1-2. Deux types de raisonnement figuratif

Le savoir figuratif qui contribue à la compétence sémiotique du sujet d’énonciation se trouve partagé entre deux types de rationalité : rationalité binaire et « homologisante », d’un côté et rationalité ternaire et « tensive », de l’autre. Le premier type de rationalité n’est pas sans rappeler des concepts comme figurativité profonde et système semi-symbolique, ce qui nous rapprochera de l’hypothèse de double figurativité émise par T. Keane. On y reviendra à un moment propice. Quant à la rationalité tensive, il faut noter tout d’abord que le terme de tensivité est pris dans le sens que Lévi-Strauss lui donne. Elle n’est autre chose que la logique sensible qui «procède de la prise de conscience de certaines oppositions et tend à leur médiation progressive » 1 . La rationalité tensive réside en ce que le sujet sensible met en polarisation le percept de figures du monde naturel en y intercalant une série de termes médiateurs. La tensivité serait ce qui tient le rôle de médiation entre l’ « excès » et le « manque ». Le lieu de rencontre des deux rationalités binaire et tensive constitue, du point de vue de la lecture, la modalité épistémique du destinataire conçu comme représentant actantiel de l’énonciataire. La modalité actualisée du savoir figuratif contribue ainsi à son « encyclopédie » permettant d’effectuer des actes cognitifs comme l’interprétation de l’objet-message qui lui est adressé. C’est donc en qualité de cognition du monde qu’intervient l’univers référentiel du sujet de lecture dans la praxis énonciative de schématisation narrative. Le « référent » du discours n’est pas un objet réel tel qu’il est indépendamment de sa valorisation par le sujet. Il est dans un certain sens l’aboutissement d’opérations énonciatives par lesquelles le sujet de discours se constitue comme tel en reconstruisant épistémologiquement le monde d’objets environnant. La théorie de la connaissance, en tant qu’elle dérive de pratiques socio-culturelles, ne sera pas isolable de la logique d’actions qu’on y fait, quelle qu’en soit le mode de réalisation.

L’univers encyclopédique du sujet énonçant se laisse montrer en termes narratifs en Manipulation et Sanction, deux moments du schéma narratif où le Destinateur apparaît comme le simulacre actantiel délégué du sujet d’énonciation. Ce sont deux actes de type cognitif, persuasion et interprétation qu’il ’y accomplit. Le sujet énonçant s’y projette ainsi notamment grâce à son savoir-faire figuratif. L’organisation figurative du discours dont il est le centre de contrôle donne à voir le mode d’existence actualisé de l’instance de médiation qui le schématise sémio-narrativement. La structure intersubjective de la communication sémio-narrative qui se fonde sur les deux actes cognitifs ne peut être mise en oeuvre que si les sujets qui s’y engagent sont dotés de configurations modales /savoir certain/ et /croire vrai/. Les configurations modales, épistémique et véridictoire composent la compétence sémiotique de l’instance de médiation qui, en y faisant appel, construit sa « vérité discursive ». Cela renvoie, sinon à la modalité perceptive /Apparaître/, du moins à la dialectique /Paraître/ et /Etre/ qui régit la circulation de l’objet-message entre deux pôles actantiels dans le cadre d’échange de valeurs.

Tout acte de langage de dimension argumentative, s’il veut être couronné de succès, doit reposer sur le consensus fiduciaire, « contrat de confiance » qui s’établit entre les participants à l’interaction : la « croyance » du sujet d’énonciation est ce qui met en place la Manipulation dans laquelle l’actant-destinateur accomplit l’acte factitif à l’égard de son partenaire actantiel. A l’autre bout de la communication intersubjective du schéma narratif, on retrouve le Destinateur qui, en tant que Judicateur, assume l’acte de reconnaissance négative ou positive, son jugement portant, soit sur la performance du sujet opérateur, soit sur l’état de jonction, « imaginaire passionnel » du sujet affecté par l’action réalisée : l’instance réceptive mobilise ses modalités épistémico-véridictoires pour jauger le « message » ainsi adressé. Elle se pose par-là même comme un sujet de connaissance face au monde de figures-objets.

Notes
1.

Cl. Lévi-Strauss cité in Identités visuelles, J-M. Floch, PUF, 1995, p. 28.