2-1. Logique binaire et « sub-logique »

Au sujet du passage des valences (dépendance) aux valeurs (différence), il sera intéressant de se pencher sur la polémique qui oppose Hjelmslev à Jakobson autour du débat sur la question de savoir la nature exacte d’unités phonématiques 1 . On sait que Jakobson est le défenseur de la thèse de distinctivité qui consiste à dire que l’unité phonologique s’oppose à son antinomie en termes de marqué vs non-marqué d’un trait acoustique distinctif, ce qui donne une douzaine de paires minimales des traits privatifs et non-privatifs à vocation universelle. La combinatoire de ces traits est dite universelle dans la mesure où elle est susceptible de rendre compte de tous les systèmes phonologiques possibles du langage humain. Le postulat de la distinctivité est donc d’affirmer que le principe binaire est celui qui fonde toute catégorisation d’ordre différentiel dont le carré sémiotique est un cas d’application. Dans ce cadre théorique, l’unité minimale d’une structure phonologique s’avère une grandeur discrète et donc discontinue en ce sens que le critère présence/absence d’un trait pertinent l’oppose à son contraire acoustique marqué ou non-marqué. Il s’agit donc de catégories à frontières bien délimitées et qui s’interdéfinissent les unes par rapport aux autres par la logique des positions qui leur attribue des valeurs négatives à l’intérieur d’un système phonologique. La question ontique qui est de savoir la nature positive, propre à chacune d’elles n’a pas de pertinence pour ceux qui adhèrent à la thèse de distinctivité, a fortiori au principe de l’organisation binaire.

A l’opposé de la thèse de l’unité distinctive, Hjelmslev privilégie la thèse « syllabique » qui lui permet de mettre en évidence la structure tertiaire d’un système phonématique. Tertiaire, car il fait appel non plus à deux termes binaires, mais à trois, terme simple (trait distinctif), d’un côté et deux termes complexe et neutre (forces intensive et extensive), de l’autre côté. Ils sont soumis tous les trois à une sublogique 2 équipée de deux modules de traitement de l’information sonore. D’après l’interprétation qu’en donne H. Parret, la démarche de subdivision double n’est pas de l’ordre différentiel mais elle relève de la pensée pluri-dimensionnelle qui fait référence à deux régimes de modulation : régime exclusif et régime participatif.

Nous ferons remarquer au passage que la qualité multidimensionnelle de la sublogique qui porte sur le traitement de la configuration sonore en deux niveaux distincts nous fait penser au concept de profondeur qui caractérise le champ de présence par corrélations orientées des deux gradients de valences.

Le terme simple, qu’il soit privatif ou non-privatif d’un trait distinctif, dérive, dans la perspective sublogique, d’opérations de seconde génération. Elles ont pour opérateurs deux termes intensif et extensif qui désignent des forces casuelles de la matière sonore qui affecte le sujet de parole. Le terme simple ne se situe donc pas sur le même niveau d’articulation que les deux opérateurs tensifs : il ne faut pas les expliquer sous forme de présence/absence d’un trait pertinent. Ce sont des zones intense et extense qui entrent en rapport de dépendance sur le mode continu et qui reposent sur deux régimes de sens, participatif et exclusif. En ce sens, la théorie des cas hjelmslevienne doit être abordée en termes localistes de la négativité (opérateur de sommation) : les opérateurs tels que /concentré/ et /diffus/ fonctionnent comme zones casuelles qui, tantôt sédentarisent sur le régime exclusif, tantôt nomadisent sur le régime participatif dans la configuration sonore. Si on se permet de filer une métaphore, on dira que c’est à l’image du contour syllabique composé de trois constituants, attaque, noyau et coda, et qu’ils se recoupent, s’entre-expriment, comme le dirait Leibniz, dans sa structure morpho-phonémique basée sur leurs divers éléments articulatoires ainsi que psychologiques :

  • la hauteur et longueur de leurs constituants : morphologie de l’étendue syllabique,
  • la force psycho-somatique de leur timbre : dynamique de l’intensité articulatoire.

Dans la perspective sublogique (ou tensive), l’unité de base d’un système phonématique ne sera ni de phonème, ni de traits distinctifs qui le composent. Elle renvoie à ce qu’il y a de morpho-dynamique comme une grandeur syllabique résultant de tensions suprasegmentales entre ses constituants. Plutôt que la notion de phonème telle qu’elle est conçue dans comme une construction théorique et donc abstraite, sera privilégié un élément linguistique d’intégration plus étendue et qui est davantage adéquat à la réalité des faits de langue dans leur complexité.

En se situant du côté de recherches sur la perception de la parole, on trouvera un phénomène semblable. Selon les niveaux d’analyse, on appelle parfois mot-syntagme ou mot phonologique le groupe de mots dont il est dit qu’ils forment ensemble une seule unité syntagmatique en raison de leur cohésion interne, soit accentuelle (plan de l’expression), soit sémantique (plan du contenu). En ce sens, le linguiste contemporain s’intéresse davantage à l’aspect morpho-dynamique d’unités linguistiques que ce soit phonético-phonématique ou syntactico-sémantique.

En anthropologie, on constate aussi le même changement méthodologique. A titre d’exemple, on se réfère à T. Pavel, quand il remet en question le concept de mythème que L. Strauss a défini comme le paquet de traits pertinents, unité minimale du discours mythique :

L’auteur répond qu’il s’agit d’un modèle d’analyse du discours mythique que L. Strauss a emprunté à la linguistique structurale dans ses premiers moments de recherche. Ce modèle a été progressivement remis en question par Lévi-Strauss lui-même si bien que ce dernier s’est tourné vers un autre modèle musical lors de l’enquête ethnologique pour sa grande tétralogie Mythologiques.

Alors que le terme simple représente une zone catégorielle de valeurs, les termes complexe et neutre s’opèrent dans l’espace de corrélations entre deux gradients valenciels qui jouent chacun le rôle de fonctifs par rapport à la zone de valeurs. En termes plus formels, la valeur peut se définir alors comme une fonction sémiotique de second degré qui a pour fonctifs deux régimes participatif et exclusif de la sublogique. C’est de cette manière que le rapport de dépendances qui se dégage de la mise en profondeur de l’espace tensif devient une condition d’émergence du sens qui, sous la forme de valeurs, se distribuera de façon différentielle dans un dispositif formel comme le carré sémiotique. 1 En conformité avec le postulat d’isomorphisme entre deux plans du langage, les valeurs d’une structure élémentaire de la signification se présentent comme fonction tensive dans la mesure où elles sont la résultante d’opérations projectives qui font que deux fonctifs de gradiences intense et extense s’articulent l’un avec l’autre en corrélations dans la profondeur du champ de présence.

Notes
1.

Pour la présentation plus détaillée de la théorie des cas de Hjelmslev, on renvoie le lecteur à l’article de H. Parret : Préhistoires, structure et actualité de la théorie hjelmslevienne des cas, Nouveaux Actes Sémiotiques, n°38, 1995.

2.

A cet endroit Hjelmslev parle de sublogique comme ceci :

« Dès le moment qu’une catégorie comporte trois termes, il faut l’expliquer comme la résultante d’une subdivision double. » (Hjelmslev cité in Préhistoire, structure et actualité de la théorie hjelmslevienne des cas, p. 10.)
« Une exclusion contraire comprend trois cases, a et son opposé b ainsi qu’une case c qui est définie comme n’étant ni a ni b, mais appartenant à ce paradigme de corrélats. » (Résumé in Nouveaux Essais, PUF, 1985, p. 104.)
1.

A propos de la fonction sémiotique de deuxième degré, J. Fontanille et C. Zilberberg l’expliquent en termes mathématiques de fonctions converse et inverse :

« Il s’agit de jonction en tant qu’opérations épistémologiques (corrélations de l’intensité et de l’extensité), liées à la position des valeurs, dans un système fondé sur des dépendances, tantôt directes, tantôt croisées et induisant à partir de cette alternance les modes d’existence assortis. » (Valence/valeur, p. 63.)