3-6. Graphe et voix

Au terme de présentation du modèle polyphonique de la signification, nous nous arrêterons sur un point qui nous semble intéressant. C’est de constater qu’il y aura lieu de le rapprocher de l’hypothèse catastrophiste dont on a déjà parlé concernant le rapport entre le spatial et le structurel. Selon cette hypothèse il y a deux ensembles, externe (espace de référence) et interne (espace d’articulation interne), qui se relient par l’existence même d’un centre organisateur, l’instance de sélection régissant tout particulièrement l’état actuel dans lequel le potentiel d’un système de signes se trouve effectivement réalisé en espace interne. Ce sont ces deux types de centre d’organisation qui nous retiennent ici, car ils correspondent, nous semble-t-il au moins dans leur formulation, aux instances du modèle triadique de voix.

De notre côté, nous formulons donc une hypothèse de travail selon laquelle la voix du scribe représente l’instance de sélection d’un espace interne où un système sémiotique s’actualise comme structure à un état de son développement dynamique et la voix du museur le centre d’organisation de son espace externe muni d’ « informations collatérales ». C’est le rôle de médiation qu’il convient de donner à la voix de l’interprète dans la mesure où il incarne à la fois le centre organisateur globalement et l’instance de sélection localement, le local étant en relation de détermination réciproque avec le global. A ce propos, M. Balat dit que « ce que le scribe inscrit doit recevoir l’existence de l’interprète dont le travail consiste à produire l’objet à partir du représentement, autrement dit à faire exister le discours du museur dans le travail du scribe. » (ibid., p. 130 : c’est l’auteur qui souligne). Pour visualiser ce qui vient d’être dit, nous nous appuyons une fois de plus sur le graphe existentiel qui nous a permis, entre autres, d’expliquer le passage entre deux niveaux d’organisation sensible et catégoriel de l’ensemble signifiant.

Autour d’un objet textuel ou plus généralement une performance sémiotique quelconque, il y a trois pôles simultanément mis en interaction et qui sont nécessaires à ce qu’il se transforme en discours : scribe, museur et interprète. 1 Ce sont les trois niveaux de complexité d’un texte qui s’étend ainsi de façon cumulative sur le mode ordinal. Le scribe est une instance composée de deux actants d’énonciation : énonciateur et énonciataire et elle a pour visée d’aménager un espace génératif où se déploieront ses compétences discursives. Le génératif ne veut pas dire pour nous le cheminement de type procédural qui irait unilatéralement sans feed-back d’une structure profonde à une autre structure de surface. Nous le concevons plutôt comme un double effet de sens à la manière du processus de top-down and bottom-up auquel nous avons déjà fait référence lorsqu’il s’agissait des rapports de la perception et de la signification. On en parlait également pour rendre compte du double statut de la figurativité qui sert en quelque sorte de médiation entre le contenu linguistique (molécule sémique) et l’expression phénoménale (imagerie mentale). La figurativité se révèle ce qui donne matière à la perception sémantique créatrice d’impressions référentielles qui sont « le produit d’une élaboration psychologique des signifiés. » (Rastier, 1991, p. 210.) Envisagé de la sorte, l’espace génératif du sens ne sera pas immanent au discours qui s’y investit. Cela n’empêche que l’organisation textuelle interne soit une des conditions nécessaires au fonctionnement d’un autre espace herméneutique. Il est tributaire d’autres facteurs de pertinence contextuelle 1 notamment savoirs perceptifs qui sont corrélatifs de la composante thématique du texte. Quant à la configuration thématique elle renvoie, à son palier référentiel, à une sphère de pratiques humaines qui a sa propre règle de formations discursives. A ce niveau de la performance sémiotique, le sens sera identifiable à l’action qu’il permet à son usager d’effectuer en cours d’une interaction sociale donnée et cela par l’intermédiaire de divers signes dont il est l’interprétant. L’espace génératif du sens se prolonge ainsi dans le potentiel de systèmes de normes sociales (y compris les signes conventionnels) qui contraignent de degré variable le consensus intersubjectif nécessaire à leur soubassement fiduciaire. C’est le scribe qui, en tant qu’instance de sélection, en actualise un état en projetant son vouloir-dire dans un artefact déjà sémiotisé. L’état actuel du potentiel d’un système de signes ainsi sélectionné ne demeure pas moins sous l’influence de son espace de référence externe, sémiosphère dont la morphologie feuilletée de différentes strates est caractéristique de distribution des « informations collatérales ».

Par espace herméneutique 1 , on désignera le lieu de processus interprétatifs où s’implique le museur. Il se charge de rapporter le contenu représentatif du scribe à son contexte. Il scande ainsi l’espace de référence dont il vient. Si bien que l’espace interne qu’est l’univers sémantique du scribe se présente pour le museur comme le point de départ du raisonnement de type d’abduction, « intuition rationnelle » de la méta-génération 2 permettant de le ré-écrire selon les informations collatérales dont il dispose. L’acte d’interprétation sera amorcé par ce dialogue entre deux espaces interne et externe dont chacune des deux voix représente l’instance de contrôle.

Quant à l’espace nommé compréhensif, c’est un lieu où se met en oeuvre le type de compétences communicatives de l’interprète proprement dites. La tension dialogique qui vient du contact entre le scribe et le museur tiendra lieu de quelque chose d’autre sous un certain aspect dans la conscience de l’interprète.

C’est ainsi que les performances sémiotiques qui, en tant que formants socio-historiques, constituent une part considérable de notre entour, sont à même de jouer le rôle de médiation entre deux sphères de pratiques humaines : la sphère de (re-)présentations et la sphère physique. L’entour humain, dont les langues naturelles constituent sans aucun doute les systèmes sémiotiques les plus importants, est selon Rastier de type tripartitif. Il se divise en trois zones, identitaire, proximale et distale. Des paramètres spécifient chacune de ces zones. Ces paramètres sont au nombre de quatre :

  • les personnes (/JE/-/TU/ et /IL-CA/),
  • le temps (/MAINTENANT/, /NAGUERE/ et /PASSE-FUTURE/),
  • l’espace (/ICI/, /LA/ et /AILLEURS/),
  • les modes (/CERTAIN/, /PROBABLE/ et /POSSIBLE-IRREEL/).

Ils sont homologables dans chacune des trois zones de l’entour humain. Ainsi, par exemple, le paramètre du temps traditionnel d’une récitation mythique (/Passé-Futur/) en implique en proportion les trois autres (/Il-Ca/, /Aileurs/ et /Possible-Irréel/) dans le domaine de distinctions du réel spécifié par la zone distale.

Le monde dans lequel nous vivons à travers langage se trouve ainsi débrayé sur la sphère sémiotique de l’ensemble des pratiques humaines. Etant organisé sur la base du principe d’énonciation, il se transforme en un univers intersémiotique qui se présente, d’une part comme contraintes de textualisation, et d’autre part comme médiation entre les deux autres sphères de pratiques sociales. Le rôle de médiation que joue l’univers sémiotisé implique que la « tensivité phorique » soit déjà mise en forme dans une certaine orientation par le champ de présence et ce en référence à la morphologie tripartitive de l’entour : ego-phorique, exo-phorique et métaphorique. L’ensemble dynamique des sphères de pratiques humaines est donc fonction de la manière dont la présence corporelle maintient un rapport d’orientation (ou d’intentionnalité) avec son entour dans le cadre de couplage structural propre à une forme de vie socio-historique. Il en résulte que le sujet, individuel ou collectif, n’est pas une instance autarcique et repli sur soi. C’est un corps (centre de production ou d’interprétation) tourné vers le visage de l’autre qui est l’un des deux termes invariants participant au processus de couplage structural. Ce dernier n’est pas pour autant la condition de détermination à la sémiosis, il est façonné par ce que le corps fait avec son /TU/ pour transformer l’absent /IL/. Par effet de feed back, /IL/ devient présent dans les pratiques humaines. Il y a donc des contraintes réciproques qui affectent à la fois les deux termes du couplage structural. La transformation par l’agir n’est pas seulement une transformation du /IL/ mais également une réorganisation sensible du champ de présence /JE/-/TU/.

Notes
1.

Ces trois dénominations sont des substitutions que M. Balat fait à la terminologie de Peirce. Elles correspondent chacun aux trois termes : Grapheur, Graphiste et Interprète. En raison de leur idiolectisme propre à Peirce, nous maintiendrons la terminologie de M. Balat telle qu’elle est réinterprétée par J. Fisette. En ce faisant, nous nous éloignerons d’une position théorique d’après laquelle « hors texte, point de salut ». Nous cherchons donc un chemin modéré qui nous ouvrirait la voie sur la sémiotique des cultures.

1.

En vue de clarifier la notion de pertinence linguistique, Halliday et Hasan (1976, p. 22.) paramétrisent la situation de communication sur trois dimensions :

  • le field de l’activité langagière, défini comme le domaine référentiel du texte où se finalise la visée du locuteur (subject-matter),
  • le mode de fonctionnement du texte dans cet événement : écrit ou oral, genre narratif, descriptif ou persuasif
  • le type d’interaction sociale (tenor).

A chaque combinaison de ces trois paramètres d’ordre contextuel correspond le type d’organisation textuelle. De là vient la théorie des trois espaces (référentiel, de production de l’acte et de l’interaction sociale) que J.-P. Bronckart met en avant dans le cadre d’interactionnisme social de Vygotsky pour articuler texte et contexte. (Voir Psycholinguistique textuelle, ouvrage collectif, Armand colin, 1996, p. 26-29.)

On ouvre ici la question de savoir si le contrôle multi-paramétrique de l’ensemble catastrophique relève ou non de ce genre de paramétrage des facteurs situationnels.

1.

On emprunte le terme d’herméneutique à F. Rastier, à savoir « une herméneutique philologique, dont la tradition se trouve dans la linguistique comparée notamment, dans la mesure où il s’agit de la restituer aux sciences du langage, longtemps dominées par le positivisme ou le formalisme. » (Représentation ou interprétation ? paru in Penser l’esprit, 1996, p. 3. Cet article est aussi disponible sur le site Texto. C’est à la version électronique que la numérotation correspond.)

2.

Dans le cadre de Cultural Studies, Koch propose le schéma de double parcours du sens : génération (de la structure profonde à la structure de surface) et méta-génération (de la surface au profond) (Evolutionary Cultural Semiotics : Essays on the Foundation and Institutionalization of Integrated Cultural Studies, Walter A. Koch, Susan Carter Vogel, trans. (Bochum : Studienverlag Dr. Norbert Brockmeyer, 1986.) p. 10.)