4. Pratiques chamaniques comme l’acte d’énonciation

La phénoménologie discursive qui se met en place ici demande une mise au point concernant la notion de « corps » à laquelle nous avons fait allusion plus d’une fois. Afin de préciser ce que nous entendons par-là, il nous faut parle de la spécificité de notre corpus. D’une part, il relève de la littérature orale qu’on ne pourra pas comprendre dans ses fonctions primaires sans que soit prise en considération la praxis énonciative qui l’a produit. D’autre part, l’usage qu’on en fait est lié au phénomène de « hors-soi » qui est sous-jacent à l’exercice de techniques d’extase par le chaman. C’est dire que la notion de corps n’est pas basée pour nous sur une conception subjectiviste, voire idéaliste qu’on peut s’en donner. Le corps propre est une instance telle qu’elle est localisée dans le monde où elle baigne autant que par rapport à d’autres instances corporelles. En formulant les choses de la sorte, nous voulons nous rapprocher d’un certain Bakthine qui situera l’acte d’énonciation dans le terreau chronotope propre à la culture qui l’engendre. Ceci permet de voir les faits du Chamanisme dans leur dimension énonciative. Dans une telle perspective socio-sémiotique, la mise en scène rituelle du Chamanisme est à prendre dans ses deux aspects phénoménologique et axiologique. L’acte d’énonciation qui la prend en charge fonctionne comme un indice qui donne à montrer comment le sujet énonçant entre en contact dyadique avec son objet de discours à la base des expériences qu’il en a. La relation de contiguïté qui s’établit ainsi entre eux donne le soubassement phénoménologique à la mise en discours par laquelle son sujet prédique quelque chose à propos de « IL ». Elle est préalable à l’investissement d’objets-valeurs par lui. A travers le système de valeurs éthico-axiologique qu’il pose, le sujet énonçant se positionne parmi d’autres instances de religion existant dans la même sémiosphère. La situation de contact entre eux renvoie au contenu thématique de l’acte « transdiscursif ». On a affaires ici à un phénomène socio-culturel qui dépasse largement le cadre de méthodes d’analyse du discours, qu’elles soient pragmatique ou sémio-linguistique stricto-sensu. L’usage qu’on fait du langage chamanique en contact avec d’autres manifestations du même ordre laisse entendre l’organisation polyphonique du discours-énoncé qu’il produit. Envisagée sous l’angle de la sémiotique des cultures, la « mise en discours » est l’aboutissement d’une position énonciative à la fois réelle et singulière qui échappe en principe à quelque modélisation que ce soit. Ce qui importe, c’est de voir comment « l’intuition sémiotique de la collectivité, de même que sa conscience propre, doivent accepter la possibilité que des structures puissent être porteuses de signification ». L’acte d’énonciation qui repose sur la présomption de sémioticité consistera à faire appel à une série de stratégies discursives par lesquelles un groupe socio-culturel se pose comme sujet énonçant en donnant un certain degré d’achèvement à son mode d’existence de dimension éthico-axiologique. L’objet-message, « contenu » qui s’exprime ainsi à travers la mise en branle du langage constitue une unité réelle d’un genre de discours qui se relie à un des domaines des pratiques humaines qui forment ensemble la sémiotique du monde naturel propre à une aire socio-culturelle. Dans ce domaine de praxis humaine, le sujet qui l’assume est appelé à s’affronter à d’autres instances d’énonciation qui sont rétrospectivement « déjà là » et/ou prospectivement à advenir sous le contrôle de la sémiosphère qui les accueille. La structure de message ne renvoie pas seulement au référent qu’elle désigne, mais aussi et surtout à la visée intentionnelle du sujet d’énonciation qui plonge ses racines dans le processus de couplage structural entre le corps et son entour. L’intention de l’ « auteur » est à lier à cet embodiment qui advient en champ de présence. La visée discursive qui en dérive montre la relation fondamentale de contiguïté dyadique qu’il y a entre l’état d’âme et l’état de choses. Cela ne doit pas masquer le fait que ce rapport de visée implique la présence à l’autrui autant que la manière d’être au monde. Le corps se positionne par rapport à d’autres voix avant que le sujet qui s’y incarne exprime le sens de la vie en posant une « foi » sur la dimension chronotope propre à une arène polyphonique où cohabitent d’autres formes fiduciaires. En ce sens, nous proposons de rapprocher le concept sémiotique de champ de présence de la définition polyphonique de l’acte d’énonciation qui souligne la « tonalité émotionnelle » du sujet qui s’y énonce. Dans le cas du Chamanisme coréen, cela permettrait de rendre compte de la tension qui existe entre lui et d’autres formes de croyance établies comme Christianisme, Confucianisme, Bouddhisme, Taoïsme... etc.

Contrairement à ce que dit Nietzsche, la Nature ne dissimule pas la plupart des choses pour la pensée chamanique. Elles se laissent voir dans l’espace-temps du rituel chamanique pendant lequel le corps du chaman se présente comme un médiateur entre deux univers perceptiblement hétérogènes. La Culture ne se construit que par la participation divine à la vie humaine. Deux grandes catégories anthropologiques ne s’opposent pas l’une à l’autre. Elles sont deux champs de pertinence du « réel » qui entrent en rapport de complémentarité et qui sont conditionnés tous deux par le contact de l’homme avec le monde d’esprits par la médi-action corporelle du chaman.