l’enfant attendu, l’enfant volé par elle à un homme et injustement attribué à son mari dont elle ne conteste pas la paternité. Jéricho, était-il la figure de l’objet convoité, mais détruit pour rebâtir la « nouvelle Jérusalem » qui arrivera après sa prise en charge et dont elle dira à travers sa pré-nomination que Dieu seul connaît son mystère mais ne descendra jamais sur terre le dire aux hommes ?

De tels mécanismes sont également repérables dans l’histoire du père de Martine à travers les circonstances de sa fuite, son exil volontaire, son incitation tacite pour que ses enfants se convertissent au christianisme pour rompre avec les énoncés, les pratiques culturels de leur famille de sang et se soustraire ainsi à la malédiction familiale ; son refus d’assumer les responsabilités coutumières qui lui revenaient de droit et sa propre conversion tardive au soir de sa vie.

De tels mécanismes sont également repérables à travers l’attitude suicidaire de son fils unique, le frère de Martine dont elle nous présente la mort comme mystérieuse et inexpliquée. En fait, ce frère avait été abattu, à cause de ses propres attitudes de bravade, en contrevenant à l’institution du couvre-feu lors de l’avènement d’un des Régimes d’Exception, au cours de la période trouble de l’histoire du Burkina.

Pour conclure, nous voudrions revenir sur cet incident à propos des soins du cousin de Martine qu’elle avait recueilli chez elle afin de mieux le soigner. Cet incident apparaît comme ce qui réactive le conflit psychique chez Martine, l’amène à entreprendre une démarche de consultation psychologique à propos de ses idées obsessionnelles, récurrentes malgré les examens médicaux pratiqués, sur sa crainte injustifiée d’avoir été contaminée par le virus du SIDA.

Martine nous rapporte, en effet, que, après le décès de Jéricho, elle avait trouvé une certaine sérénité dans sa vie. Tout allait bien dans son foyer. Ils avaient eu, elle et son mari, d’autres enfants. Ses affaires marchaient plutôt bien et l’harmonie régnait dans son foyer. Elle était relativement en paix jusqu’à ce que survienne cet incident. Que s’était-il passé ? Qu’est ce qui s’est rejoué de ses conflits refoulés à travers cet incident ?

Nous pouvons supposer ceci :

  • L’intromission de son doigt dans l’orifice buccale de son cousin « pour des raisons de soins » et la morsure de ce doigt par le cousin, auraient, sans doute, réactivé des fantasmes de viol, d’inceste, des sentiments d’insécurité liée à l’agression.
  • Le décès de ce cousin, suite à son expulsion de chez Martine par un coup de colère, aurait été vécue par elle, dans une forte culpabilité qui la confronte à nouveau à ses tendances meurtrières, à la figure du monstre en elle et à l’idée qu’elle serait sous l’emprise d’une force démoniaque.

Ces deux niveaux de resurgissement de la pulsion et des fantasmes ont, sans doute fini par réactiver toutes les questions liées au fatum de la malédiction qui s’acharnait sur elle et sur sa famille à travers leurs histoires. Martine aurait donc eu des velléités d’en finir une bonne fois pour toutes, devant la peur que ça recommence. Elle s’était préparée pour cela en veillant à l’avenir de ses parents et de ses enfants. Cependant, et sans doute, encore l’œuvre de l’instinct d’autoconservation en elle, elle a suspendu son projet, dans l’espoir que quelqu’un puisse l’aider à traduire et à communiquer l’inaudible dans un langage humain ; à se dire l’indicible et advenir malgré tout comme sujet humain, dans ses multiples paradoxes et contradictions.

Peut-on conclure de cette lecture que cette succession « d’acting out », qui semait la mort physique et sociale dans l’histoire de Martine et dont elle ne « comprenait rien », participait d’un mécanisme inconscient qui comprenait, in fine, l’appropriation de « l’objet de son amour » et la réalisation de son propre désir, vivre avec Jean « son unique amour », en dépit du choix de son groupe et de ce « fatum » familial ?