3-6. Logique de la « saisie sémantique »

Nous venons de faire apparaître le cadre de l’approche socio-poétique des faits de langue. Dès lors, il sera question de savoir comment Bakthine procède à la découverte de logiques internes aux activités esthétiques. 1 Tout discours à caractère esthétique est une forme relativement achevée et qui implique un certain nombre de procédés spécifiques pour le traitement d’éléments significatifs émanant de l’expérience vécue par son sujet. Il procède donc de la mise en organisation spécifique des figures du monde perçues. Quant à la « saisie sémantique » sous-jacente à cette figurativisation, elle dépend de deux choses : l’intentionalité de son « auteur » et le degré de compétence atteint pour traiter les contraintes sémiotiques imposées par le support de performance choisi. A la différence de la méthode formaliste, la manifestation technique de la substance d’expression ne peut être la finalité en soi de l’activité esthétique. Cela n’empêche qu’elle soit nécessaire à ce que le sujet énonçant puisse y montrer sa visée du monde. II y a donc un rapport de détermination entre la performance sémiotique et l’intentio auctoris. En adoptant une attitude un peu œcuménique, on dira que l’Objet Dynamique d’un representamen se détermine par son interprétant logique final qui acquiert une fonction sémiotique, cette fonction consistant à mettre en rapport d’équivalence formelle les deux plans de contenu et d’expression du langage mobilisé. De sorte que la visée esthétique du sujet énonçant donne une forme achevée au sentiment d’existence éprouvé. La question qui peut se pose ici est de savoir la nature de cette détermination. Bakthine semble opter pour la prééminence relative du droit de l’auteur, bien qu’il ne sous-estime pas la structure sémiotique.

La structure discursive d’un ensemble signifiant aura donc pour effet de sens de faire montrer le rapport d’intentionnalité entre le sujet et le monde, ou en termes enactionnistes le couplage entre l’organe vivant et son entour. Il n’en reste pas moins que la visée discursive est dépendante d’opérations cognitivo-sémiotiques permettant la mise en corrélation entre ce contenu phénoménal et le matériau d’expression où il sera modelé. Cette corrélation contribuera à ce qu’on appelle parfois le niveau « figural » du discours : l’organisation figurative s’en apparente à la manière dont le sujet énonçant perçoit les figures de son entour. D’où deux types de sémiosis qui se chevauchent dans l’analyse que Bakthine fait de procédés artistiques : perception sémantique des figures de contenu et aperception des figures du monde. Selon Bakthine, le sujet énonçant cherche d’abord à trouver une résolution au problème d’appariement entre ces deux sémiosis et c’est après coup qu’il procède à sa mise en forme d’expression chère au tenant formaliste.

La méthode socio-poétique qu’il élabore dans le domaine littéraire ne le dispense pas de passer sous silence l’autonomie structurelle de systèmes sémiotiques. L’artiste, dit Bakthine, utilise le réservoir de singularités d’un matériau d’expression plus ou moins contraignantes comme moyen de sublimation de son expérience éthico-cognitive. La maîtrise des contraintes sémiotique imposées par la substance de manifestation elle-même se fait de façon immanente dans la mesure où elle comporte dans sa structure déjà le potentiel d’éléments significatifs qu’il lui faut pour donner forme à sa visée du monde. Par analogie, on dira que l’inventaire fermé de figures de contenu et d’expression de chaque langue rend possible par leurs combinaisons l’ensemble ouvert de textes et que la combinatoire des figures qui est potentiellement illimitée constitue le facteur à la fois du système auto-poiésique de la langue et de son évolution diachronique. La créativité figurative de systèmes sémiotiques permet ainsi au sujet énonçant d’articuler discursivement le monde d’objets-valeurs perçu. Ce qu’il convient de souligner pour la compréhension d’une activité esthétique, ce n’est donc pas tant l’aspect technico-formel du plan d’expression du langage employé que le principe d’organisation sur quoi le sujet énonçant s’appuie pour rendre sa visée du monde en s’en servant comme support de médiation de la matière du sens.

Notes
1.

Selon T. Todorov, la critique de Bakthine à l’égard des formalistes porte sur leur « matérialisme » hypostasié en « procédés », et non sur le cadre d’esthétique romantique (issue de l’idéalisme romantique allemand) dans lequel ils s’inscrivent :

« Ce qu’il leur reproche n’est pas leur « formalisme » mais leur « matérialisme » : on pourrait même dire qu’il est plus formaliste qu’eux, si l’on redonne à « forme » son sens plein d’interaction et d’unité des différents éléments de l’oeuvre (...) ; c’est cet autre sens que Bakhtine tente de retrouver, en introduisant ces synonymes valorisés que sont « architectonique » ou « construction ». » (en préface de Esthétique de la création verbale, p. 10.)