2-4. Circularité de la proposition

Le primat supposé de la signification de la proposition doit être cependant relativisé du fait même qu’il y a une hétérogénéité inhérente, affirme Deleuze, à tout raisonnement logique qui relève du processus de démonstration : une fois arrivé à une conclusion quelconque, il faut l’assumer comme un acte assertif qui met en place des valeurs véri-conditionnelles caractéristiques de l’état de choses qu’elle désigne. Ce qui résulte d’une démonstration est a priori posé maintenant indépendamment du circuit de régression du sens dont il dérive. Ce qui ne va pas de soi, car une assertion est capable de déterminer l’adéquation référentielle des images évoquées par les éléments qui la composent, si et seulement si les valeurs implicites qu’elle présuppose dans le cadre de démonstration sont dites vraies. Or leur évaluation référentielle repose à leur tour sur le jugement de valeurs de vérité et de fausseté. La contrainte présuppositionnelle qui s’impose apparaît ainsi comme une condition minimale, nécessaire, et non suffisante pour que soit validée la valeur référentielle de l’acte d’assertion. Elle apparaît comme ce à partir de quoi l’énoncé assertif « serait » jugé en termes de valeurs de vérité et de fausseté. Comme on l’a déjà souligné lors de présentation du paradoxe de Frege, il ne suffit pas pour autant qu’une proposition soit hypostasiée comme donnée véri-conditionnelle pour que’une autre puisse être déclarée vraie ou fausse. Il faut qu’elle soit préalablement déterminée, pour le calcul de sa propre valeur de vérité et de fausseté, par une autre proposition qui en appelle encore une autre pour la même raison. L’acte de langage se révèle fondamentalement ouvert si on l’aborde sous l’angle de la logique pragmatique intéressée par le problème d’adéquation entre le signe et son référent. Le calcul de valeurs de vérité n’est rien sauf qu’il glisse inférentiellement d’un acte assertif à un autre et cela théoriquement à l’infini. En outre, même si une assertion satisfait aux valeurs véri-conditionnelles a priori posées, elle n’est pas pour autant susceptible de trancher le problème de valeur référentielle du signe où elle se matérialise : les « énoncés » vériconditionnels sont des propriétés qui relèvent de l’ordre intensionnel, tandis que la valeur référentielle du signe est une opération extensionnelle valable à la catégorisation d’objets de perception. A propos de l’enchevêtrement du conditionnel et du conditionné, rappelons la citation que nous avons faite du passage de l’ouvrage de L. Carroll afin d’introduire à la circularité du contenu propositionnel.

Pour éviter ce paradoxe qui s’étend, selon Deleuze, à tout acte de langage humain, il faudrait d’abord que les énoncés présupposés par l’assertion soient « effectivement » vrais, ce qui veut dire que l’on sort déjà du processus d’implication pour les rapporter à des états de choses qu’ils désignent. Ensuite le glissement inférentiel dont on a parlé devrait être court-circuité quelque part quoique de façon arbitraire, ce qui ne fait que déplacer le problème posé. Dès lors, on voit surgir deux dimensions hétérogènes qui se délimitent ou s’articulent et que traverse le sens qui s’exprime dans le contenu propositionnel. C’est la raison pour laquelle Deleuze le défint comme frontière entre le contenu propositionnel où il subsiste à titre de noème perceptif, d’une part, et le monde référentiel auquel il s’attribue en tant qu’extra-être, de l’autre.

On en arrive alors à un autre paradoxe qui est, selon Deleuze, sous-jacent à toute tentative de formalisation des phénomènes de l’implication et de la signification. Ce paradoxe n’est qu’un bout de l’immense ici-berg submergé que sont les faits de langage, car ils sont définis par lui dans leur caractère circulaire qui vient de l’enchevêtrement, de la superposition partielle des trois niveaux de la proposition. On a vu que la manifestation était première par rapport à la désignation et la signification du point de vue de l’usage du système linguistique. En se plaçant du côté de la langue, on voit inversé l’ordre concernant le rapport entre la manifestation et la signification en faveur de cette dernière. La mise en considération du processus de démonstration déséquilibre encore la structure tertiaire du contenu propositionnel, dans la mesure où la signification prétend avoir tranché le problème véri-conditionnel du signe. Maintenant, c’est la désignation qui l’emporte, puisqu’elle prétend, à force de sémiotiser le référent, fonder la dimension démonstrative de la signification. A l’image de l’anneau de Moeubius à unique face, chacune d’entre elles n’est ni plus ni moins première que les autres.

Compte tenu de la circularité du contenu propositionnel, Deleuze argumente la nécessité d’en postuler la quatrième dimension qu’est la grandeur de sens. Auparavant, on a déjà vu comment il le développait en faisant référence à la phénoménologie husserlienne (concept de noème perceptif) et à la philosophie stoïcienne (notion de proposition). Nous n’allons pas plus loin dans la présentation de sa théorie du sens, puisque le sens en tant que quatrième dimension de la proposition nous éloigne de l’intérêt principal de cette étude comparative qui est de mettre en parallèle la structure tertiaire du contenu propositionnel d’après G. Deleuze avec la constitution tripartitive de l’expression chez E. Husserl.