2-1. Praxis énonciative

Si nous regardons de près la théorie de la référence telle qu’elle est restituée chez Saussure par S. Bouquet, elle nous semble renvoyer à la position théorique que E. Benveniste adopte par rapport à Saussure lui-même. Après avoir passé à l’examen critique la notion du signe chez ce dernier, il attire l’attention en effet sur la nécessité de distinguer deux domaines d’investigation sémiotique : la structure interne, « sémiotique » du langage (la spécificité des lois d’organisation du langage) et le vaste champ d’interaction humaine (« l’ensemble des phénomènes psychologiques »). On dirait que S. Bouquet tente d’articuler ce que E. Benveniste se propose de séparer. En nous situant du point de vue de l’analyse du discours socio-sémiotique, nous prétendons, de notre part, que l’ensemble isotope d’un texte peut jouer le rôle de fonction liant les deux pôles intrinsèque et extrinsèque du langage, ce qui est conforme à notre manière de définir la grandeur figurative comme médi-action entre langage et monde, tous deux entendus comme sémiotiques.

Ainsi entrera-t-on dans une dimension anthropologique du discours à travers son organisation figurale qui a pour but, dira-t-on, de faire entendre la voix éthico-axiologique du sujet énonçant à l’intérieur même du contenu thématique qu’il exprime. Cela fera l’objet d’un chapitre consacré à la sémiotique des cultures.

La référence s’établit ainsi entre deux types de sémiotiques a priori hétérogènes et s’avère une question d’intersémioticité. Elle présuppose également un acte d’énonciation singulier qui, du point de vue pragmatique, est lié à la situation de communication de l’énoncé qu’il produit. A la différence de la signification en langue, le sens en contexte se définit, en termes de philosophie du langage, comme « jeux de langage » : il permet aux participants d’une interaction humaine de saisir sous quelles conditions d’ « emploi » ils se trouvent impliqués avant de comprendre le contenu de l’énoncé de l’autre. La valeur implicite de l’acte d’énonciation se réfère, comme l’a vu, à l’univers référentiel de son sujet « non-dit » mais socio-culturellement présupposé donc discursivement reconstructible. L’ensemble de configurations thématiques qui en dérivent se définira, dans une perspective de la sémiotique discursive, comme étant à la fois le produit et la production de la praxis énonciative, « motif » qu’elle dépose dans le Umwelt. Elles servent de répertoire des figures du monde qui ont été sémantiquement reconstruites sous forme des genres de discours dans un tel domaine d’activité humaine. Lors d’un acte d’énonciation singulier, le sujet qui le prend en charge puise dans le répertoire de configurations thématiques déposées en mémoire pour en sélectionner quelques virtualités sémantiques comme le cadrage discursif des parcours figuratifs qu’il actualise effectivement dans son énoncé-discours. D’où le rapport fond vs figure. En termes gestaltistes, la configuration discursive prendra les propriétés du fond qui conditionne la « bonne forme » de la figure qui s’en détache. Il y aura lieu de le réinterpréter sous l’angle d’opération de la perception sémantique. Comme on le sait, les sémioticiens ont abordé dès le départ la relation entre la configuration discursive et les parcours figuratifs dans le cadre restreint d’une aire socio-culturelle où le Destinateur incarne l’instance axiologique immuable. Il s’agit donc du genre de discours ethno-littéraire, « littérarité » socio-culturellement datée et que l’on a pu progressivement formaliser et ériger en un principe d’organisation universel du « récit » transcendant la temporalité traditionnellement vécue par chaque communauté culturelle qui le produit effectivement. A partir de là, on se rendra compte de rapports de direction qu’on a posé unilatéralement entre la configuration thématique du discours et les parcours figuratifs qu’elle subsume : celle-là est une invariante sémantique figée, cristallisée dans le lieu topique d’une communauté langagière et qui fournit le cadre à la réalisation de ceux-ci sans qu’il n’y ait pas d’effet de feed-back.

Cette manière de voir les choses n’ira pas sans problème, si on s’intéresse à la littérature moderne où se posent des questions comme la réflexivité de la vision ou le constructivisme mimétique du monde d’objets déjà-là dehors. Pour l’alternative, on fera appel à une branche de la géométrie moderne, topologie vectorielle. En effet c’est là où on trouve un problème semblable, à savoir les rapports des figures mathématiques à l’ « espace référentiel » en complémentarité avec lequel elles se distribuent sur l’échelle de coordonnées topologiques. Cet espace de référence est un espace catastrophique dont le centre d’organisation régit le potentiel du système de figures mathématiques. Rapproché de son espace en complémentarité, ce dernier devient d’emblée une structure dynamique qui se déforme, se réorganise en permanence, voire s’auto-détruit sous le contrôle des facteurs externes du processus de transformation de l’ensemble catastrophique. On en dira autant pour le devenir de cet espace externe : l’ensemble catastrophique se trouvera constitué en espace de référence quand il sera catégorisé du fait que le système qu’il comporte en actualise le potentiel en une structure dans un état donné.

La question de rapports fond vs figure que l’on a posée par le biais de celle des rapports configuration vs parcours figuratifs permettra ainsi de rapprocher la sémiotique discursive de l’approche morpho-dynamique du sens. Sous l’angle de la topologie vectorielle, la configuration discursive ne sera plus un fond immuable, ni un ensemble de virtualités sémantiques qui sortiraient intactes des phénomènes de variabilité (propagation, dissociation sémiques, résonance isotope, etc, toutes basées sur le mécanisme d’afférence). En revanche elle subit dans son identité formelle ce qui y affecte le devenir des figures du monde dans leurs rapports différentiels. Ci-dessus, on a dit que l’intersémioticité entre langage et contexte présupposait la position du sujet d’énonciation dont la compétence repose largement sur son savoir figuratif. Les stratégies énonciatives auxquelles il recourt déterminent des constructions sémantico-syntaxiques de son discours. Elles contribuent à leur tour à élaborer un modèle de représentation qu’il se donne de son entour peuplé des étants. Ils apparaissent en discours comme des figures du monde qui s’organisent en parcours figuratifs. Il y aura donc un écart, « déformation cohérente » qui se produit lorsque les individus qui habitent l’univers cognitif du sujet énonçant servent de stimuli de la perception sémantique consistant à les mettre en complémentarité avec la configuration discursive qui les accueille comme des figures différentielles. Le monde perçu se trouvera isotopiquement apparié au palier thématique du texte qui en fait son objet discursif. Le processus de référenciation qui se met en place ici pourra être saisi comme montrant la manière dont un sujet sensible est en relation de couplage avec son entour où il est appelé à se positionner de façon éthico-axiologique parmi d’autres instances corporelles. Dès lors, le discours n’est pas seulement une « machine à raconter » se jouant sur sa propre modalité véridictoire. Il sera aussi mis en corrélation avec la sphère sémiotique, « vaste champ d’interaction humaine », qui lui donne sa propre valeur socio-culturelle.