3-3. Mots en discours

C’est donc dans la praxis énonciative que l’on peut saisir de façon complète la manière dont le signe transmet le message idéologique entre les agents sociaux au cours d’une communication ayant lieu dans le domaine de pratiques sociales correspondant. Le mot en discours, selon Bakthine, est par excellence un phénomène idéologique digne d’attention toute particulière dans la recherche translinguistique. C’est pour cela que Bakthine s’efforce de mettre en évidence l’importance de fonctionnement de signes linguistiques, en l’occurrence les mots en discours et ceci du point de vue de la praxis énonciative.

Le premier caractère du mot en discours est qu’il est le mode le plus immédiat des rapports d’intersubjectivité sociale où reste gravée toute forme de formation idéologique. Le signe linguistique dans son contexte d’emploi n’est pas un moyen d’expression de la pensée spéculative coupée une fois pour toutes du monde extérieur. Il s’avère au contraire sensible à la moindre modification qui advient dans la constitution de conscience idéologique de telle sorte que l’on peut y faire apparaître les nuances les plus subtiles qu’il éprouve dans les activités pratiques de la vie de tous les jours.

Le deuxième caractère du mot en contexte, c’est la fonction métalinguistique qui en fait le lieu complémentaire de « traduction ». Par exemple, une modalité sémiotique visuelle, isolée en soi, constitue un texte autonome. Elle peut faire partie à son tour d’une autre structure de niveau super-ordonné. Elle s’y combine avec d’autres modalités sémiotiques. Dans le texte mutimodal, ses éléments structuraux sont appelés à se compléter, à se traduire les unes par les autres jusqu’à fusionner dans une nouvelle unité structurale qui n’est ni les unes ni les autres. C’est à la base des champs sémantiques des mots intériorisés en formations socio-culturelles antérieures que ce phénomène du « cusp » aura lieu à ce moment de constitution multimodale. Au lieu de « classes sociales », il conviendra mieux de parler de « communautés de langage » pour rendre compte du statut du « sujet » qui contrôle cette transmutation sémantique. La capacité de traductibilité qu’a le signe linguistique vient sans doute du fait qu’il est organiquement produit et compris avec différents appareils phono-acoustiques de notre corps sans autre médiation d’artefact. Cela n’empêche qu’il soit le produit du consensus partagé par les individus appartenant à une même communauté de langage. D’où l’ambiguïté, voire le paradoxe de substances de manifestation linguistiques, parangon de tout système sémiotique, qui fait qu’elles sont subjectivement ancrées dans l’organe humain. En même temps elles servent à ses usagers de support de soudure intersubjective et de maintien du couplage avec son environnement socio-culturel. Dès lors qu’un signe nouveau émerge du rapport de perception entre le sujet et son Umwelt, quel qu’en soit le mode de représentation, il s’inscrit immanquablement sur l’horizon de valeurs sociales. En conséquence, il devient désormais impossible de l’isoler de cet appareillage éthico-idéologique discursivement reconstruit, si ce n’est que du point de vue de l’observateur-analyste.

Le troisième caractère du mot en contexte réside dans son aspect de « miroir » : le sujet qui l’assume ne fait pas que refléter l’objet de discours qu’il désigne dans son signifié dénotatif mais aussi et surtout il s’y montre, voire s’y réfracte en se figurant ce qu’il construit comme rapport spéculaire entre « auteur et héros » dans son acte d’énonciation. Dans la couche sui-référentielle de l’énoncé se trouvent prévues, tapissées d’éventuelles réactions venant d’autres instances d’énonciation. D’autant plus que ces dernières traitent le même objet de discours à l’intérieur du domaine de pratiques sociales lié au genre de discours dont relève l’énoncé en question. On se rend compte que la structure intersubjective de l‘énonciation s’étend par principe dialogique à la sphère sémiotique de l’entour humain dans son ensemble. Du point de vue de la conception dialogique du langage, la place d’autrui est déjà une partie constitutive de l’identité du sujet qui s’énonce en discours en disant /Je/. Autrement dit le signe de tout genre n’est pas une construction passive qui ne devrait son existence qu’à la volonté créatrice de son « auteur » mais il relève d’unités culturelles qui ont chacune des fonctions spécifiques assignées par la sémiosphère sous le contrôle de laquelle il colocalise parmi d’autres voix. Le rapport de miroir existant entre le signe idéologique et son sujet trouve sa source dans le fait que les individus qui viennent d’horizons socio-culturels différents sont contraints d’utiliser le même code de communication au sein d’une communauté dite linguistiquement homogène 1 , cette homogénéité supposant la compétence linguistique d’un seul et même locuteur idéal. Ce qui provoque l’hiatus entre la liberté d’expression en droit égale à tous et la disparité de compétences discursives de fait hétérogènes. La tension qui en dérive est, selon Bakthine, l’une des conditions d’évolution du système de signes linguistiques.

Notes
1.
“ Linguistic theory is concerned primarily with an ideal speaker–listener, in a completely homogeneous speach-community, who knows its language perfectly and is unaffected by such grammatically irrelevant conditions as memory limitations, distractions, schifts of attention and interest, and errors (random or characteric) in applying his knowledge of the language in actual performance.” (N. Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, Mass., MIT Press, 1965, p. 3.