2. PERSPECTIVES DE LA PSYCHOPATHOLOGIE EN AFRIQUE NOIRE : RETOUR AU DEBAT SUR LE DETERMINISME DE LA FONCTION METAPSYCHOLOGIQUE DU REGISTRE SOCIOCULTUREL DANS LA FORMATION DE LA PSYCHE ET DU SUJET

La référence au surnaturel dans la « psychopathologie africaine » est une réalité que nous rencontrons quotidiennement dans notre pratique. Les possessions démoniaques, les attaques sorcières, les tourments par les kinkirsi et les djina constituent des explications courantes, dans le discours des patients et de leurs accompagnants, sur l’étiopathogénie de leurs troubles. Cette situation s’accompagne, dans une large mesure, d’un recours à des modèles de soins qui s’appuient beaucoup plus sur les croyances traditionnelles, sur des considérations mythico-religieuses (voyance, divination, prières de guérison et de délivrance, exorcisme, etc.) que sur une approche rationnelle et scientifique de la maladie mentale et des troubles psychiques.

Cependant, si la référence au surnaturel, aux possessions démoniaques et aux croyances mythico-religieuses apparaît, actuellement comme un phénomène spécifique à certaines cultures, notamment celles des sociétés d’Afrique Noire et comme des survivances de la pensée magique des cultures dites primitives, on peut dire qu’elle est très ancienne dans le champ de la psychopathologie et se situe au cœur de la naissance de la psychiatrie moderne et de la psychanalyse.

Le spiritisme, la magie, la sorcellerie, l’occultisme et le diable lui-même ont longtemps constitué une préoccupation pour Freud, ainsi qu’il en parle lui-même dans ses lettres à Wilhelm Fliess, tout en se promettant d’étudier le fameux Malleus Maleficarum, (Freud, 1897) 41 .

La fascination de Freud pour ces questions, s’accompagne d’une extension de son champ d’observation au folklore, à l’anthropologie, aux mythes et à la culture des « peuples primitifs » (Freud, 1911) 42 . Un tel intérêt repose, sans doute chez Freud, sur ses thèses de l’évolution phylogénétique de la psyché. La civilisation se construit au détriment de l’exercice de la pulsion, par sa sublimation et sa mise au service de l’édification culturelle. L’étude des cultures des peuples « primitifs », considérés comme peu ou pas civilisés et, en cela, plus proches de l’enfant, de la névrose et de l’origine naturelle de l’homme, permettrait d’apporter un éclairage sur la constitution et l’évolution de la psyché (Freud, 1913) 43 .

Cette fascination est également concomitante chez Freud à la question de la dissociation psychique, de la « pluralité » du psychisme, du double et du dédoublement de la personnalité, plus précisément à propos de l’hystérie. Il dira que :

Dans le même ordre, la barbarie et les pratiques choquantes de l’autre ne le sont que parce qu’elles rappellent, pour autant, ce que l’homme civilisé porte en lui de si familier mais de si effrayant à la fois. Ce à quoi il a jadis été obligé de renoncer par le refoulement et la sublimation pour accéder à la civilisation et qui ferait soudainement irruption en lui à la faveur de la rencontre avec l’autre. Un autre qui renvoie toujours « à l’entrée de l’antique terre natale du petit d’homme, du lieu dans lequel il a séjourné une fois et d’abord »; l’étrangement inquiétant et l’étrangement familier. (Freud, 1919) 45

Ainsi la psychiatrie moderne et la psychanalyse apparaissent comme une victoire progressive de la science et de la raison sur des considérations superstitieuses et obscurantistes. La figure inquiétante de l’hystérique et ses étranges manifestations ne sont que le retour du refoulé, des démons intérieurs. De même, le surnaturel, les constructions « métaphysiques », les croyances « superstitieuses » ; une grande partie de la conception mythologique du monde qui s’étend jusqu’aux religions les plus modernes, n’est rien d’autre que psychologie projetée dans le monde extérieur. La connaissance obscure des facteurs psychiques et de ce qui se passe dans l’inconscient, se reflète dans la construction d’une réalité suprasensible, qui doit être transformée par la science en psychologie de l’inconscient.

Ces préoccupations, chez Freud, s’inscrivent également dans le débat sur la prise en compte du déterminisme de la culture dans sa théorie sur la constitution et l’évolution de la psyché.

De « Esquisse d’une psychologie scientifique » (Freud, 1895) 46 à « Abrégé de psychanalyse » (Freud, 1938) 47 , on peut se laisser dire, en effet, que la métapsychologie freudienne a connu une grande révolution, en passant par la « Formulation des deux principes du cours des événements psychiques » (Freud, 1911) 48 et la prise en compte des aspects « dynamique, logique et économique » (Freud, 1915) 49 . Sans que Freud renonce totalement au modèle emprunté aux sciences physiques et à la biologie, support organique de la pulsion, sa construction sur la structure et le fonctionnement de l’appareil psychique semble, désormais, renvoyer à un modèle anthropomorphique.

L’appareil psychique se constitue, dès lors, comme un vaste ensemble composé de plusieurs instances qui sont considérées comme des personnes, des entités autonomes, ayant leurs propres lois de fonctionnement interne, mais étant, intrinsèquement, dans des interrelations étroites entre elles. Ces liens intrasystémiques et intersystémiques définissent la structuration et le fonctionnement de l’univers endopsychique, le monde intérieur et les différentes qualités psychiques. L’ensemble, lui-même, est en interaction permanente avec le monde extérieur. Cette interaction se définit à travers des liens et des processus, intrapsychiques, intersubjectifs et transubjectifs qui prennent, à la fois en compte les exigences du monde intérieur, le principe du plaisir, et celles du monde extérieur, le principe de réalité. Ces processus se déclinent à leur tour à des niveaux différents, archaïque, primaire, secondaire, voie tertiaire qui sont en lien avec les différentes qualités psychiques. L’ensemble du fonctionnement de ces systèmes et sous-systèmes et de leurs structures se complexifient d’avantage avec les mécanismes de projection-incorporation et leurs intériorisation et représentation dans les différentes instances, à travers la relation primaire de l’infans à la mère, sous le double sceau des exigences de la satisfaction des besoins pulsionnels et du monde extérieur dont la mère, ou son substitut, est le représentant dans le système éducatif et dans les processus de socialisation de l’enfant. De la sorte, ce sont tous les systèmes et sous-systèmes de l’univers endopsychique qui se trouvent inféodés par le monde extérieur et ses exigences ; le Moi, le Surmoi, mais aussi le ça, car une partie des conquêtes de la civilisation a certainement laissé son sédiment dans le ça même. A travers les rapports et les liens intersystémiques, le surmoi est l’intériorisation de la figure du passé, de la tradition, des règles sociales et le registre socioculturel, le groupe lui-même, peuvent trouver un écho jusque dans les profondeurs du ça, dans une sorte de réalité groupale et de groupalité psychique. Par la suite, les rapports du sujet à son environnement, au groupe, au monde extérieur et ses comportements vont tendre à s’établir, sous l’influence de ces réalités psychique et groupale sur des « pattern », les stéréotypes de la relation primaire à la mère, dans la prise en compte des besoins de satisfaction et des exigences du monde extérieur et à travers les aléas de l’histoire conjoncturelle de l’individu et du groupe intériorisés comme autant d’avatars des relations interpersonnelles, intergénérationnelles et de la transmission transgénérationnelle. Ces schèmes vont également constituer autant de voies de frayage des besoins de satisfaction ou de sublimation de la pulsion et les normes canoniques du groupe, qui les sous-tendent, vont être autant d’étayages, à travers les institutions et les organisations sociales qui en sont les garants.

Ce que nous venons de dire s’étaie sur la métapsychologie de Freud et le développement de la psychanalyse à travers les travaux de ses successeurs, M. Klein, D. W. Winnicott, W. Bion, pour ne citer que ceux- là. Il s’appuie également et dans une large mesure, sur le point de vue développé par P. Aulagnier dans le contrat narcissique et les travaux récents de R. Kaës sur le concept de l’appareil psychique groupal, la groupalité psychique et les processus intersubjectifs et transubjectifs à l’œuvre dans la réalité psychique et dans le fonctionnement de la psyché. On peut cependant se demander, si les préoccupations de Freud sur la sorcellerie, le diable, les mythes, le folklore, bref, les productions culturelles, n’ont pas été d’une influence certaine dans son travail de conception d’une psychologie scientifique, la métapsychologie, et ce, dans quelle mesure.

Au Burkina Faso et peut être en Afrique Noire, d’une manière générale, le retour du diable et du surnaturel dans la pratique de la thérapie mixte et dans la psychopathologie, dans le contexte que nous avons défini au cours de notre travail de recherche, semblent s’inscrire dans le débat entre culture et psychisme. La prise en compte de ses phénomènes dans les champs de la recherche et de la pratique s’inscrit dans plusieurs courants, l’ethnopsychanalyse, la psychologie interculturelle et transculturelle.

Notre réflexion sur les enjeux culturels et psychopathologiques de la pratique de la thérapie mixte au Burkina, nous permet de dire ceci :

L’ethnopsychanalyse, nous est apparue comme un outil indispensable dans l’approche des théories conceptuelles de l’inconscient à travers les mythes et les énoncés fondamentaux propres aux systèmes de références symboliques, de représentations et de croyances traditionnelles des sociétés animistes. Une telle approche constitue certes un apport enrichissant dans le débat sur l’universalité du psychisme mais comporte cependant un risque d’idéalisation nostalgique des sociétés traditionnelles et d’enfermement dans des spécificités ethniques et culturelles qui s’avèrent impropres à rendre compte de la complexité clinique de la pratique et qui font souvent dire que les sociétés d’Afrique Noire n’ont pas besoin de psychologues et de psychanalystes, car elles auraient leurs propres modes de traitement qui sont souvent bien plus efficaces, alors même que de nombreuses populations s’égarent dans une sorte d’exode thérapeutique.

Dans notre étude, il nous a semblé également que les différentes situations que nous rencontrons n’étaient pas entièrement assimilables à des produits de l’acculturation issus des rencontres interculturelles, même s’il y avait de cela aussi. Peut-on vraiment parler d’interculturalité là où il y a eu une volonté délibérée de négation et d’annihilation des réalités culturelles de l’autre et dans des rapports d’assujettissement de l’autre pour ses propres besoins de satisfaction, d’expansion économique, culturelle et religieuse ; dans la rencontres des populations africaines avec l’Occident à travers ces vecteurs de l’histoire conjoncturels que sont la colonisation et l’évangélisation ? Ici, l’approche interculturelle nous renvoyait beaucoup plus à la question de la différence dans la relation à l’autre mais en lien avec la fonction métapsychologique du registre socioculturel. Il nous semble en effet que cette question s’assume premièrement à travers les liens d’identifications primaires, dans la relation précoce à la mère, comme porte-parole d’un groupe, d’une communauté humaine et à travers les énoncés fondamentaux du groupe que l’enfant reprend progressivement pour son propre compte. Ces énoncés étant précisément ceux qui permettent de discriminer les catégories de l’humain et celles du non humain, ceux qui apportent les certitudes apaisantes concernant le rapport à la mort, à la différence des sexes et des générations, ceux qui inscrivent la différence dans l’altérité et les problématiques singulières dans quelque chose qui est de l’ordre de l’universel, de l’humain à travers les processus de subjectivation et d’individuation qui déterminent les conditions d’émergence du sujet. La question de la relation à l’étranger et à la culture de l’autre s’étaie secondairement sur ces différents processus.

La problématique de la thérapie mixte et du zapping thérapeutique qui l’accompagne, les tentatives (réussies ou ratées) de retour aux référents de la culture de base, mais aussi l’émergence et l’engouement des populations pour des formations intermédiaires, syncrétiques ; transubjectives et transculturelles, semblent réaffirmer que l’universalité du complexe d’Oedipe réside et est à rechercher, non pas tant, dans les particularismes culturels, mais dans leur fonction commune et essentielle à offrir les étayages et les voies de frayage appropriés, pour réinscrire la réalité psychique et les besoins de satisfaction pulsionnelle dans quelque chose d’universel, qui appartient à la particularité commune au genre humain, afin de leur donner une figure humaine. Ce phénomène, populaire, semble indiquer ainsi aux praticiens et aux chercheurs en psychopathologie, en Afrique Noire, la voie à suivre pour la prise en compte du débat sur le déterminisme de la fonction métapsychologique du registre socioculturel sur la constitution de la psyché et du sujet, son incidence sur la psychopathologie, dans leurs différentes interprétations. Cette voie nous semble s’inscrire beaucoup plus dans la transculturalité. Ce phénomène semble réaffirmer également que l’existence des individus comme celle des communauté restent inéluctablement parcourues par les aléas des rencontres et de l’histoire conjoncturelle, par leurs avatars dans les rapports intergénérationnels et dans la transmission transgénérationnelle et dans le travail de leur appropriation comme événement vécus et investis de sens. Il réaffirme en cela également la nécessité d’adaptation des différentes institutions et organisations qui permettent aux individus et aux communautés d’élaborer et de franchir les différentes crises et conflits qui jalonnent leur existence.

Dans ce contexte, le travail du psychologue consiste à aider à traduire et à communiquer l’inaudible dans un langage humain, à aider le sujet à se dire l’indicible et à advenir malgré tout dans ses multiples paradoxes et contradictions. Il consiste également parfois à se positionner comme un apprenti historien, face au sujet qui en reste incontestablement le maître, pour l’aider à se retrouver dans les méandres de cette histoire et à se la réapproprier, en acceptant de lui reconnaître son sens et sa signification par delà les blessures et les souffrances narcissiques.

Outre la nécessité de la double décentration dans le champ de la pratique comme dans celui de la recherche, dont nous avons déjà parlé, il nous semble que le thérapeute ne saurait se contenter de se cloîtrer dans les murs, bien sûr confortables, de son cabinet de consultation et d’y attendre le client. Il nous semble que son action devrait le déporter dans le champs du social, à la rencontre du client, mais aussi des institutions et des organisations qui régissent la vie en société et qui peuvent influer positivement ou négativement sur l’équilibre psychique des individus, des personnes et des communautés.

Le dispositif que nous avons mis en place pour notre pratique et sur lequel nous nous sommes appuyé pour notre travail de recherche s’inscrivait dans une telle préoccupation.

Nous osons espérer que les conclusions auxquelles nous sommes parvenu aux termes de notre réflexion sur les enjeux culturels et psychopathologiques de la pratique de la thérapie mixte au Burkina Faso pourront contribuer à approfondir d’autres problématiques de recherche dans le champ de la psychopathologie en Afrique Noire et pourquoi pas ailleurs et éclairer davantage la pratique.

« Le grillon est certainement seul dans son trou, mais, assurément, il n’est pas seul sous l’ombre de l’arbre ! Pour peu qu’il le veuille et pour peu qu’il trouve l’assurance pour sortir la tête de son trou, il le saura ! »(Dicton d’origine improbable, mais appartenant certainement au patrimoine commun de l’humanité)

Notes
41.

Freud S., 1897, Lettres 56 et 57, in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1986, pp. 165-168.

42.

Freud S., 1911, Rêves dans le folklore, in Résultat, idée, problème, T I (1890-1920), Paris, PUF, 1984, pp. 145-168.

43.

Freud S., 1913, Totem et tabou, trad. Jankelevitch, Paris, Payot, 2001.

45.

Freud S., 1919, L’inquiétante étrangeté. In L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 252.

46.

Freud S., 1895, Esquisse d’une psychologie scientifique. In La naissance de la psychanalyse, lettres à Wilhem Fliess, notes et plans, Paris, PUF, 5ème éd. 1986, pp.307-396.

47.

Freud S., 1938, Abrégé de psychanalyse, trad. A. Berman (1946), Paris, PUF, 8èmeéd. Revue et corrigée, 1975.

48.

Freud S., 1911, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, trad. J. Laplanche, in Résultats, idées problème, TI,1890-1920, Paris, PUF, 1ère éd. 1984.

49.

Freud S., 1915, L’inconscient, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, pp. 91-161.