1-1. Mythe comme l’ensemble paradigmatique

Il y a en effet deux types de méthodes qu’il propose pour l’interprétation du mythe : méthode interne, textuelle (l’analyse exemplaire du mythe d’Oedipe dans Anthropologie structurale) et méthode comparative, intertextuelle dans Mythologiques. Pour Lévi-Strauss, le mythe n’est pas un discours-occurrence mais constitué de ses variantes découvertes et qui entretiennent entre elles un rapport de commutation. Il s’agit donc de l’ensemble type qu’il appelle « ensemble paradigmatique » sur le fond duquel elles s’opposent différentiellement. Cet ensemble qui relève du niveau d’intégration supérieur se pose ainsi comme un espace de référence dont l’instance de contrôle commande le fonctionnement interne de chaque discours mythique particulier. A son tour, sa morphologie est en permanence sous la dépendance de règles de transformation qui en sont régulatrices. Chaque mythe-occurrence n’a de sens que dans la mesure où il se trouve intégré dans l’ensemble paradigmatique qui l’accueille.

L’univers mythologique n’est rien d’autre que le modèle logique, « pensée sauvage » que l’homme, qu’il vive en temps moderne ou dans une caverne préhistorique, construit pour répondre à toute sorte de contradictions inhérentes à son existence. Ainsi conçu, le mythe ne peut pas être défini comme l’expression de sentiments fondamentaux tels qu’amour, haine et vengeance, etc. Il devient une structure qui a pour visée de faire montrer l’effort de rationalisation du monde qui est aussi cohérent et exigeant que la démarche scientifique. L’analyse structurale du mythe consiste donc à fournir des modèles qui permettraient de rendre compte de cette modélisation logique de la pensée sauvage. En agissant de la sorte, on sera au plus près de l’objet qu’il se propose de comprendre en en construisant des modèles. La structure, telle qu’elle est appréhendée par Lévi-Strauss, est une notion heuristique dans la mesure où elle désigne à la fois l’organisation de l’objet d’analyse et l’efficacité de moyens dont l’analyste dispose pour l’aborder. Il faut donc que le modèle qu’il met en avant satisfasse à un certain nombre de contraintes structurales :

Dans cette perspective, la structure, dont l’univers mythologique est un cas typique, devient l’ensemble de règles de transformations qui gèrent des phénomènes socio-culturels. Elle est d’emblée dotée d’opérations logiques dites universelles qui rendent le divers sensible intelligible et signifiant pour l’autre.

A la différence de V. Propp qui montre l’existence de la matrice de quelques 31 fonctions dont la combinaison syntagmatique donne naissance au genre de contes merveilleux, Lévi-Strauss s’intéresse davantage à une lecture paradigmatique telle qu’elle révèle l’homologation possible des unités séquentielles, appelées « mythèmes » qui composent le mythe. Ainsi le mythe se montre dans son caractère achronique et réversible qui permet de transcender la contrainte de linéarité imposée par le langage dans lequel il se manifeste. S’il fait appel à des moyens linguistiques, le mythe ne se réduit pas pour autant au plan de contenu de la langue naturelle. Le « sens premier » du discours mythique vient du fait qu’il est soumis à l’épreuve d’opérations de transformations. Dans l’ensemble paradigmatique de l’univers mythique, il y a des modèles de transformations qui se disposent de manière à ce que chacune des unités qui constituent l’un d’eux soit homologable avec son équivalent narratif dans d’autres modèles de transformations. La relation de proportion homologique qui s’en dégage permettra de mieux calculer l’écart différentiel qui ne manque pas de se produire comme effet de sens quand il y a un élément structural qui se trouve modifié en passant de son groupe d’origine à un autre système de transformations. Ainsi arrivera-t-on à voir surgir progressivement une suite de corrélations entre les éléments qui se voient ainsi transformés, soit dans leurs fonctions narratives (acteurs), soit dans les valeurs (rôles thématiques ou actantiels) qui leur sont attribuées. Cela conduira en dernière instance à comprendre comment marchent les opérations logiques de la « pensée sauvage ». Pour rendre compte du processus de transformations qui se met en oeuvre dans le discours mythique, Lévi-Strauss propose une équation algébrique suivante :

Fx(a) : Fy(b)  Fx(b) : Fa-1(y).

Il l’explique comme ceci : s’il y a deux termes a et b et les fonctions correspondantes x et y, il existe un rapport de corrélations entre deux situations définies respectivement par des inversions des termes et des fonctions, à condition que :

  • un des deux termes soit remplacé par son terme contraire (a-1),
  • il y ait une inversion corrélative entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (y et a).

A titre d’illustration, on va reprendre les analyses que Lévi-Strauss propose de deux mythes, l’une donnée dans Anthropologie structurale (1958), l’autre dans La Potière jalouse (1985). Elles correspondent chacune à deux méthodes immanente et comparative. Par souci de simplicité d’une part, et compte tenu de notre objectif qui est de comprendre la similarité opérationnelle entre la notion de semi-symbolisme en sémiotique et celle de code en anthropologie structurale de l’autre, nous nous bornerons à leur dimension paradigmatique, en faisant abstraction de la lecture syntagmatique qui en donne les « messages ». Pour montrer la méthode interne, Lévi-Strauss analyse le mythe d’Oedipe-occurrence et l’ensemble de variantes d’un mythe-type des deux Amériques 1 pour la méthode comparative.

Notes
1.

Pour le résumé du contenu du mythe et la présentation de la formule, on renvoie le lecteur à l’ouvrage intitulé Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Marcel Hénaff, Belfond, 1991, p. 245-249.