4-2. 巫堂

L’équivalent chinois du mot chaman se décompose en deux idéogrammes 巫+堂. Celui-ci signifie /temple/, tandis que celui-là est un indice révélateur de son étymologie et de ses dérives sémantiques. Dans ce qui suit, on focalisera le regard sur son premier idéogramme. Le premier constituant du mot chinois chaman est un graphe iconique qui se prête à deux interprétations.

Selon la première, le plan d’expression du graphe est une combinaison d’un certain nombre de traits perceptifs qui sont le résultat de transformation de l’objet perçu. Grâce au modèle de perception dont dispose le lettré du système d’écriture chinois, cette combinaison de stimuli de substitution permet d’en reconnaître le signifiant. En tant que substance d’expression, le signifiant du signe iconique qu’est le premier idéogramme du mot est en rapport dyadique avec la forme gestaltique à l’égard de son objet qu’il transforme en stimulus perceptif. Quant au stimulus de perception qu’il déclenche, il est dû au processus de stabilisation du rapport entre les parties de l’objet qu’il reflète à son niveau d’organisation plastique. Le rapport méréologique de l’objet qui se détermine intensionnellement dans la structure du signe graphique renvoie extensionnellement à l’allure de celui qui danse en habit à larges manches flottantes. C’est le sens étymologique du mot de chaman en chinois.

Entre deux registres de la réalité, idéographique et référentiel, existe donc un rapport de proportionnalité dyadique. Dyadique dans la mesure où le formant plastique qui contribue à la substance d’expression du signe iconique évoque sans médiation symbolique au sens de Peirce une relation des parties de son objet. En ce sens, le premier idéogramme du mot de chaman s’avère un signe diagrammatique. Sur le plan plastique du diagramme, il donne à voir de pures qualités eidétiques qui représentent immédiatement la configuration de la danse chamanique.

Dès lors que la matière du graphe iconique franchit le point catastrophe (Eco), il devient apte à recevoir du sens que son lecteur articulera dorénavant sur son plan de contenu et cela en référence au modèle sémantique permettant d’en sélectionner des traits pertinents à sa culture. A ce moment de passage-limite du point critique de perception, le niveau plastique du signe accède au statut de formant figuratif proprement dit et la notion de seuil perceptif qui s’en dégage ne manque pas d’évoquer celle de perception sémantique. Les caractères perceptibles qui relèvent du niveau plastique du graphe iconique se combinent pour former une figure ou plutôt la configuration /danse chamanique/. Passée à la grille de lecture socio-culturelle, cette configuration se trouve alors corrélée à une unité de sens culturellement construite et qui en est le sens figuré. Cette unité culturelle se paraphrase par une glose comme /celui qui fait amuser les esprits en dansant/.

D’après la seconde interprétation que l’on donne au premier idéogramme du mot chinois de chaman, il se décompose en des unités plus petites, /工/ et /人/. Cependant elles ne sont pas dépourvues de sens. En effet, elles sont des signes minimaux équivalents d’unités linguistiques de première articulation comme morphème ou monème. L’une d’entre elles, /人/, veut dire ‘homme’. Le plan d’expression du signe minimal est composé de deux lignes courbes qui s’appuient l’une contre l’autre. Sans l’une, l’autre ne peut se tenir debout. Ces traits sont de véritables unités distinctives que l’on peut appeler figures (ou graphèmes). La configuration idéographique qui résulte de leur combinaison renvoie ainsi à l’idée d’interdépendance entre hommes sur son corrélat de contenu. Dans ce contexte de construction lexico-métrique du mot composé , la juxtaposition de deux occurrences du même signe minimal signifiant ‘homme’ représente l’idée du pluriel et du ‘monde entier’ par hypertrophie.

En ce qui concerne le deuxième signe minimal constitutif de la lexie de chaman, il a pour graphèmes trois lignes droites, deux horizontales, l’une verticale. La ligne horizontale supérieure renvoie à l’idée du ciel en haut et l’inférieure à celle de la terre en bas. La figure /verticalité/, quant à elle, est un trait qui tient lieu de quelque chose de liant dans ce contexte de construction idéographique. Dans l’imaginaire chamanique, ce quelque chose renvoie à un Arbre Cosmique situé au centre du monde et qui lie la terre au ciel.

Résumons ce qui vient d’être dit au niveau des constituants du premier idéogramme de la lexie de chaman en chinois. Pour ce faire, on se servira de la terminologie de la multimodalité de Pascal Vaillant. L’ensemble des graphèmes (traits courbes et droits) qui le composent sont des figures dépourvues de signification en elles-mêmes. Elles se combinent les unes avec les autres sur des espaces, tantôt intérieur (lieu de seconde articulation), tantôt extérieur (génération de signes minimaux), ces espaces étant régis par les règles morpho-syntaxiques du chinois écrit. Il existe la notion de concaténation que l’on trouve dans la grammaire de l’écriture chinoise. Mais elle ne correspond pas à la linéarité d’unités qui se succéderaient sur l’axe horizontal du temps de prononciation. C’est plutôt l’opération entaxique qui conviendrait mieux, à condition qu’il y ait un ordre selon lequel elles se disposent sur l’espace topologique à caractère plus ou moins tabulaire. La combinaison des figures qui se fait dans un espace intérieur donne lieu à deux signes minimaux. A leur tour ces derniers s’associent sur un espace extérieur pour former la lexie composée et on peut en traduire la configuration idéographique globalement par /condition de l’homme sur la terre/. C’est un autre sens qu’on donne au mot de chaman en chinois.