3-7. Frontières entre énoncé et énonciation

Avant de progresser, résumons ce qu’on a dit jusqu’à présent. L’énoncé est une unité de genres de discours qui sont chacun liés aux domaines de pratiques sociales. Le cadre socio-culturel d’actions humaines devient l’instance de contrôle qui intervient dans la typologie des genres de discours. La grandeur d’énoncé est donc inséparable de la praxis énonciative. Etant donné que la présence du sujet qui l’assume est aussi nécessaire à la définition de l’énoncé, l’acte d’énonciation se trouve doublé d’une tonalité émotionnelle qu’il porte en se positionnant axiologiquement sur le champ dialogique. C’est là où le sujet d’énonciation est appelé à colocaliser avec d’autres instances de voix et qu’il montre sa position axiologique à travers la visée discursive qu’il exprime dans son discours-énoncé. D’où plusieurs niveaux d’organisation de l’énoncé :

Le niveau de signification de l’énoncé relève du domaine de recherche morpho-sémantique sur ses unités sémiotiques au sens où E. Benveniste l’entend en l’opposant à la sémantique. Ce sont les éléments linguistiques identiques à eux-mêmes et reproductibles dans tous les actes d’énonciations singuliers. La signification linguistique en constitue le niveau de structuration de base indispensable au palier thématique du discours. Le contenu thématique en est contraint par deux types de facteurs contextuels : la circonstance socio-historique de la praxis énonciative en question et les normes de formation du genre du discours correspondant. Dès lors que l’on rapproche la signification linguistique de son contenu thématique, elle n’appartient plus à des unités sémiotiques, mais à des mots en contexte, c’est-à-dire les unités sémantiques qui permettent à leur sujet d’entrer dans un univers d’actions humaines discursivement construit. L’énoncé acquiert de la sorte une fonction communicative dans le cadre d’une interaction sociale associée au type de genre textuel où il apparaît. Le palier thématique du discours peut être diversement évalué, modalisé par l’attitude propositionnelle qu’adopte le sujet d’énonciation par rapport à son propre discours. Ce dernier se caractérise avant tout par son contenu thématique. Ce qui résulte d’opérations de mise en référenciation entre les traits sémantiques du discours et les figures du monde sensible y exerce une influence non négligeable sous l’angle stylistico-compositionnel. La singularité d’un acte d’énonciation se donne à voir formellement à travers la morphologie de son plan d’expression qui, comme les autres niveaux d’organisation, se trouve à degré variable contrainte par la règle de formation du genre textuel auquel il appartient. Le degré de tonalité morpho-sémantique du discours renvoie, du point de vue tensif, à son contenu noématique. A ce niveau de structuration de l’acte d’énonciation, il sera question de visée discursive qui laisse voir le champ de présence où son sujet se situe parmi la multitude d’autres voix parlant du même objet de discours. Le contenu noématique est ainsi étroitement lié chez Bakthine au sens polyphonique du discours.

L’objet-message n’est pas une simple information encodable par un pôle émetteur et ensuite mécaniquement décodable par l’autre pôle récepteur suivant le même code. C’est une grandeur sémiotique qui contribue à la constitution d’un niveau de contenu du discours explicite (posé) ou implicite (présupposé). Il implique ainsi l’interaction actantielle visée dans une certaine orientation téléologique. Elle repose sur un consensus mutuellement reconnu, mais qui est de l’ordre du non-dit, la modalité fiduciaire du discours étant le produit provisoire d’habitudes perceptives et comportementales cristallisées dans l’histoire de couplage structural d’une culture. Sur le plan chronotope, la grandeur d’objet-message apparaît comme étant contenue dans un énoncé qui se délimite sur la chaîne d’échanges verbaux. On entre par-là dans le champ dialogique du discours. En termes interactionnistes et en nous situant au niveau de surface textuelle, nous pourrons dire qu’il peut y avoir plusieurs modalités sémiotiques qui articulent chacune à leur manière un objet-message. Dans le cas d’interactions verbales de tous les jours, il est plutôt l’exception que l’on s’exprime uniquement par parole. Les divers canaux de manifestation y concourent : langue fonctionnelle (ou dialectal ou encore idiolectale) mais aussi gestes, postures, modulations vocaliques, contours intonatifs, directions de regards, tenues vestimentaires (« look »), etc. Toutes ces substances de manifestation s’y entrelacent de manière à le construire herméneutiquement. Les sujets établissent entre eux un rapport de forces en assumant les différents rôles actantiels et en construisant ainsi en commun le même espace multimodal qu’est la communication humaine et dans la profondeur duquel émerge un objet-message véridictoire. L’hétérogénéité du plan d’expression d’un texte multimodal ne doit pas empêcher que l’on puisse en supposer l’homogénéité sur son plan de contenu venu d’expériences humaines, le contenu homogène renvoyant à l’instance corporelle de l’acte d’énonciation. Autrement dit, tous les éléments para- ou extralinguistiques ne constituent pas un obstacle insurmontable mais contribuent ensemble, d’un point de vue de la sémiotique générale, à l’établissement d’un corpus plus ou moins délimitable. Le premier critère de délimitation du corpus est, selon Bakthine, l’alternance de sujets : avant et après un énoncé-discours, il existe les autres actes d’énonciation. D’où l’aspect perfectif du discours. Mais l’alternance de sujets est plus que le tour de parole comme il est habituel de le dire en pragmatique. Elle signifie davantage l’assomption de la visé discursive par son sujet qui avance sa position éthico-axiologique dans ses rapports à d’autres sujets situés dans le même champ dialogique. On est ici en présence de l’organisation polyphonique de l’énoncé-discours. L’aspectualité perfective de l’acte d’énonciation qui en est la condition dépend de trois éléments :

Pour que le sens de vie devienne une valeur proprement discursive, il faut qu’il prenne une forme d’achèvement relative au choix d’une méthode que le sujet d’énonciation adopte en fonction de deux variables : la singularité du support de manifestation qu’il emploie pour s’énoncer et son rapport d’intentionnalité au monde d’autrui. La visée discursive dépend donc, d’une part du degré d’étendue dans la saisie de configuration thématique du domaine de l’activité humaine concerné, et d’autre part du degré de tonalité émotionnelle avec lequel il réagit et anticipe sur les énoncés d’autres sujets factuels ou possibles. Le discours de quelqu’un est d’une manière ou d’une autre marqué au sceau de tout ce qui est susceptible de provoquer des réponses des autres. Son exhaustivité thématique implique l’usage singulier qu’il fait de formules d’énonciation du genre du discours concerné. Le vouloir-dire du sujet doit être explicitement exprimé au travers des énoncés disponibles dans la sphère de pratiques sociales où il entre. Si elle contraint l’acte d’énonciation, la sélection de tel type de texte se fait en référence à son aspect émotionnel permettant la présence du sujet dans son propre énoncé-discours.

On trouve ainsi dans l’énoncé une modalité passionnelle de son sujet qui s’exprime notamment sous l’angle d’ « exposants » (Hjelmslev). L’objet-message s’avère donc un objet-valeur incarné dans la transformation de rapports des forces entre les sujets qui se trouvent diversement modalisés en participant à la construction d’un champ dialogique. Du point de vue d’une phénoménologie du discours, il renvoie au champ de présence où chaque corps se tient à une bonne distance par rapport à d’autres corps qui en sont constitutifs dans son identité et ils sont coprésents sous forme de voix dans le même Chronotope propre à la culture qu’ils partagent avec lui. Dès l’instant où un artefact apparaît dans son rapport au sujet qui le perçoit à titre de porteur de tonalité émotionnelle, il se transformera en un objet-valeur tributaire de valences qui en émanent. Cet objet axiologiquement rempli est à la fois le point de repère et le produit d’opérations tensives qui se font dans le champ de présence, le terme de présence devant être entendu ici en ce sens que l’acte de visée qui le fonde est un acte tendu vers la coprésence d’autrui (le langage humain le confirme) ainsi qu’au processus historique de couplage structural dans lequel il s’immerge (il en serait de même pour ses grammaire et lexique). Le rapport phéno-physique que le corps propre maintient avec son entour pourra être médiatisé, le cas échéant, par le discours en acte dont l’énonciation linguistique est le manifestant. La valeur qui s’y investit s’identifiera ici au sens de vie que Bakthine considère, semble-t-il, comme résultant d’exposition au monde de valeurs d’autrui 1 et qui sera désormais transférable, en l’occurrence, sur l’espace sémio-narratif. Par praxis énonciative qui est une instance du changement de lieux, la valeur conçue comme quête de sens se manifestera comme différence (Saussure).

Comme on l’a vu auparavant, le niveau de tonalité émotionnelle du discours est en dernière analyse un indice qui fait voir la manière dont la langue entre dans l’aire de parole sous forme d’énoncés singuliers, à savoir autant socialement « indexés » qu’individuels et unique dans leur rapport au sujet parlant. Ainsi la praxis énonciative se présente-elle comme l’acte de médiation entre elles. La mise en branle du système de signes arbitraires présuppose la mobilisation de compétences du sujet qui en est responsable. Les compétences dont il est question ne sont pas uniquement des compétences sémio-narratives et discursive dans la terminologie de la sémiotique greimassienne. Elles relèvent aussi de compétences communicatives dans le sens où l’on l’entend en ethnométhodologie dont l’anthropologie symbolique. La performance sémiotique qu’elles rendent possible permet par conséquent à son sujet de poser, au nom d’isomorphisme des deux plans du langage, des points de repère sur les axes d’un espace orienté, non pas euclidien et idéalisé, mais fractal et psycho-somatique. Les figures qui sont convoquées par la « mise en discours » sont censées entrer en corrélation fonctionnelle avec des « propriétés » constitutives du savoir perceptible que son sujet garde en mémoire corporelle. Il réactive cette mémoire chaque fois qu’il renoue une interaction avec les autres dans la sémiosphère où elle est signifiante. Les propriétés notamment prototypiques participent ainsi à la modélisation de ce qu’il y perçoit de sorte que l’opération de traitement de l’information perceptive forme le versant de contenu noématique de l’acte d’énonciation corrélatif du plan d’expression de la sémiotique du monde naturel. En mettant en profondeur tensive la masse phorique grâce à son savoir figuratif, le sujet d’énonciation participe à la construction d’un champ dialogique en l’arrière-fond du processus de couplage structural qui perdure ainsi sur l’horizon de mémoires et d’attentes socio-culturellement façonnées.

Notes
1.

Le terme d’ « exotopie » renvoie à une relation hiérarchique entre deux éléments dialogiques. Il s’agit de la relation « asymétrique et de supériorité qui est une condition indispensable à la création artistique : celle-ci exige la présence d’éléments « transgrédients », comme le dit Bakthine, c’est-à-dire extérieurs à la conscience telle qu’elle se pense de l’intérieur mais nécessaire à sa construction comme un tout. » (ibid., p. 12.)