3-2. Transversalité de l’acte d’énonciation

Par rapport à la théorie de parcours génératif du sens, on dira que l’instance de discours ne sera pas un des modules de l’économie générale de saisie du sens. Elle est comme le centre régulateur qui la prend en charge dans son ensemble en ce sens que les opérations énonciatives qu’elle met en oeuvre ont pour but d’articuler l’intentionnalité visée par son sujet aux différents paliers du parcours du sens. Quant à la visée discursive, elle s’enracine dans le rapport de tension phénoménale qui lie les deux proto-actants dans le champ tensif : le sujet sentant et la morpho-dynamique du monde sensible.

La tentative que nous faisons ici d’élargir le champ d’exercice de l’énonciation pose comme préambule que nous assumons deux types de changements épistémologiques, à l’égard de la conception du langage. Pour ce faire, nous nous référons à P. Ouellet quand il s’efforce de réconcilier deux sémiosis distinctes mais intimement liées l’une à l’autre : la sémiosis des formes d’expression du contenu phénoménal et la sémiosis de la langue naturelle :

De cette longue citation, nous déduisons trois remarques à propos de la démarche descriptive qu’il propose :

L’organisation de la signification est conçue comme structure noématique dans le sens où elle met en corrélation et le dispositif cognitif du sujet de perception et le pouvoir de genèse de l’objet perçu. On se rend compte que la théorie du sens est inextricablement associée à la théorie de la connaissance. Concernant le deuxième point, la « mise en discours » ne consiste ni dans le recensement des indices formels de l’énonciation (linguistique de l’énonciation), ni dans une typologie des instances d’énonciation (narratologie). Elle est le résultat d’opérations de la praxis énonciative spatio-temporellement localisée dans une aire socio-culturelle, c’est-à-dire Chronotope (Bakhtine) préalable au fonctionnement de tout système sémiotique et qui lui donne une forme de rationalité aussi naturelle que d’autres. Ainsi définie, la mise en discours ne peut être pleinement expliquée que si on adopte une perspective écologique, voire panchronique qui débouche sur une sémiotique des cultures. La conception de l’acte d’énonciation telle que l’on vient de la définir ne manque pas de renvoyer à un vaste domaine de la « psychologie sociale » au sens que Saussure lui donne et dont la sémiologie fait partie intégrante. On se permettra ici de mentionner son projet d’une sémiologie :

Concevoir le rapport du concept et du signe hors du temps traditionnel est aussi injustifié que de tenter de comprendre un comportement humain quelconque en l’arrachant de l’espace culturel qui l’a produit. La synchronie est toujours au rendez-vous avec la diachronie du fait même que l’équivalence formelle des deux plans du langage qui repose sur le principe d’arbitraire s’immerge, non pas dans la froideur d’un système de signes a-chronique, mais dans une temporalité propre au territoire traditionnellement daté. Cette dimension temporelle de la fonction sémiotique, on la qualifiera aujourd’hui de panchronique.

La notion de temporalité traditionnelle sur laquelle F. Rastier attire l’attention dans son projet de sémiotique des cultures est tout à fait compatible avec celle de sémiosphère que J. Lotman élabore à partir de la pensée d’un biologiste russe (Vernadsky) qui écrit :

Dans la perspective d’une sémiotique des cultures, les unités de représentation ne sont pas le résultat de procédures computationnelles qui ne consisteraient à manipuler que des grandeurs symboliques préalablement programmées. Elles ne sont pas non plus de simples stimuli de substitution qui seraient indépendamment de l’état d’âme du sujet, individuel ou collectif, ce dernier en usant pour énoncer sa position axiologique ou éthique dans le cadre d’une communication socio-culturellement déterminée. Ce sont des images, « formants panchroniques » (F. Rastier) qui relèvent d’entités figuratives d’ordre culturel et qui permettent au sujet d’énonciation de s’accoupler avec son entour verbalement constitué. Les unités figuratives relèvent pour nous de deux types de formants, gestaltique et thématique. Elles servent à balayer ce qui vient de l’environnement à travers des actes de perception. En ce sens, la figurativité se révèle comme étant ce qui rend possible l’opération de « traductibilité » (Hjelmslev) dans la mesure où elle permet de transcoder ce qu’on éprouve dans son vécu en configurations d’objets-messages exprimables, accessibles à l’autre. Quant à ces objets intelligibles, ils sont nécessairement localisés dans un univers référentiel du savoir explicitement partagé, voire implicitement présupposé.

L’acte d’énonciation qu’on vient d’expliquer sous l’angle de la sémiotique des cultures ne sera pas incompatible avec une série d’exigences d’ordre méthodologique que F. Rastier met en avant pour la théorie sémantique. Les démarches qu’il prône sont, si on le suit, des conditions nécessaires à ce qu’il y ait des recherches interdisciplinaires entre la sémantique linguistique et d’autres champs de recherche connexes :

En faisant nôtres les hypothèses de travail posées respectivement par les deux auteurs cités, nous essayerons, dans ce qui suit, de présenter les thèmes suivants :

Nous présenterons, dans le chapitre suivant, la phénoménologie husserlienne comme une théorie de la « signification ». En cours de route, on mettra à jour ce que G. Deleuze en dit lorsqu’il propose sa propre « logique du sens ». Elle sera ensuite rapprochée de la sémiotique tensive actuelle. On profitera de cette comparaison pour voir ce que celle-là apporte à la théorisation de celle-ci. Ce qui en résulte nous permettra de nous orienter vers deux objectifs d’ordre méthodologique par rapport à notre corpus : conception phénoménologique du discours mythique et approche esthétique du rituel chamanique.

Pour le deuxième point qui nous retient dans notre propre parcours théorique, nous nous intéresserons dans un premier temps à la théorie enactionniste du sens appliquée à l’anthropo-linguistique outre-atlantique. Dans le deuxième temps nous mettrons côte à côte trois auteurs qui proposent, d’une façon ou d’une autre, les modèles de sémiotique des cultures : F. Rastier, M. Bakhtine et J. Lotman. Le fil directeur de notre recherche sera d’en faire apparaître la conception énonciative, voire tensive des faits culturels. En fin de compte, le concept de « présence » sera articulé à celui culturaliste de praxis énonciative.