2-1. Lieu de projection topologique

L’énonciation se définit d’abord comme le lieu de transformation topologique où s’opèrent le débrayage et le réembrayage de trois catégories discursives. Les opérateurs topologiques ont pour objets de transformation les données spatio-temporelles et les entités actorielles. A titre d’illustration, nous prenons en considération la projection spatiale. Le choix n’est pas tout à fait arbitraire. On avait déjà l’occasion de rendre compte, lors de l’examen de l’hypothèse de Lakoff et Johnson, de l’importance qu’on attribue à l’opération de repérage spatial en recherches cognitives.

Le débrayage spatial relève de l’opération projective dans la mesure où elle consiste pour le sujet d’énonciation à faire profiler la zone proximale /Ici/, « présence » qu’il projette sur le dispositif spatial de l’énoncé-discours. L’espace ainsi débrayé est appelé /Non-ici/, simulacre de présence qui s’y installe négativement dans son rapport à l’instance de production. Le débrayage spatial tout comme les autres opérations de projection s’opère sur la base de « décrochage » par le corps parlant de l’expérience qu’il fait d’objets du monde perçus. C’est une condition nécessaire pour qu’il y ait le minimum de narrativité qui le transforme en sujet de parole. Le divorce des deux proto-actants de la narrativité élémentaire a pour conséquence de donner lieu à la figurativité fondamentale /Non-ici/ que le sujet d’énonciation déploie sur le dispositif spatial de son discours-énoncé : par projection et réjection de la catégorie spatiale, le sujet d’énonciation se trouve disjoint de l’expérience originaire de son vécu en installant un dispositif nécessaire à la mise en discours et dans lequel viennent se déployer des parcours figuratifs. La catégorie énoncive /Non-ici/ s’organise ainsi par transfert subjectal de divers axes constitutifs de l’instance d’énonciation : horizontal (/éloigné vs /rapproché/), frontal (/devant/ vs /derrière/), latéral (/gauche/ vs /droite/), sagittal (/orientation du haut en bas), dimensionnel (volume du corps). La figure topologique /Non-ici/ est désormais de nature à devenir le point de référence du système de coordonnées spatiales à partir duquel d’autres figures seront dérivées. Il s’agit de système spatial du discours objectivé, dit « Ailleurs » qui est en rapport d’opposition avec le lieu originaire de l’énonciation /Ici/.

La dialectique entre la subjectivité énonciative et l’objectivité énoncive est déjà prise en compte par la problématique d’énonciation dans la mesure où la morphologie du dispositif spatial de l’énoncé est fonction du contenu axiologique que le sujet d’énonciation y investit. Les figures spatiales profondes se déploient à la surface de l’énoncé-discours d’abord par l’intermédiaire de l’opération de débrayage et de réembrayage et elles forment par conséquent le système de référence spatial, dit « ailleurs » et qui repose sur leurs écarts différentiels. A partir de ce point de degré zéro peuvent se développer d’autres dispositifs spatiaux notamment grâce à des processus énoncifs comme la référentialisation et les débrayages et réembrayages internes. Enoncifs parce qu’ils servent à organiser la spatialité du discours en référence au point d’Ailleurs objectal qui n’est autre que le simulacre de l’espace d’énonciation /Ici/ et qui trouve sa source donc dans la « scission originaire » de l’instance d’énonciation subjectale. On se contentera pour l’instant de noter que l’acte d’énonciation, ainsi conçu, n’est pas sans rapport avec ce qui advient dans le champ de présence. On y reviendra, quand on proposera d’élargir le champ d’application de l’énonciation.

Dans une telle perspective, l’acte d’énonciation ne peut être expliqué que de façon négative, car il maintient des rapports fonctionnels et différentiels avec l’énoncé qu’il produit. Il s’agit du mode /paraître/,  simulacre de la visée discursive qu’il faut définir par tout ce qui n’est pas dans le lieu originaire de l’énonciation et qui est pourtant présupposée par l’existence même de l’énoncé-discours. C’est une relation de présupposition unilatérale qui s’établit ainsi entre l’instance d’énonciation et l’espace sur lequel elle débraye dans son discours. L’un ne peut que suggérer l’autre à l’image de signes-indices comme empreinte qui renvoient à ce qui y laisse trace, sans que le discours-empreinte et son instance de production ne soient forcément coextensifs en termes de contiguïté spatio-temporelle. L’instance d’énonciation, telle qu’elle est représentée dans son discours apparaît comme le simulacre de l’ « auteur ». La définition qu’on donne de « limites » en philosophie mathématique nous semble apporter davantage de précisions sur le rapport entre énonciation et énoncé :