1-2-1. Traits privatifs et déixis

Dans le cas du carré sémiotique, la zone simple recouvre la déixis positive (ou négative) qui met en relation d’implication unilatérale deux classes sémiques (–S2 --> S1 ou –S1 --> S2). La valeur vectorielle qui dérive de cette implication sera pour nous la source de la dynamique de la structure élémentaire de la signification. Les deux classes sémiques qu’elle lie sur la déixis du carré dynamique ne seront pas envisagées en termes formels de la logico-sémantique dans la mesure où la relation d’implication qui les subsume repose toujours sur le mode d’articulation localiste, voire catastrophique. 1 Nous considérons donc que les déixis de la structure élémentaire du simulacre existentiel, qui correspondent mutatis mutandis à la zone simple de notre graphe existentiel, représente le lieu de transcodage entre ses deux niveaux de fonctionnement, tensif et catégoriel. 1

A la différence, d’une part, de la dialectique hégélienne sous-jacente à la conception de préconditions de la signification, et de l’autre, d’une philosophie de l’affirmation basée sur l’éternel retour 2 , nous dirons que c’est la logique de double prédication, dont nous avons parlé ci-dessus, qui régit, entre autres, la morphologie de la zone simple, la déixis en étant l’incarnation formelle en carré sémiotique. Elle réside en le double mouvement de visée et de saisie en miroir inversé, d’un côté et la force de neutralité, de l’autre. De même que le sujet tensif nie à la fois et l’identité qu’il se représente de lui en état stable et l’altérité de l’objet du monde qu’il vise en état d’arrêt, de sommation, il affirme aussi sa propre identité en devenir en même temps que son alter-ego objectal qui le saisie en ouverture et vice-versa. En appliquant la logique de double prédication à la déixis du carré sémiotique, on en rendra compte de la façon suivante : S1 ne s’identifie ni à lui-même (négation de son identité actualisée en différence), ni à son corrélat d'implication, -S2 (négation de son état virtualisé), en même temps que –S2 implique à la fois sa propre négation (affirmation de sa force potentialisée) et son corrélat implicatif actualisé, S1 (affirmation de son identité différentielle). Vu dans son rapport catastrophique (phéno-physique) à –S2, S1 ne revêt pas encore de caractère formel mais s’apparente toujours à quelque chose de toposensible sans qu’il ne le soit à proprement dit. Les termes du carré qui se positionnent sur la déixis du carré ne seront donc pas loin de se rapporter au schéma dans le sens que Kant donne au mot.

A ce moment de développement de la notion de zone simple de notre graphe existentiel, il sera intéressant de mettre en parallèle le caractère schématique de la zone simple, d’un côté et la double hypothèse de la figurativité proposée par Teresa Keane, de l’autre. En effet, elle montre deux niveaux d’opération figurative, à savoir la figurativité profonde et sa constance isotope en organisation discursive. Selon cette hypothèse, le dispositif figuratif se déploient en profondeur en un système semi-symbolique à quatre termes qui est d’ailleurs homologable avec la structure élémentaire de la signification. Pour l’instant, on mettra de côté ce rapprochement pour en parler plus en détail à temps propice.

Comme on l’a dit, l’espace d’implication du carré tel que nous le reformulons en zone simple est dès lors sous la dépendance de la force de neutralité du devenir qui met en rapport de complémentarité ses trois opérateurs de manifestation (présence corporelle, unité écologique et catégorisation). La logique de double prédication n’en est qu‘un cas d’application à des rapports de jonction phéno-physique qui se nouent entre deux singularités de l’acte de perception en devenir (instabilité identitaire du sujet percevant et polyvalence de l’objet perçu). La dynamique qu’elle représente se trouvera, après coup, articulée, à titre de valeurs différentielles (S1 et –S2 ou S2 et –S1), en système catégoriel comme carré sémiotique.

En ce sens, le premier terme du carré dynamique, qu’il soit –S1 ou –S2, sera considéré comme trait non-marqué, terme privatif. En termes brøndaliens, il s’identifiera au terme neutre. Il est dit premier dans la mesure où le moindre degré de densité sémique d’une classe sémantique est proportionnel à son degré d’étendue plus grand en extension. Autrement dit, c’est parce que –S1 est le moins saturé en figures de contenu de la langue naturelle qu’il a la plus grande virtualité sémantique d’ordre contextuel, c’est-à-dire l’afférence. 1 Un tel mode d’être virtualisé de –S1 lui permettra d’occuper en discours un domaine isotope plus large que celui de son corrélat de l’implication, S2 qu’il inclut. Du point de vue de la lecture, c’est par catalyse que la fonction sémiotique qui relie deux plans de S2 peut convoquer des fonctifs qui ne sont pas reconnaissables autrement que par la présence implicite de –S1. Au niveau intersémiotique, -S1 se transformera en catégorie de sèmes intéroceptifs (figures de contenu de la langue naturelle) dont la « bonne forme » gestaltique a pour effet perceptif de le faire associer à des figures d’expression du monde sensible. Dans le cas de la multimodalité, le niveau présentationnel de l’ensemble signifiant se trouve distribué à travers de divers systèmes de signes qui le composent et dont la sémiotique de la langue naturelle est la plus importante. Les systèmes sémiotiques qui contribuent chacun à sa manière à la construction d’un espace homotope deviennent traductibles les uns dans les autres par le mécanisme d’afférence qui en assure l’homogénéité du contenu.

Notes
1.

Chez les auteurs de Sémiotique des passions, c’est dans une logique ordinale, qui implique la durée sémiosique à rebours présuppositionnel (ou régression fondamentaliste ?), qu’ils proposent de réconcilier deux régimes d’organisation du divers sensible :

« Autrement dit, et en termes brøndaliens : la structure élémentaire de l’« être » - ou plutôt du simulacre formel que nous pouvons nous en donner – procède-t-elle d’un terme complexe susceptible de polarisation ou d’un terme neutre, lieu d’une rencontre binaire inconciliable ? Une cohabitation de ces deux logiques et de ces deux visions est-elle formulable et représentable en termes de préconditions ? » (Sémiotique des passions, A.J. Greimas et J. Fontanille, Seuil, 1991, p. 23.)
1.

A.J. Greimas et J. Fontanille considèrent la négation comme l’acte fondamental de préconditions de la signification. Il faudrait donc « sommer », nier, voir en négatif le flux de tensions perceptibles pour que le sens en émerge :

« Le second geste, qui n’est que l’autre face du premier (sommation-négation), est une « contradiction », la négation au sens catégoriel. La sommation-négation, appliquée à une ombre de valeur, ne peut installer que non-S1, premier terme du carré sémiotique. » (ibid., p. 41.)
2.

En s’appuyant sur une métaphore de jeu de dès, Deleuze explique l’importance de l’acte d’affirmer dans la philosophie de Nietzsche qui s’oppose diamétralement à la méthode dialectique de Hegel :

« Les dès qu’on lance une fois sont l’affirmation du hasard, la combinaison qu’ils forment en tombant est l’affirmation de la nécessité. La nécessité s’affirme du hasard, au sens exacte où l’être s’affirme du devenir et l’un du multiple. » (Nietzsche et la philosophie, Gilles Deleuze, P.U.P, 1962, p. 29.)
1.

En conclusion de l’ouvrage déjà cité, Pascal Vaillant reprend l’idée de catalyse chez Hjelmslev et la reformule telle qu’elle s’applique à sa théorie de multimodalité. A la base de la sémantique interprétative (Rastier) et du postulat d’homogénéité de la matière à signifier (Greimas), il identifie l’opération de catalyse à celle d’afférence et l’extrapole à toute construction du sens (production et lecture) :

« Dans cette théorie, le mécanisme fondamental de construction du sens devient l’ « afférence ». L’afférence est la convocation d’un sème présent, soit dans un contexte syntagmatique, soit dans un paradigme activé par la lecture. (...) C’est ce mécanisme dont nous souhaitons convaincre à présent qu’il se généralise à d’autres systèmes sémiotiques, et fonde non seulement la compréhension des textes multimodaux, mais aussi la transcription intersémiotique et intermodale, ainsi que les phénomènes d’intertextualité qui peuvent surgir entre différentes modalités. » (Sémiotique des langages d’icônes, p. 250.)