2-2. Sémiotique tensive

A propos de rapports qu’il devient désormais légitime de poser entre les « phénomènes psychologiques » et les faits du langage, on se réfère à une définition de la sémiotique figurative proposée par Greimas et Courtés :

Afin de pouvoir envisager le langage bi-planaire en référence au plan phénoménal, il faudra donc prendre en compte la position, certes implicite mais théoriquement présupposée de l’instance perceptive telle qu’elle est incarnée en observateur à travers la praxis énonciative. Elle a pour effet discursif de déployer, de distribuer deux types de figurativité - figures de contenu de la langue naturelle et figures d’expression de la sémiotique du monde naturel – et ceci en fonction de ses « passions », son système d’attentes, son axiologie, voire sa croyance conçue comme modalité fiduciaire /Croire/. Il y aura intérêt à s’interroger sur l’organisation figurative du contenu linguistique et donc discontinu en la mettant sous le contrôle du « champ de présence », la morphologie dynamique qui le régit reposant sur le mode d’articulation scalaire et continu. De la sorte, on sera à même d’aborder le rapport entre signification et perception

Dans une perspective discontinue, les figures du monde trouvent à se discrétiser au sein du discours qui les prend en charge sur son plan de contenu dont le double caractère de la figurativité : par rapport à l’objet du discours, « objet dynamique » qu’elle représente sous un certain point de vue, les figures du monde apparaissent comme paquets de traits visibles hétérogènes. La forme gestaltique qui en dérive lors d’un acte de perception leur permettra d’accéder à l’unité de formants plastiques du signe-objet. On aura l’occasion ci-après de revenir au niveau d’organisation « plastique » du discours. En tant qu’organisation sémique (sémiologique : sens en langue) et/ou discursive (sémantique : sens en contexte), elle s’articule en parcours figuratifs, leurs connecteurs isotopes rendant possible la lecture homogène à l’arrière plan de configurations thématiques. En ce sens, la double figurativité sera susceptible de corrélations avec l’aspect figural du monde perçu, « percept » et du motif issu de la « perception sémantique » du contenu référentiel de l’énonciation. Le percept, feeling, « bat à la porte de mon âme et se tient sur le seuil », dit Peirce. En formulant les choses de la sorte, nous méditons ici sur la possibilité qu’il y ait un lieu de rencontre entre la sémiotique figurative d’origine générative, d’une part et du fonctionnement de l’interprétant, de l’autre. Pour une bonne cohérence expositive, il nous faudra laisser de côté cette problématique en attendant le moment propice.

Dans une perspective continue, on dira que les figures du monde sont la résultante de la corrélation qui énonciativement s’établit entre un contenu discursif et son objet de discours conçu comme le langage figuratif. D’où une tentative d’interpréter autrement la fonction métalinguistique de l’acte d’énonciation : le sujet d’énonciation prend pour objet-langage figuratif uni-planaire le monde perçu et à propos duquel il prédique quelque chose sur le plan du contenu linguistique, l’acte de perception qui la fonde montrant comment le corps vivant se positionne par rapport à la « matière sensible à signifier », comme le dit S. Bouquet. La frontière (entendue à la fois comme distinction et articulation) se dessinera entre la figurativité et la tensivité par le biais de l’acte d’énonciation.

Etant donné le caractère psychologique du signe linguistique, cela suppose toujours la position d’un sujet épistémologique, ne serait-ce qu’implicite et forgé par la praxis énonciative. Il s’installe d’emblée au coeur d’opérations de transmutation de la matière tensive en des classes d’objets linguistiques. Sous l’angle psycho-physique, le sujet énonçant est en même temps une instance de perception, « corps propre », où surgit une coupure phénoménologique entre deux proto-actants positionnels : le « presque-sujet », instable dans son identité actantielle et l’objet perçu, « ombre de la valeur » investie dans son corrélat actantiel de l’objet vers quoi il se dirige intentionnellement. La « scission originaire » de l’acte d’énonciation pourra être comprise, d’un point de vue anthropologique, comme indice de la forme de vie, « style pré-sémiotique » de la communauté du langage où il a lieu. Pré-sémiotique parce qu’elle est nécessaire à ce qu’il y ait un événement du sens. Le contenu noématique qui surgit ainsi en amont de l’acte d’énonciation sera projeté par la suite, lors de sa prise en charge des figures-objets du monde, sous l’apparence de simulacres actantiels diversement modalisés. Ce qui permettra à l’instance de médiation de rationaliser la « masse amorphe » autrement ineffable, et désormais accessible à l’autrui dans l’événement d’interaction. En empruntant les expressions à E. Benveniste, on dira que bien avant tout acte de langage, vient le désir de signifier qui trouve sa source dans le moment de la scission originaire du lieu d’énonciation.

Quant à savoir ce qui est médiatisé par l’instance d’énonciation, elle ne recouvre pas ce qui advient dans l’espace tensif pour les auteurs de Sémiotique des passions 1 . Le discours en acte dont le sujet tensif occupe le centre d’organisation ne résulte pas uniquement de la mise en discours. Il incarne aussi le point d’intersection entre le perceptif et l’énonciatif. Tout se passe comme si le sujet tensif prenait le pouvoir exotope à l’égard du sujet d’énonciation qu’il manipule depuis sa position hiérarchiquement supérieure. Ce qui advient dans la profondeur du champ de présence s’avère donc transversal à tous les niveaux du parcours génératif en entraînant un effet de convocation qui consiste à transposer sélectivement le contenu d’un palier sur le palier suivant. On y reviendra lorsqu’il s’agira de la question d’énonciation en sémiotique.

Notes
1.
« le concept de ‘tensivité’ est susceptible de transcender l’instance de l’énonciation discursive proprement dite et peut être versé au compte de l’imaginaire épistémologique, où il rejoint d’autres formulations, philosophiques ou scientifiques, déjà connues ; en cela, il pourra nous apparaître comme un « simulacre tensif », comme un des postulats originant le parcours génératif ». (A.J. Greimas et J. Fontanille, 1991, p. 17.)