5. dimension figurative du mot de chaman

Une fois mises à jour les acceptions du mot de chaman attestées en trois langues concernées, on procédera à son analyse narrativo-tensive de la manière suivante : dans un premier temps, on essayera de dresser un répertoire de formants figuratifs à partir de ses six acceptions. Dans un deuxième temps, ils seront recomposés en un dispositif sémio-narratif dont le centre organisateur ressortit au champ de présence qui lui donne forme tensive.

En prenant en survol les acceptions qu’on trouve interculturellement sur le plan de contenu du mot de chaman, on se rend compte qu’il y a un certain nombre de procès qui s’y impliquent. Ils sont de nature à informer sur la structure prédicative (qualitative et fonctionnelle) d’un individu ou plus précisément d’une classe d’individus qu’il désigne. Le niveau conceptuel de l’anthroponyme se trouve ici contraint par son organisation sémantique qui permet de prédiquer sur le plan référentiel. Un objet du monde perçu, à titre d’unité culturelle de sens, est à filtrer à travers la grille de contraintes sémiotiques imposées par la langue qui le découpe sémantiquement comme tel. La forme perceptive de celui-là se trouve ainsi médiatisée et mise en rapport de détermination avec le pouvoir de catégorisation de celle-ci par le truchement d’opérations comme perception sémantique. Envisagé selon une problématique de la référence, le concept de perception sémantique rend compte de la manière dont le sujet d’énonciation entre en couplage avec son entour en balayant les informations perceptives qu’il en reçoit. En ce sens l’acte d’énonciation est lié au traitement d’informations perceptives dans la dynamique de couplage structural propre à une aire socio-culturelle. La structure prédicative de la classe de figures du monde mise en référenciation par le mot de chaman, nous la formulerons comme ceci :

[F (A1, A2, A3...An)]

F : fonction prédicative,

A : Arguments de F.

Les procès qui occupent la place de fonction prédicative appartiennent à deux ordres d’énoncé élémentaire, avec cette possibilité qu’ils puissent être surdéterminés modalement : énoncés d’action (faire) et énoncés de qualification (état). Le noyau de la structure prédicative se prête à l’extension conceptuelle de second degré comme les indicateurs spatio-temporels et les attitudes propositionnelle du sujet de parole. On voit donc que les arguments n’en sont pas tous sur le même pied d’égalité et que chacun peut s’engendrer sur des branches hiérarchiquement inférieures. Commençons par des déterminants circonstanciels. En termes de grammaire casuelle, on trouve deux cas, datif (/lieu de prière/) et instrumental (/vêtement à larges manches/). On en déduira des figures comme /site/ et /prothèse vestimentaire/. Regardons ensuite les énoncés de faire qui relèvent du noyau prédicatif. On y trouvera les procès impliqués dans des verbes de nature pragmatique comme ‘danser’, ‘égayer’ et ‘prier’. On les voit modalisés par /savoir-faire/ (/celui qui sait/). Les contenus propositionnels qui s’expriment par les actes de type pragmatique sont ainsi surdéterminés par la modalité épistémique. De là vient un squelette modal qui fait que les énoncés de faire sont affectés d’un mode d’être du sujet compétent actualisé par la conjonction avec l’objet modal /savoir-faire/. La modalisation des verbes de type pragmatique montre une relation de présupposition qui existe entre deux moments sémio-narratifs de la praxis humaine : l’acquisition d’objets modaux en Compétence et leur mobilisation en Performance. L’entité qui apparaît comme le lieu de programmation d’action occupe l’une des positions d’arguments dans la structure prédicative du lexème chaman, tandis que l’objet modal prend la place de fonction prédicative. Du point de vue subjectal, c’est l’état d’âme du sujet compétent qui est visé par l’acte de prédication sous-jacent à l’organisation sémantique interculturelle du mot chaman. Par rapport à la visée de l’acte de prédication, on notera que le mode d’être actualisé du sujet se manifeste en surface par deux verbes de perception (‘voir’) et de cognition (‘savoir’). Le contrôle maîtrisé du champ visuel s’identifie ici à la conjonction de l’objet modal d’ordre épistémique avec le sujet dans sa constitution identitaire actualisée. L’acquisition de l’objet modal passe par la capacité de « voir juste » qui est caractéristique de la personnalité du chaman.

A titre d’illustration du rapport entre visuel et visible, on se permettra de rapporter le mode de représentation visuelle en vigueur dans le Chamanisme sud-coréen. On n’y trouvera pas de statue concernant l’iconographie divine. La modalité de présentation sémiotique recourt exclusivement au type de support bi-dimensionnel comme tableau sans cadre. Il s’agit de portraits en pied ou en buste (voir les photos ci-dessous).

Le plan de représentation n’est pas organisé en termes de perspective cavalière. Il n’y a pas de point de fuite. C’est comme si la position de l’observateur était dissoute dans le flux d’énergie qui anime la surface du tableau. C’est seulement l’échelle de grandeur qui permet de l’articuler en première scène et en arrière-plan. Mais elle n’obéit pas à la géométrie euclidienne. C’est plutôt la valeur empathique qui l’emporte. La modalité de perception qui s’y mobilise repose ainsi sur une « cartographie » subjectale qui dispose le plan de signe visuel selon le degré de tonalité émotionnelle. La bi-dimensionnalité qui caractérise le mode de représentation visuelle en Chamanisme sud-coréen semble entraîner, d’un point de vue de la réception, un corrélat psychologique du mécanisme interprétatif d’afférence. Cet aspect cognitif de l’acte interprétatif contribue en parallèle à produire l’effet d’impression référentielle à l’égard du monde chamanique. On note que la structure prédicative du mot chaman a pour but d’en instaurer le simulacre. Du point de vue phéno-physique, le guidage du flux de conscience qui s’opère dans ce genre de modes de représentation visuelle renvoie au double mouvement de visée et saisie qui lie l’observateur effacé au monde d’entités spirituelles dans la dynamique de couplage structural. Le phénomène de hors-soi (ex-tase) devient ici un facteur important pour le centre organisateur qui contrôle la morphologie de l’espace de référence où il prend sens. Grâce à la modulation qu’il y introduit, le centre de traitement de la masse phorique se transformera en un champ de présence articulé en profondeur tensive et dans lequel les figures du monde sensible apparaissent dans leurs rapports au sujet de perception. Le sujet tensif qui occupe le centre du champ de présence ainsi modulé projette son imaginaire passionnel sur la modalisation actualisée de l’actant transformateur, en l’occurrence le sujet compétent. On a vu ci-dessus que le verbe de perception (voir) s’associait à celui de cognition (savoir) pour former le volet épistémique du mode d’être du sujet actualisé. Maintenant on pourra préciser les choses en disant que la tonalité émotionnelle qui affecte deux échelles du champ de présence extense et intense est ce qui fonde l’espace bi-dimensionnel de représentation visuelle en vigueur en Chamanisme sud-coréen.

Après le constat de l’équivalence fonctionnelle (ou modale) entre la vision et le savoir et du centre d’organisation qui en procède, revenons à la structure prédicative du mot de chaman. Auparavant il s’agissait de mettre à jour les procès impliqués dans la catégorie d’énoncés de faire comme ‘danser’, ‘égayer’ et ‘prier’. On en déduira les figures suivantes : /vision/, /adonique/, /sacré/. En regardant maintenant ce qu’il y a dans la catégorie d’énoncés d’état, on y trouve une seule variable traduisible en termes sémio-narratifs par la glorification (/condition de l’existence humaine/). D’où une autre figure /vie/. Elle nous renvoie ainsi devant un acte de jugement véridictoire à l’égard du mode d’être du sujet affecté par le faire chamanique. La visée de programmation de l’activité chamanique est de transformer un état de choses à un autre avec intervention des esprits qui contraignent à certains égards la forme de vie de l’homme. L’objet-valeur qui s’y met en jeu donne matière à l’acte de jugement de la part du destinateur-judicateur qui s’identifie pour nous au sujet collectif participant de la praxis de ce genre. Le pôle /paraître/ du carré véridictoire rend compte de l’aspect terminatif de la performance de rituel chamanique et le mode d’existence qu’elle affecte entre en rapport de miroir avec le système de valeurs au nom duquel elle a été réalisée. L’axiologie du manipulateur va de pair avec la reconnaissance de l’existence modale d’ordre véridictoire (état d’âme et état de choses) par l’évaluateur. Le pôle /être/ de la modalité véridictoire, quant à lui, est au croisement de ces deux actes factitif et interprétatif. La véridiction /être-être/ qui en résulte n’est rien d’autre que du réel intersubjectivement ciselé et aussi bon à maintenir que les autres. La Sanction qu’on peut trouver ainsi sur le plan de contenu de l’énoncé élémentaire d’état (/condition de l’existence humaine/) donne à voir des habitudes interprétatives (ou l’interprétant final) qui consistent à dialectiser deux termes du carré véridictoire à la base de la modalité présentationnelle /apparaître/ (interprétant émotionnel). Ainsi le soubassement sensible de l’acte de jugement laisse-t-il entrevoir la manière dont les acteurs qui s’y engagent enactivent corporellement le simulacre imaginaire en devenir. A ce propos, la figure /vision/ nous apprend déjà comment l’expérience du corps en état d’extase est régulatrice de la morpho-dynamique de l’espace de référence chamanique. Sous le contrôle de cet espace externe, les objets du monde se présentent dans la conscience du sujet de la praxis énonciative de manière à montrer comment il soumet à l’épreuve glorifiante la performance accomplie en l’espace structural interne du rituel chamanique. A ce titre, le sujet de la praxis énonciative est comme un sujet tensif face au flux de perception. La figure dont il est question s’avère maintenant appartenir à une classe sémique de dimension extéroceptive et elle peut être mise en isomorphisme structural avec le plan d’expression de l’entour du chaman peuplé d’objets perçus. La valeur qui s’investit dans l’objet-message circulant entre divers sujets participant au rituel chamanique acquiert, dans la perspective morpho-dynamique du sens, une fonction phéno-physique (ou tensive) caractéristique de la morphologie de leur environnement socio-culturel. La fonction tensive qui en est l’un des facteurs du contrôle catastrophique consiste en parallèle à moduler leur vécu corporel sur l’échelle d’intensité perceptive mise en profondeur dans le champ de présence où ils baignent. En ce sens, l’objet-message qui n’est que le véhicule d’une axiologie devient dépendant de valences caractéristiques de l’instance qui contrôle l’espace culturel où elle prend sens. La présomption de sémioticité que les actants postulent en assumant des performances d’ordre magico-rituel est ce qui se laisse entendre dans la figure /vie/ déduite du sémantisme /reconnaissance/ inhérent à la catégorie d’énoncé d’état (/condition de l’existence humaine/), cette catégorie sémantique étant à sont tour constitutive de la structure prédicative du mot de chaman.