2.3.1. Le cas d’Esther

Dans son besoin de reconnaissance de ses satisfactions personnelles, de l’accomplissement de sa propre destinée, dans son identité de femme et comme sujet désirant, l’histoire d’Esther nous révèle une succession de ruptures narcissiques et déstabilisantes. Ces ruptures la conduiront à remettre en cause les liens avec son groupe d’origine, famille de sang, à des relations conflictuelles avec sa belle-famille dans la liquidation de la succession de son mari, à apostasier les religions de son père, de son mari et à s’affilier, par sa conversion, à une nouvelle communauté religieuse, famille de foi.

Nous pouvons également dire que les pertes successives de ses enfants et de son mari et la prise de conscience de son état de séropositivité avaient réactivé en elle un ensemble de questions fondamentales. Il s’agit de :

  • la question des origines, de l’humain et du non-humain en rapport avec la figure du paria, de l’extra-terrestre, de l’exilé, du monstre qu’elle évoquait, avec colère et révolte, dans son discours.
  • la question de la mort qui s’assume dans la différence des sexes et dans la succession des générations, à travers son acharnement à retrouver « l’autre fils de son mari » qui se précisera progressivement au cours de la prise en charge comme un désir d’enfant qui signait à la fois son désir et la nécessité pour elle de s’inscrire dans la différence des sexes et dans l’ordre générationnel pour symboliser et transcender ses angoisses de mort et de néantisation par la maladie.
  • la question du plaisir pris dans la relation à l’autre conformément aux normes canoniques et culturelles qui régissent la satisfaction des besoins naturels, en l’occurrence la subordination de la satisfaction de la pulsion sexuelle à l’instinct de conservation de l’espèce, au service de la reproduction et de la pérennité du groupe.

Nous préciserons que ces différentes questions étaient suscitées en elle plus, par les différentes représentations sociales qui stigmatisaient, non seulement la maladie mais aussi, les personnes séropositives, par le regard de l’autre qui ne pouvait plus la désirer que dans la peur de la confrontation à l’inquiétude étrangeté, à la figure du monstre et à la mort qu’elle semblait incarner désormais.

Il nous semblait alors que l’insistance d’Esther pour que nous « la prenions » comme une sœur était à entendre, au moins, dans deux registres différents à travers ce qui nous apparaissait comme un lapsus linguae : prendre en lieu et place de considérer.

Le premier concernait la situation thérapeutique à proprement parler et se rapportait au plaisir que nous pouvions prendre dans la relation avec elle, un plaisir qui ne pouvait s’obtenir que dans une sorte de transgression incestueuse.

Le second concernait plus la révolte qui bouillonnait en elle et qui accompagnait les différents questionnements suscités en elle par la prise de conscience de son état et se rapportait à une transgression d’un autre type. Le déni de la réalité, de l’ordre établi, de l’ordre symboligène. Il nous semblait en effet que les différents questionnements, rapportés au vécu psychique et relationnel d’Esther, confirmaient en elle les fantasmes qu’elle ne pouvait advenir et se réaliser pleinement dans une communauté humaine comme sujet désirant et femme que dans la subversion et la transgression de l’ordre symboligène, assumé par les énoncés fondamentaux de ses différents groupes d’appartenance. Cet ordre structurait bien sur la question des origines, la question de la différence des sexes, de la succession des générations, définissait les normes canoniques de la satisfaction pulsionnelle mais était aussi, paradoxalement et dans une certaine mesure, à l’origine des représentations sociales qui stigmatisaient en elle la figure de l’inquiétante étrangeté, du monstre et de la mort. Accepter de la prendre en charge s’apparentait à un jeu de cache-cache avec la mort qui ne pouvait s’assumer fantasmatiquement que dans le déni de la réalité, dans une sorte de subversion de l’ordre établi et dans la transgression symboligène. Cette prise en charge pouvait également susciter de part et d’autre le fantasme que le thérapeute, représentant la figure de l’autre, était mise en demeure de donner des preuves matérielles d’une nouvelle raison d’espérer en la vie pour qu’Esther puisse continuer à s’assumer comme femme et sujet désirant ou alors de lui confirmer son appartenance aux catégories du non humain à travers la figure du monstre redouté. Cette situation convoquait donc à une sorte de transgression incestueuse, au déni de la réalité ou à celui de la différence des sexes et à celle des générations.

Il nous semblait donc que le cadre du colloque singulier n’était plus suffisamment outillé pour être confronté à une telle émergence de fantasmes archaïques et assumer seul la prise en charge d’Esther. Il nous semble par contre que les différents groupes contingents auxquels Esther avait recouru et allait recourir, depuis sa rupture avec son groupe naturel, ses déboires conjugaux, jusqu’à la fin de sa prise en charge étaient apparus ou apparaîtraient comme des espaces d’étayage et d’élaboration possibles de sa réalité psychique. Ils constituaient un cadre d’expression dynamique et de conflictualisation de la réalité psychique d’Esther, tout en les offrant un étayage et des formes de solidarités beaucoup plus adaptées à la singularité de son vécu, à travers l’articulation entre groupalité psychique et liens intersubjectifs, dans une illusion groupale. Le colloque singulier pouvait alors se situer dans une reprise et dans une élaboration secondaire de ce qui se jouait à un niveau beaucoup plus archaïque dans ces groupes et s’inscrire pleinement dans une dimension thérapeutique.

Ainsi, le groupe de femme de la communauté religieuse d’Esther apparaissait comme un cadre d’expression dynamique et conflictuelle des fantasmes archaïques liés à la question des origines, de l’humain et du non humain, liés à la mort, à la question de la différence et de la succession des générations à travers une communauté de déni qui célébrait la fraternité universelle et éternelle dans une commensalité spirituelle bienveillante et le renoncement à la satisfaction pulsionnelle, aux joies et plaisirs terrestres

Face à la ténacité et à la poussée de la pulsion sexuelle, la réapparition du désir de satisfaction de ses besoins singuliers et de son expression dans le groupe, confrontera Esther à une remise en cause de l’idéologie du groupe et de ses énoncés fondamentaux qui entraînera une dénonciation du pacte dénégatif. Elle incarnait alors la figure de la fornication et de la pécheresse ; du monstre.

Une telle situation entraînera la réactivation des fantasmes de rejet et d’exclusion des catégories de l’humain. Esther émigrera alors vers le groupe de femmes séropositives. Là elle assumera mieux ses frustrations dans les catégories de l’humain à travers l’illusion d’une identité partagée et d’un destin collectif au sein de la « famille des sœurs » et à travers une communauté de dénégation des besoins singuliers ; besoins de satisfaction sexuelle et d’autoconservation à travers la procréation. Là aussi cependant, l’isomorphie des formes et des identités se révèlera pour Esther comme une répétition, stérile, asthéniante et mortifère qui réactivera les fantasmes de mort et le retour de la pulsion, avec la nécessité de les métaboliser en inscrivant la satisfaction pulsionnelle dans l’ordre de succession des générations par la procréation.

Esther réintègrera alors la différence en recourant au groupe mixte, groupe qui s’occupe d’enfants orphelins du SIDA. Dans ce groupe de la différence, elle arrivait à s’assumer pleinement en tant que sujet désirant et dans son identité de femme, dans une communauté de renoncement et de réparation où il nous semblait que les besoins de satisfaction pulsionnelle étaient sublimés et réinvestis, selon les normes canoniques de sa culture, au service d’une idéologie militante et d’une cause sociale.

Cette pérégrination d’Esther, entre groupes, besoin de satisfaction pulsionnelle et nécessité du travail de métabolisation de la réalité psychique, dans son accomplissement singulier en tant que sujet et membre d’une communauté humaine, qui s’apparente à l’exode avant la terre promise, vient réaffirmer, nous semble-t-il, la fonction métapsychologique du registre socioculturel et du groupe dans la structuration et l’accomplissement du sujet.

Elle pose, d’une part, la nécessité des énoncés fondamentaux du groupe culturel dans l’élaboration des fantasmes de base liés à la question des origines, de la mort, de la différence des sexes et des générations, dans le travail de métabolisation et de structuration de la réalité psychique. Elle pose, d’autre part, la nécessité de l’étayage groupal, dans l’avènement et l’accomplissement du sujet singulier, à travers l’articulation entre liens régissant et structurant la groupalité endopsychique et des liens intersubjectifs et transubjectifs qui crée les zones de frayage de la satisfaction pulsionnelle et soutient le travail du refoulement et de la sublimation en référence aux normes canoniques du groupe.