Introduction

Dans le cadre de la présente thèse, nous avons pour objet d’étude le Chamanisme en général et sa version coréenne en particulier et proposons d’y appliquer des méthodes d’analyse sémiotiques. En ce qui concerne la composante textuelle de notre objet sémiotique considéré comme corpus, nous avons choisi trois textes qui relèvent de la littérature orale : récit mythique, poème et réplique du dialogue. Ils appartiennent à des genres de discours différents qu’on pratique dans la sphère d’activités socio-culturelles spécifiques du Chamanisme coréen. Ces textes sont ceux qui s’ancrent dans tels contextes de rituel chamanique. D’où la nécessité de diviser notre corpus en deux sous-ensembles de textes et de séances chamaniques. On aura alors le problème de rapports d’intersémioticité qui existent entre les parties d’un univers sémantique, en l’occurrence deux types de macro-sémiotiques : sémiotique de langues naturelles et sémiotique du monde naturel. L’un des intérêts principaux de notre recherche sera donné ainsi à la question de référence entre texte et langage rituel. Nous ne nous engagerons pas pour autant dans le débat anthropologique sur le rapport entre mythe et rite. Pour simplifier les choses, l’anthropologie symbolique s’intéresse à la question génétique qui est de savoir lequel serait à l’origine de l’autre. Etant donné la démarche sémiotique mise en place ici, nous prendrons d’autres directions de recherche. La notion d’ensemble signifiant 1 nous servira de point de repérage dans la procédure analytique que nous mènerons dans la seconde section analytique de la thèse. La composante textuelle entre en divers rapports à la texture rituelle non pas seulement référentiel mais aussi différentiel, voire herméneutique.

La spécificité de notre corpus nous empêche donc d’envisager le discours mythique exclusivement dans son organisation dite immanente. Tout en reconnaissant sa structure autonome, nous le concevons comme élément de l’ensemble signifiant qui n’est pas la somme des deux types de sémiotiques, mais leur « structure d’accueil ». Le centre d’organisation en est de l’ordre syncrétique dans la mesure où il met en oeuvre de divers systèmes de signes multimodaux pour monter une mise en scène dans l’espace de référence du rituel chamanique. Ce sont des substances de manifestation aussi variées que récitation de mythes, danses chamaniques, images sacrées, tables de manière, prothèses vestimentaires, bruit de fond de la musique de percussion, etc. Sur le plan d’expression de l’ensemble signifiant, on constate donc l’hétérogénéité due à la coextensivité d’un certain nombre de systèmes sémiotiques relativement autonomes mais qui contribuent chacun à leur manière à générer un objet-message sous le contrôle du même espace rituel. Conformément à l’approche structurale, on essayera de voir dans un premier temps comment s’établissent des rapports d’opposition entre ces systèmes sémiotiques et la manière dont ils se combinent herméneutiquement pour engendrer du sens global sur l’espace externe de la mise en scène rituelle. Les substances de manifestation qui y sont mobilisées en deviennent les composantes du point de vue du rapport entre le local et le global. La lecture d’un événement chamanique sollicite de diverses modalités perceptives par lesquelles il est canalisé à l’actant-observateur. Le caractère multimodal de l’ensemble signifiant ne nous interdit cependant pas d’émettre l’hypothèse de travail selon laquelle existe l’unité conceptuelle de l’objet-message qu’il véhicule entre les participants au rituel chamanique.

Cela étant dit, nous ne sous-estimerons pas le pouvoir métalangagier qu’a l’énonciation des mythes de re-présenter le vécu de son sujet dans son rapport phéno-physique à ce qui l’entoure. Le soubassement sensible du langage rituel serait autrement socialement inaccessible :

Dans son rapport au rituel chamanique qui lui donne le cadre de réalisation, le mythe sera considéré comme relevant du genre de récits des origines dont P. Ricoeur définit la fonction d’instauration par trois types d’extension : extension figurative (ou représentative), extension pragmatique (paradigme d’actions) et extension sapientielle. Le discours mythique apparaîtra alors comme ayant pour fonction fondamentale de schématiser le vécu originaire de l’acte d’énonciation qui l’assume. Notre parti pris est de dire que le Chamanisme est un phénomène religieux et que nous abordons les textes chamaniques, entre autres, sous l’angle de la méthodologie d’origine phénoménologique. Cela nous amènera à nous intéresser au contenu noématique (ou la dimension figurale) de l’acte d’énonciation qui est régulateur de l’objet-message de l’ensemble signifiant. La dimension figurale de la structure sémantique du mythe sera liée à des rapports entre langage et perception notamment à travers deux aspects de la figurativité, thématique et gestaltique. Etant donné qu’on entre dans le domaine de sémiotique des cultures, appel sera fait à des informations d’ordre ethnographique qui sont à notre portée. De la sorte, nous chercherons, à la suite de F. Rastier, à rapprocher la sémiotique textuelle des disciplines voisinantes comme l’anthropologie, la science cognitive. Les faits de langage seront envisagés dans une perspective panchronique plutôt que synchronique et diachronique. Le centre d’organisation de l’ensemble signifiant deviendra un centre de contrôle qui procède à la mise en discours d’un tout social à deux volets (plan de contenu du mythe et plan d’expression d’autres modalités sémiotiques) de manière à ce que « l’on peut faire apparaître un certain horizon de sens dans lequel récits, mythes, prophéties, sagesse viseraient à composer ensemble un langage total où se réconcilieraient la voix et le geste, la récitation et l’action rituelle, la subtilité des distinctions et la profondeur du sentiment, la mémoire et l’espérance. » (ibid., p. 820.)

Le processus de communication du rituel chamanique sera rendu dans sa dimension phénoménologique qui nous permettra de voir son sujet énonçant situé sur fond de l’histoire de couplage structural propre à l’espace culturel qui l’a vu naître. Le postulat d’homogénéité que nous avons posé sur le plan de contenu de l’ensemble signifiant sera d’autant plus valable que l’instance énonçante est un lieu de mise en homogénéisation du flux perceptif à deux échelles de valences extense et intense. L’expérience religieuse du Chamanisme devient originaire des opérations de repérage d’énonciation par lesquelles elle débraye sur l’espace rituel. En termes de la sémiotique peircienne, le processus d’interprétation du langage chamanique trouve ses racines dans l’interprétant émotionnel qu’on s’en fait et qui sera associé à son objet à travers l’interprétant dynamique consistant en ritualisation chamanique socialement codifiée. De ce point de vue, la sphère d’activités chamanique résulte d’habitudes perceptivo-interprétatives du sujet énonçant qui ont été accumulées en mémoire au cours de la praxis humaine du groupe socio-culturel auquel il appartient. Par une sorte de feed-back, elles exercent une influence sur la manière qu’il a d’être couplé avec les objets du monde perçus. Le mouvement en spirale qui dérive du processus de montée et de descente contribue à la structure noématique de l’objet-message qui circule entre les actants de la mise en scène rituelle dans le cadre de l’échange de valeurs. Ainsi l’axiologie de la communauté chamanique se conservera-t-elle en réactivant sa propre histoire de couplage structural. L’acte d’énonciation est pris dans le sens de praxis énonciative et se trouve lié au domaine de pratiques socio-culturelles correspondant.

Le plan d’expression phénoménal du langage chamanique sera mis en parallèle également avec le champ de présence dont émane la visée discursive de son sujet. En nous appuyant sur des travaux en sémiotique déclenchés par le résultat des recherches en science cognitive et le retour en force de la phénoménologie, nous envisagerons la problématique de rapports entre langage et perception en distinguant deux niveaux d’opérativité de la notion de fonction : fonction de sémio-genèse (mode de corrélations graduelles d’éléments factoriels de la « présence ») et fonction sémiotique proprement dite (équivalence réciproque des deux plans d’expression et de contenu du langage). En ce faisant, nous nous servirons d’un « graphe existentiel » qui vient de l’épistémologie bouddhiste. Il nous permettra de donner une réponse à la question d’articulation de deux types de sémantiques, du continu et du discontinu.

La présente thèse comporte deux sections.

La première section sera consacrée à la discussion théorique. Ce qui servira de fil directeur dans la première partie comportant trois chapitres, c’est la problématique d’énonciation. Nous essayerons de voir ce qu’il en est pour trois champs de recherches : linguistique, science cognitive et sémiotique.

En ce qui concerne la linguistique, nous présenterons dans chapitre 1 le rapport entre énonciation et référence. La conception pragmatique de l’énonciation sera rapprochée de la logique d’actions sous-jacente au schéma narratif. La relecture qui a été faite de la théorie du signe saussurienne par Simon Bouquet ouvrira la voie qui nous amènera par le biais de la figurativité sur deux pistes de recherches : le domaine sémantique d’actions humaines et la sémiotique tensive.

Le chapitre 2 commencera sur l’examen de l’hypothèse cognitiviste du langage spatial avancée par Lakoff et Johnson. Notre attention sera portée sur la place qu’il faudra attribuer à la figurativité spatiale dans les activités aussi bien discursive que perceptivo-cognitive. En parallèle on aura l’occasion de revenir à la théorie de parcours génératif du sens.

Dans le chapitre 3 nous reprendrons la question d’énonciation cette fois en sémiotique greimassienne. Après avoir mis au point ses trois définitions, nous proposerons d’élargir le champ d’application de l’énonciation à deux directions de recherches : la phénoménologie du discours et la praxis énonciative.

Cela nous amènera à la partie II de la section théorique où il s’agira de rapports entre la philosophie du langage et la sémiotique générale.

Dans le premier chapitre on présentera deux théories de la signification (phénoménologie husserlienne et logique du sens d’après G. Deleuze) de manière à faire apparaître l’apport de la phénoménologie dans le développement de la notion de tensivité qui sera un des thèmes du chapitre suivant, intitulé « rapports du sensible et du catégoriel ». Il sera question alors de rendre compte de deux modes d’articulations continu et discontinu. En parallèle nous mettrons à jour la quatrième dimension de la valence qui n’est pas prise en compte par la sémiotique tensive.

A la partie III sera consacrée la présentation d’une modélisation du sens que nous proposerons sous la forme d’un « graphe existentiel » d’origine bouddhiste. Compte tenu de ce qui aura été dit jusqu’alors, nous essayerons de reformuler le passage entre le régime tensif du sens et son régime catégoriel.

Dans la dernière partie de la section théorique nous commencerons par nous intéresser au problème de contextualisation de la performance sémiotique, ce qui en constitue le chapitre 1.

La notion de transformation chez Lévi-Strauss sera d’abord présentée. Ensuite on mettra en comparaison le semi-symbolisme et le concept de code qui est une des trois composantes de la grammaire du mythe qui est la sienne. L’organisation homologique de l’ensemble signifiant qui s’en sera dégagée nous conduira à la théorie de multimodalité d’après Pascal Vaillant.

Concernant la théorie de multimodalité nous porterons l’attention sur deux choses : le niveau d’intégration de différentes unités d’un système multimodal et l’éventuel lieu de rapprochement entre le mécanisme fondamental d’afférence et la représentation mentale.

L’aspect interprétatif de la multimodalité nous conduira au modèle polyphonique de la signification mis en avant par Jean Fisette. Avant de discuter sa proposition théorique nous nous arrêterons sur la sémiotique peircienne qui l’a inspiré. Notre démarche sera sélective dans la mesure où trois thèmes seront mis en exergue : la structure triadique du signe, la classification d’interprétants et la seconde catégorie phanéroscopique (ou phénoménologique).

Une fois cela fait, on verra comment pouvoir envisager le rapport entre signification et communication sous l’angle de trois instances de voix : Scribe, Museur et Interprète. En guise de conclusion du chapitre concerné, nous reprendrons notre graphe existentiel pour modéliser la pertinence contextuelle d’une performance sémiotique donnée.

Ce qui nous conduira au chapitre 2 de la dernière partie théorique où il s’agira de sémiotique des cultures. Nous commencerons par deux paradigmes d’anthropologies outre-atlantiques : l’anthropologie symbolique et l’anthropologie cognitiviste. Nous montrerons comment ces deux paradigmes anthropologiques peuvent être mis en synthèse par la théorie enactionniste du sens et que les pratiques socio-culturelles sont ainsi définies comme embodied actions.

Le deuxième point qui nous retiendra dans le dernier chapitre est de chercher une perspective énonciative de la culture. Pour ce faire nous prendrons en considération deux modèles de sémiotique des cultures : la sémiosphère de Y. Lotman et la socio-poétique de M. Bakthine. Cela nous permettra, entre autres, de spécifier le concept de « sujet » dans le champ d’activités humaines discursivement reconstructible.

La procédure analytique sera divisée en deux parties.

La première partie de la section analytique sera réservée à la description du Chamanisme dans sa généralité. Elle comporte deux chapitres qui correspondent respectivement à deux thématiques : la caractérisation de la « structure » du Chamanisme, l’analyse sémio-lexicologique du mot de chaman en trois langues toungouse, chinoise et coréenne. En conclusion, nous proposerons, à titre de schéma hypothétique, la « grammaire » du langage chamanique.

La deuxième partie de l’exercice analytique sera consacré au Chamanisme en Corée qui fait notre objet d’étude principal. Nous en choisirons deux aspects : l’analyse des plans du procès chamanique coréen type (plans aussi bien référentiel que de l’expression et du contenu) et la typologie de séances et de textes chamaniques. Au terme de l’investigation sur les deux types de classifications d’activités chamaniques, nous proposerons un schématisme dit polygone et s’en servirons pour montrer comment situer la composante textuelle de notre corpus dans la sphère sémiotique de pratiques chamaniques.

Dans la troisième partie, nous mènerons donc une analyse des trois textes chamaniques précédemment mentionnés. En fonction de la nature de chaque texte, nous essayerons de diversifier la démarche analytique en mettant l’accent sur telles ou telles dimensions des organisations textuelles liées à leurs contextes d’emploi.

Pour le récit mythique nous mettrons à jour d’abord ses paliers d’organisation sémio-narrratif et discursif. A partir de là nous nous intéresserons à sa figuralité telle qu’elle est liée au plan phénoménal de l’espace de référence rituel. En ce qui concerne le texte poétique qui occupe le chapitre 2 de la partie d’analyse textuelle, notre attention sera donnée notamment à des rapports entre la figurativité spatiale et la tensivité. Le troisième texte de notre corpus est un discours-réplique de dialogue. Etant donné sa forme textuelle,nous prendrons une perspective énonciative qui nous permettra d’en décrire le dispositif spatial. Nous le ferons à partir de sémantismes de deux verbes de mouvement ‘aller’ et ‘venir’. Le but de la description est de montrer dans quelle mesure les opérations énonciatives (débrayage et réembrayage) contribuent à la construction d’une « vérité discursive ».

Notes
1.
« Dans la terminologie mathématique, l’ensemble est une collection d’éléments (en nombre fini ou non) susceptibles d’entretenir des relations logiques entre eux ou avec les éléments d’autres ensembles. » (Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, A.J. Greimas et J. Courtés, Hachette, 1993, p. 128.)